Internet et l’Afrique - Un univers où les collectivités s’approprient l’espace numérique, avec un internaute par 150 habitants, le retard africain est énorme
dimanche 9 juin 2002
Les pessimistes estiment que le retard économique, voire politique, du continent africain se répercute aussi dans l’aire des technologies de l’information et de la communication. Les moins alarmistes mettent en avant les immenses promesses des TIC (technologies de l’information et des communications) et les opportunités qu’elles offrent pour raccourcir la longue route du développement. Au vu de la vitalité des usages de l’Internet en Afrique, il y a beaucoup plus de raisons d’espérer que de désespérer. Un tel positivisme ne doit pas occulter les efforts à déployer pour que l’Internet, loin de constituer un gadget de plus propre à divertir de l’essentiel — la recherche du développement —, soit un allié pour son accomplissement.
Dakar — Rappelons brièvement quelques chiffres. L’Afrique compte aujourd’hui plus de 5 millions d’internautes pour 750 millions d’habitants. Avec un internaute pour 150 habitants, elle est loin de la moyenne mondiale (1 pour 15) et demeure encore l’une des zones les moins connectées de la planète. On estime à seulement 1,3 million le nombre d’Africains abonnés à un fournisseur d’accès à Internet (FAI). Le plus grave est que ces chiffres cachent mal les énormes disparités internes au continent noir : ainsi 57 % des abonnés aux FAI résident en Afrique du Sud, pays regroupant aussi la plupart des internautes (plus de 2 500 000), les autres « grands » pays d’Internet étant l’Égypte (560 000 internautes), la Tunisie (350 000), le Maroc (500 000) et l’Algérie (180 000). Une autre disparité dont il faut tenir compte concerne l’Afrique du Sud même, où la « fracture numérique » entre Noirs et Blancs est démesurée, comme le prouve cette seule statistique : 85 % des internautes y sont Blancs.
En dépit de ces disparités, il faut savoir que tous les 54 pays africains disposent aujourd’hui d’un accès à Internet, même si là aussi la qualité de cet accès, tributaire entre autres de l’état des télécommunications, demeure très variable, allant de moins de 500 kilobits (Sierra Leone, Togo, Niger, Guinée-Bissau, etc.) à 42 mégabits (Sénégal, mais bientôt 100 mégabits), 136 mégabits (Maroc, bientôt 300 mégabits) ou 400 mégabits (Afrique du Sud).
Africa Online
De nombreux exemples indiquent que les Africains se sont réellement appropriés l’Internet. Ils développent même des usages inédits, dictés par le contexte. Si, en Europe et en Amérique, l’ordinateur reste individuel et personnel, en Afrique, grâce aux cybercentres et aux cybercafés, devenus presque chose ordinaire dans les grandes villes, l’ordinateur, loin d’être individuel, devient « social » et « communautaire ». Au Sénégal par exemple, où s’est implanté dès 1996 le premier cybercafé de l’Afrique de l’Ouest [1], le nombre de cybercentres ne cesse d’augmenter jusque dans les quartiers les plus populaires. Beaucoup de capitales africaines sont peuplées d’une multitude de ces lieux publics d’accès au réseau mondial. Africa Online, le plus important FAI du continent, a initié, à travers ses centres « e-touch », de nombreux cybercentres, principalement dans les pays anglophones.
Cependant, les usages des nouvelles technologies vont bien au-delà des cybercentres où les Africains font essentiellement du courrier électronique, du clavardage et de la recherche d’informations sur le Web. À Dakar, la société Manobi a lancé au premier trimestre de cette année la première utilisation du WAP au Sénégal, et peut-être en Afrique de l’Ouest, en direction desÉ paysans ! Grâce à la plateforme qu’elle a développée et abritée au Technopôle de Dakar, des ruraux (horticulteurs, mareyeurs et pêcheurs) ont désormais, à partir de leur téléphone portable et d’un abonnement au service, la possibilité de consulter les prix en temps réel des fruits, légumes et produits halieutiques de la plupart des marchés de Dakar. Du reste, nous avait confié l’une des utilisatrices de ce service, « avec mon portable, je navigue sur les marchés de Dakar pour m’informer sur les prix ; ensuite je vérifie dans quel marché il y a le prix le plus bas pour aller y prendre mes produits à transformer ». Cette présidente de l’Association des femmes ouvrières de Sébikhotane (un village à 45 km de Dakar), qui s’occupe de la transformation de fruits et légumes, n’avait jamais manipulé le moindre portable auparavant, encore moins l’Internet et le WAP. Pour mettre à jour ses données, Manobi se sert de collecteurs qui sillonnent tous les jours les marchés dakarois, s’informent sur les prix et entrent, via leur téléphone mobile, les données qui sont disponibles via Internet sur PC, Pocket PC et téléphone portable.
Afrique câblée
La récente actualité des TIC en Afrique porte vers l’optimisme. Le 28 mai 2002 a été inauguré à Dakar le premier câble numérique sous-marin reliant le sud au nord. D’une longueur de 28 800 km, le SAT3/WASC/Safe traverse les cinq continents pour la bagatelle de 716 millions $US, dont 330 millions proviennent de la douzaine de pays africains ayant participé à son financement. Au total, 36 opérateurs de 32 pays sont partie prenante de cette réalisation, qui va avoir des incidences évidentes sur les coûts des communications et de l’Internet en Afrique. De par sa capacité d’abord de 120 gigabits (la bande passante actuelle de l’Afrique tous pays confondus, tourne autour d’un gigabit), le SAT3 devrait provoquer une baisse sensible des communications dans les pays impliqués, aussi bien pour les appels nationaux qu’internationaux, estiment les spécialistes. Mais surtout, une bonne partie des revenus issus des communications internationales générées en Afrique resteront en Afrique alors qu’aujourd’hui, seuls 20 % des 300 millions $US générés par ces appels demeurent sur place, comme l’a rappelé, lors de l’inauguration du câble, le président du comité directeur de la société sud-africaine Telkom, Sizwe Nxasana.
Pour mieux maîtriser cependant les évolutions des TIC, l’Afrique devra prendre garde à ne pas se contenter d’être simple consommatrice de technologies et de contenus Web. Certes, les contenus africains se développent, mais la « bataille des contenus » est loin d’être gagnée, car le fossé est encore immense au détriment du continent noir. De passage à Dakar, un jeune chercheur français en TIC nous disait récemment avoir été frappé par le fait que la plupart des Sénégalais « surfaient » essentiellement dans des sites non africains. Pourtant, dès 1980, bien avant la vulgarisation d’Internet, l’ancien chef de l’État sénégalais, Léopold Sédar Senghor, dans un texte prémonitoire, parlait de la nécessité de créer « une base de données culturelles, techniques et économiques au service du développement des pays africains [qui doit contenir] une majorité de documents non écrits, sonores, musicaux, graphiques, photographiques ou cinématographiques » et dont l’accès devait être assuré « par un satellite de communication bien placé ».
Acteurs de technologies
Mais il faut aussi que les Africains deviennent des « acteurs de technologies ». Qu’ils développent de manière plus résolue des programmes, des logiciels et des techniques, voire des machines, aptes à imprimer des évolutions notables aux nouvelles technologies. Un exemple nous vient de l’Inde qui a conçu (matériel et logiciels) le Simputer, sorte de Pocket PC amélioré, baptisé « ordinateur des pauvres » à cause de son faible coût et de sa facilité d’utilisation. Excepté peut-être l’Afrique du Sud, la plupart des pays africains ont encore trop tendance à ne même pas rêver d’autre chose que de la consommation des TIC. L’acquisition d’un satellite et la création d’une agence spatiale africaine, comme le préconise Cheick Modibo Diarra, le scientifique malien de la NASA aujourd’hui président de l’Université virtuelle africaine de la Banque mondiale, aideraient probablement vers des avancées. Pour Diarra, en effet, « cela permettrait de communiquer librement à travers Internet, rendrait pérenne et solide la recherche scientifique [pas seulement dans les nouvelles technologies] et donnerait un ballon d’oxygène à nos entreprises qui déboursent actuellement des sommes folles pour essayer de communiquer ».
Lorsque l’on parle de développement des TIC en Afrique, il faut aussi, à notre sens, considérer certains points d’importance. Premièrement, la nécessité d’accélérer les efforts d’alphabétisation. Avoir un minimum d’instruction est la première véritable condition pour bien profiter de ces technologies. Deuxièmement, la nécessité de connecter certes les écoles, les lycées et les universités, mais surtout d’intégrer l’informatique (ou ses usages) en tant que matière à part entière (comme les maths, la géographie, etc.) dans les programmes scolaires et ce, dès l’école primaire. C’est là l’unique moyen de permettre à la jeunesse africaine d’acquérir une « culture informatique » dans un monde de plus en plus « numérique ».
Il est vrai que le Nepad (Nouveau plan de développement de l’Afrique), dans son volet TIC, aborde le sujet avec son intention affichée de « travailler à l’amélioration du développement des filières, de la qualité de l’enseignement et de l’accès aux TIC » et de « mettre sur pied une « task force » pour accélérer l’introduction des TIC dans les écoles primaires ». Ses objectifs visent aussi, entre autres, à rehausser la télédensité en Afrique pour l’amener d’ici 2005 à deux lignes pour 100 habitants, à développer et produire une masse critique de jeunes et d’étudiants capables d’utiliser les TIC et dont l’Afrique pourra tirer des ingénieurs, des programmeurs et des développeurs de logiciels. Le simple fait que les TIC soient considérées comme la deuxième priorité parmi les actions du Nepad montre leur importance pour l’Afrique qui, dans trois ans, atteindra 20 millions d’internautes, comme le rappelle le Ghanéen-Américain John Sarpong, directeur d’Africast aux États-Unis, pour qui « Internet est une nécessité pour l’Afrique, notre meilleur espoir pour enfin réaliser l’intégration économique du continent noir ».
Alain Just Coly
(Source : Le Devoir 8-9 juin 2002)
[1] Le Métissacana, premier cybercafé du Sénégal et de l’Afrique de l’Ouest, créé dès 1996, a annoncé au mois de mai dernier sa décision d’arrêter ses activités Internet au Sénégal, après que la Sonatel, seul opérateur sénégalais ayant un accès à la tête de réseau internationale, lui ait suspendu sa ligne spécialisée pour la troisième fois suite à un défaut de paiement d’arriérés de plusieurs dizaines de millions de FCFA. (1 $US = 725 FCFA)