Pendant des années, l’Afrique n’a eu qu’un lien très ténu avec Internet : un seul câble sous-marin, le South Atlantic 3 (SAT-3), reliait le sud de l’Europe à l’ouest du continent africain. Sept ans plus tard, de nombreux projets ont été lancés, avec la promesse d’une augmentation significative des débits pour les usagers. Depuis 2009, le câble de fibre optique Eastern Africa Submarine Cable System (EASSy), long de 10 000 kilomètres, alimente la côte est africaine. Et deux gros projets, le Globacom-1 et le MainOne, desservent désormais l’ouest du continent, jusqu’à Lagos, au Nigeria. D’autres, comme le West African Cable System (WACS) ou l’Africa Coast to Europe (ACE), devraient également être opérationnels en 2012.
« Depuis 2009, le paysage de la connexion du continent au reste du monde est en train de changer radicalement, à tel point que l’on se demande si on ne passe pas d’un extrême à l’autre, d’une situation de pénurie à une situation de surcapacité en ce qui concerne les câbles à fibre optique », analyse Annie Chéneau-Loquay, directrice de recherche au CNRS, dans une étude intitulée L’Afrique au seuil de la révolution des télécommunications.
La somme totale des débits disponible va en effet passer de 340 gigabits par seconde à plus de 20 térabits par seconde, soit soixante fois plus. « L’Afrique a toujours été sevrée en débit, en raison du manque d’infrastructure adéquate. La plupart des communications se faisaient par connexions satellitaires extrêmement onéreuses, et le fait que SAT-3 était le seul câble sous-marin en place faisait que les prix de bande passante sont restés très élevés », estime Boubakar Barry, enseignant-chercheur à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar (Sénégal).
L’augmentation du nombre de câbles en Afrique se traduit logiquement par une hausse des investissements dans la région. Pour financer tous ces récents projets, plus de 2,6 milliards de dollars (1,95 milliard d’euros) vont ou ont été investis, essentiellement par des opérateurs de télécommunications. C’est le cas, par exemple, de l’ACE, un projet de 700 millions de dollars (530 millions d’euros) notamment financé par un consortium mené par France Télécom Orange et comprenant plusieurs de ses filiales africaines. Propriété d’un consortium incluant des banques nigérianes et des investisseurs sud-africains, le MainOne, qui ne compte aucun opérateur parmi ses investisseurs, fait pour sa part figure d’exception.
Mais ces nouveaux liens et ces récents investissements résorbent-ils la fracture numérique africaine ? De l’explosion d’Internet à la fin des années 1990 à nos jours, l’Afrique accuse toujours un important retard par rapport aux autres continents. L’Union internationale des télécommunications (UIT), l’agence spécialisée desNations Unies, estime qu’en 2010, seuls 77 millions d’Africains, soit seulement 9,6 % de la population du continent, ont eu accès à Internet depuis leur ordinateur. La croissance est malgré tout importante, car il n’y avait, en 2007, que 27 millions d’internautes africains. En 2009, seules la Tunisie, le Maroc, l’Egypte et le Nigeria affichent des moyennes d’internautes largement supérieures à cette faible moyenne continentale. Mais à l’échelle mondiale, l’Afrique ne représente même pas un dixième des internautes d’Asie (755 millions, dont 450 millions de Chinois) et est largement distancée par les Etats-Unis (514 millions) et l’Europe (401 millions).
Une logique de « comptoirs »
Pour certains, le retard d’Internet en Afrique s’explique d’abord par les logiques économiques à l’œuvre dans les financements d’infrastructures. « Nous sommes dans une logique de capitalisme sauvage : les opérateurs n’investissent que lorsqu’ils sont sûrs de rentabiliser », prévient une source au sein du groupe France Télécom, sous le couvert de l’anonymat. « Avec un développement des câbles linéaire, uniquement le long des côtes, nous suivons une logique de comptoirs. Il n’existe même pas de concept d’un réseau continental qui interconnecterait les capitales africaines », déplore aussi Jean-Louis Fullsack, administrateur de l’ONGCoopération-Solidarité-Développement aux PTT. Pour cet ancien coordinateur de projet de l’UIT, la création d’un réseau d’interconnexion continental coûterait au moins 1 milliard d’euros.
Loin d’établir un maillage rationnel, la cartographie actuelle des câbles Internet sous-marins laisse apparaître, sur la côte ouest notamment, des doublons, voire des triplons. Le maillage répond aussi à des logiques d’opérateurs : le câble LION, qui passe par Madagascar, l’île Maurice et la Réunion, ne dessert que des zones où l’opérateur Orange est présent.
Pour un groupe français comme Orange, dont les services s’étendent de pays comme la Côte d’Ivoire ou Madagascar au Botswana en passant par la Guinée, l’Afrique constitue une zone de plus en plus stratégique. Ce marché représente près de dix millions de clients pour Orange (sur un total de plus de 183 millions) et une part de 2,5 milliards d’euros de son chiffre d’affaires (de 45,9 milliards d’euros en 2009). L’entreprise française a même récemment investi 20 millions d’euros dans des navires câbliers.
Mais d’autres grands groupes tentent aussi de s’imposer sur le continent africain, comme Vivendi, présent au Maroc, au Mali et au Gabon. Les opérateurs transnationaux comme le britannique Vodaphone ou l’indien Barthi tentent aussi de gagner des parts. Et seuls trois groupes africains semblent être encore en mesure de faire face à cette concurrence internationale : le sud-africain NTN, le nigérian Globacom et l’égyptien Orascom, toutefois en perte de vitesse. Ces acteurs « ont déployé des réseaux terrestres et veulent ‘garder leur trafic’ pour l’acheminer sur leurs réseaux internationaux et donc en récolter le maximum de revenus. C’est une variante à grande échelle mais très payante du ‘roaming’(itinérance internationale) », analyse M. Fullsack.
Cette situation, dans laquelle les investisseurs dans les câbles sont aussi opérateurs sur le territoire africain, peut aboutir à des situations inextricables. « Si un pays n’a pas un opérateur dominant, la qualité de ses liaisons est déplorable. Les pays africains sont donc presque obligés de concéder à un opérateur dominant », dénonce une source anonyme. « Les gouvernements, financièrement dépendants, ont peu de poids par rapport aux opérateurs extérieurs, qui imposent leurs vues, alors que leur opérateur public national est démantelé par la déréglementation », résume aussi Jean-Louis Fullsack.
Essor de l’Internet mobile ?
Avec un faible trafic entre les pays du continent, l’Afrique peine aussi à s’imposer dans les accords de peering (appairage) avec les grands fournisseurs d’accès internationaux. Car dans l’économie d’Internet, les partages de trafic gratuits ne se font qu’entre réseaux de taille égale. « Augmenter et garder le trafic local implique une politique d’hébergement et de création de points d’échange locaux », souligne Mme Chéneau-Loquay. Mais pour des raisons essentiellement politiques, ou économiques, le nombre de ces « points d’échange » demeure faible en Afrique. L’ultime difficulté concerne le « dernier kilomètre », c’est-à-dire l’arrivée du réseau jusqu’au client final, particulièrement délicate dans les zones rurales.
Tous ces problèmes sont-ils insolubles ? Si l’Internet fixe progresse difficilement, les réseaux de téléphonie 3G semblent pouvoir prendre le relais. Avec plus de 400 millions d’abonnements en 2010, l’Afrique utilise largement la téléphonie mobile. Et selon les dernières statistiques de l’IUT, 29 millions de personnes sont déjà abonnées à des services d’Internet à haut débit sur mobile en Afrique. Il n’y en avait que 7 millions en 2008... « Compte tenu du faible pouvoir d’achat de la majorité de la population, il est à prévoir que sous peu, l’essentiel du trafic Internet se fera à travers les réseaux mobiles plutôt qu’à travers les réseaux fixes », analyse le chercheur Boubakar Barry. Mais pour Jean-Louis Fullsack, si le mobile « constitue sans doute une ‘chance’ pour l’Afrique, (...) c’est une erreur de penser que cela signifie la fin du câble. Pour rendre accessibles les débits 3G aux utilisateurs, ce ne sont pas des réseaux radio, mais bel et bien de fibre optique qui sont nécessaires ».
Laurent Checola
(Source : Le Monde, 18 février 2011]