Internet et droits d’auteur : Débats autour des problèmes de piraterie et de contrefaçon
samedi 17 juillet 2004
Les problèmes liés à piraterie et à la contrefaçon ne sont pas simples, comme on a pu le constater le 29 juin dernier, à la faveur d’une conférence, sous l’égide de l’Agence universitaire de la francophone, donnée par l’expert français, M. Philippe Chantepie, en poste au ministère français de la Culture, et Mme Abibatou Diabé Siby. Avec pour thème « la propriété littéraire et artistique et l’internet : droits applicables, mesures techniques, lutte contre la contrefaçon », cette rencontre a révélé diverses facettes de la piraterie et des droits de propriété intellectuelle mis en exergue, aussi bien par les conférenciers que lors des débats.
Au Sénégal, comme ailleurs en Afrique, les problèmes liés à la piraterie sont persistants. Pourtant, l’actuelle directrice du Bureau sénégalais du droit d’auteur (BSDA), Mme Abibatou Diabé Siby se bat comme une « lionne » - c’est ainsi que l’a qualifiée le modérateur du débat, M. Babacar Diop Buuba, maître de conférences à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar et président du CONGAD. Selon Mme Siby, pour bien gérer les droits d’auteur, « il ne suffit plus d’être un gestionnaire de droits, il faut en plus avoir l’expertise technique nécessaire pour pouvoir assurer un rôle de veille ». C’est là qu’intervient la nécessité d’utiliser toute la palette des technologies modernes, que ce soit l’Internet ou les divers procédés de sécurisation des biens culturels. Le BSDA a ainsi initié depuis quelques années, avec l’appui d’une entreprise allemande, des actions de sécurisation holographique des productions musicales (principaux produits sur lesquels s’exerce la fraude) avec ces autocollants - les hologrammes - apposés aujourd’hui sur les cassettes produites au Sénégal. Le niveau de complexification de ces hologrammes est tel, a affirmé la directrice du BSDA, qu’il est « quasi-impossible de les contrefaire ». Une telle sécurisation, grâce à un numéro séquentiel partie intégrante de l’hologramme, permet aussi la traçabilité des cassettes. Résultat, explique la directrice du BSDA, « de 130.000 exemplaires par an, nous sommes passés à 1.210.000 exemplaires la première année ».
DEPASSES ET IMPUISSANTS
Pourtant, reconnaît Mme Siby, après une certaine euphorie dans la lutte contre la piraterie, celle-ci semble avoir repris du poil de la bête. « Nous avons eu des difficultés qui ont un peu compromis [notre] efficacité », a-t-elle expliqué. Parmi ces difficultés, « une forte incompréhension, à un moment donné, entre le BSDA et la tutelle [le ministère de la Culture] tant et si bien que cela a eu des incidences sur la poursuite de la campagne de lutte contre les atteintes aux droits. Et lorsque les producteurs crient pour dire que la piraterie est revenue à nouveau, ils ont raison ». Il faut bien relever aussi, ici, que les multiples remaniements ministériels - avec tous ceux qui se sont succédé au département de la culture en quatre ans seulement - n’ont pas arrangé pas les choses. Pour réussir, en effet, « il faudrait que les autorités politiques expriment d’une manière très claire leur volonté de lutter contre les cas d’atteinte au droit », car « sans volonté politique, on ne peut absolument rien faire ». La directrice du BSDA s’est déclarée cependant rassurée par la disponibilité de la nouvelle ministre de la Culture, Mme Safiétou Ndiaye Diop, en qui elle « [sent] une certaine force et une certaine détermination à aller de l’avant », notamment pour avoir déclaré dans la presse « sans aucune espèce d’ambiguïté » sa volonté de combattre les contrefacteurs.
Mais si la piraterie prospère encore au Sénégal, cela s’explique en grande partie par l’environnement institutionnel. Les sanctions manquent de caractère dissuasif, selon la directrice du BSDA. Si l’expert français M. Chantepie a, lui, estimé que certaines peines - comme la peine de mort en Chine et en Thaïlande - ne sont pas crédibles pour enrayer la contrefaçon, Mme Siby arrive finalement à la même conclusion à partir d’un pôle contraire : au Sénégal, des sanctions trop légères et des textes plutôt imprécis font que les contrefacteurs préfèrent payer les maigres amendes exigées, quand elles le sont (un maximum de 300.000 F CFA) et recommencer des forfaits qui peuvent leur rapporter des dizaines de millions de francs par opération.
SPECIALISTE DES BAINOUCKS
Sur un autre plan, Mme Siby déplore aussi « la perméabilité des frontières » : beaucoup de produits pirates, dit-elle, nous viennent de pays voisins, comme le Nigéria « qui n’a pas de législation sur le droit d’auteur et qui abrite des industries fortement équipées qui fabriquent n’importe quel support [cassettes, DVD, etc.] injectés sur le territoire sénégalais » (et, d’une manière générale, peut-on dire, africain). Au plan local, il y a naturellement la piraterie numérique avec son lot de spécialistes impénitents de la gravure de CD qui font l’objet d’une « lutte sans merci du BSDA ». Et si on ajoute à cela le manque de formation, parfois, de ceux qui doivent lutter contre la piraterie sur les réseaux, on comprend que les services du BSDA se sentent « dépassés, débordés, submergés [et] impuissants ».
Pour enrayer le fléau, Mme Siby prône une plus grande concertation des pays africains. « Aucun Etat pris isolément, dit-elle, ne peut venir à bout de la piraterie ni de la contrefaçon. Il faut internationaliser les méthodes de lutte et de plus en plus former des coalitions et aller vers l’institution d’observatoires pour voir quels sont les pays de droit et [les pays] de non droit ». Un cadre régional, notamment l’Union africaine, serait l’idéal. En attendant, sur le plan national, la directrice du BSDA se dit optimiste quant à la prochaine adoption d’une nouvelle législation apte à mieux encadrer les actions de l’organisme chargé du droit d’auteur. Ainsi, la nécessaire mise à niveau de la loi 73-52 sur les droits d’auteur va aussi « permettre à notre pays de se doter d’une législation suffisamment moderne sur les droits voisins ». C’est important, estime Mme Siby, « d’autant plus que les enjeux économiques sont tellement énormes que, pendant que nous nous organisons pour les mettre hors d’état de nuire, eux aussi ils s’organisent pour faire face. Et le rapport de force n’est pas toujours équitable ». Mais aujourd’hui, affirme-t-elle, plutôt optimiste, « après un certain moment et une certaine léthargie, nous avons repris et nous nous sentons appuyés ».
Mais si la piraterie et la contrefaçon sont des fléaux reconnus et réprouvés, certains contextes conduisent à relativiser les faits. Parfois, certaines forme de piratage peuvent être le fait de gens du Nord au détriment de ceux du Sud. C’est Olivier Sagna, responsable du campus numérique francophone, qui a illustré cette réalité, en décrivant le processus qui amène certains scientifiques du Nord à devenir des experts de l’Afrique. Voici donc des étudiants africains qui « vont dans leurs villages, qui font par exemple un travail sur les Baïnoucks. Dans une langue très peu parlée, ils arrivent à obtenir des informations quasiment inaccessibles au reste du monde. Ces informations sont mises dans un mémoire de maîtrise qui dort dans la bibliothèque poussiéreuse du département d’histoire de l’Université. Et puis arrive un jour, d’Europe ou des Etats-Unis, un historien, un africaniste. Dans la bibliothèque, il récupère des informations de première main, les intègre dans un travail, et le voilà devenu spécialiste international des Baïnoucks sans jamais avoir mis les pieds dans un village baïnouck ! ». Où l’on voit que la piraterie peut prendre plusieurs formes.
ZERO FRANC LE LOGICIEL
L’expert français Philippe Chantepie explique aussi, à partir d’exemples tirés de ce qui se passe dans l’univers des Nouvelles technologies, pourquoi il faut relativiser la piraterie. Selon lui, « il y a une vraie volonté cynique de détenir les droits de propriété intellectuelle ». Et de souligner les « ambiguïtés » de la stratégie des multinationales informatiques. L’exemple est tiré du processus de vente des logiciels. Si les coûts de leur développement peuvent être relativement élevés, au moment de l’exploitation, explique-t-il, « comme on est sur la distribution numérique, le coût du logiciel va tendre vers zéro. C’est vendu cher pour les 50 premiers millions du nouveau système d’exploitation ou du nouveau logiciel de dessin, peu importe, mais en réalité à 50 millions + 1 il ne coûte pas plus cher ». Pour M. Chantepie, c’est n’est donc « absolument pas gênant que ces logiciels soient largement piratés dans des pays qui, de toutes façons, ne les auraient pas achetés » du fait de l’insolvabilité de leurs marchés. Sa conclusion est qu’« il y a une très forte discrimination des prix sur les biens informationnels une fois qu’ils ont été produits » et que, par conséquent, il faudrait nuancer les problèmes de piraterie tels qu’ils sont présentés en Occident. « Ça ne met pas en difficulté, autant qu’on veut bien le faire croire, les industries numériques qui savent très bien que le produit supplémentaire est égal à zéro en termes de coût. » Certains estiment même que les multinationales informatiques laissent exprès se développer la piratage en tant que moyen peu cher de pénétrer les marchés (ça ne leur coûte rien, étant donné qu’au-delà d’un certain nombre de logiciels vendus, c’est 0 franc le logiciel supplémentaire). A la limite, explique, Philippe Chantepie, et les multinationales le savent, « plus [un logiciel] est piraté, plus le marché est pénétré facilement ». Et lorsque le besoin est créé, il est ensuite plus facile de vendre d’autres programmes dépendants.
Voilà sans doute pourquoi le modérateur des débats, M. Babacar Diop Buuba, a parlé, entre autres, d’éthique. Est-il normal de donner de l’appétit à des consommateurs (logiciels et services gratuits pendant un certain temps ou laisser-faire sur le piratage), puis de demander, après, de payer ? Cela, dit-il, pose des « problèmes juridiques », et même « des problèmes psychiques ». D’autres difficultés sont impliquées par la protection des biens numériques par zones géographiques par rapport aux problèmes de circulation des biens qu’induisent la mondialisation et les accords de l’OMC, sans compter toutes les questions complexes sur les droits et les brevets liés aux médicaments (génériques, anti-rétroviraux, etc.).
Tout cela est tellement vrai que certains pays asiatiques, la Chine et l’Inde, ont décidé, en 2003 de développer leur propre système d’exploitation, pour remplacer Windows, voire de produire leur propre format de DVD, histoire de ne pas continuer à payer, par le truchement des droits de propriété, des royalties aux sociétés occidentales, et principalement américaines. Si, comme l’a martelé Philippe Chantepie, la croissance économique va de plus en plus être fondée sur la propriété intellectuelle (brevets, marques, propriété littéraire et artistique), on comprend mieux la position de ces pays.
ALAIN JUST COLY
aljust@aljust.net
(Source : Le Soleil 17 juillet 2004)