Le phénomène de la banalisation de l’injure dans la société sénégalaise inquiète tout autant que les réponses de nature similaire qui lui sont données. Et pourtant, notre culture comme nos croyances proscrivent toute parole inconvenante ou blessante dans les relations entre les individus. Il est communément admis que « l’injure est un geste, procédé, parole ou écrit adressés directement et délibérément à une personne pour l’offenser ». Aujourd’hui, les injures prolifèrent dans l’espace conjugal, familial, scolaire, universitaire, politique, économique, sociétal et numérique ; elles se ramifient en injures politiques, religieuses, racistes, sexistes, homophobes ou xénophobes etc. et surprennent par l’extrême diversité des auteurs comme des victimes, connus ou anonymes mais aussi celle du répertoire des insanités.
Toute injure est une violence
Quelles que soient sa forme et sa portée, l’injure s’analyse comme une violence langagière qui pollue les relations humaines. Mais au fond, ce n’est pas tant la personne injuriée qui est concernée mais plutôt la souffrance de l’auteur de l’injure. L’injure proférée est l’aboutissement d’un long processus de pourrissement intérieur, d’accumulation de frustrations qui engendrent la violence. Lorsqu’en effet dans une société, les injustices se généralisent et que les libertés sont étouffées notamment la liberté de parole, de mouvement, de critique ou simplement de vivre ses choix, alors les frustrations s’installent. Une société dans laquelle grossit la frustration chez ses membres est une société frustrante qui ne peut diffuser que de la violence. La violence n’est rien d’autre que l’extériorisation de la frustration intérieure ; elle peut commencer par la violence verbale (injures, insultes, invectives), prélude aux voies de fait et à la violence physique sous toutes ses formes (coups et blessures, homicide, viol etc.). Son intensité est par conséquent fonction du niveau de souffrance de son auteur qui n’est au fond qu’une victime en perte de repère et qui se « défoule » au mépris des convenances morales. C’est ce qu’exprime l’adage wolof qui enseigne qu’« une bouche qui saigne ne saurait dire du bien » (guémigne bouy naathie dou wakh lou baakh). Avec l’Internet et les réseaux sociaux, la diffusion des injures est facilitée dans la société numérique et l’anonymat qu’ils procurent y favorise la lâcheté. La recherche du buzz qui opère par détournement de l’attention, crée la surenchère négative notamment par la réutilisation massive des injures. Ce recul des valeurs morales et sociales sonne la fin de la courtoisie fondée sur la bienséance et le savoir-vivre, des échanges basés sur l’élégance, le bon goût et le respect de l’autre. La société sénégalaise ne se reconnaît plus, elle qui a sublimé la kersa, cette forme de décence qui exprime l’exigence de tenue et de retenue chez toute personne. La neuropsychologie moderne évoque l’importance des « psycatrices » qui correspondent aux stigmates des frustrations sur notre esprit et dont la source la plus abondante réside dans la peur d’être abandonné, d’être rejeté par le groupe. Dans toute société, développée ou en développement, lorsque la prédation économique est érigée en système de gouvernance, la frustration grandit dans les populations qui se trouvent prises en otage dans un cercle vicieux : la peur d’être rejeté, à l’origine des frustrations, est la même qui les pousse à soutenir leurs bourreaux. Cette situation est de nature à vicier tout consentement exprimé par les populations.
Toute injure ne déshonore que son auteur
L’injure pose une question liée à la dignité. Malgré sa diversité, l’humanité est une et indivisible. Nous habitons toutes et tous une seule et même terre qui nous accueille pour la vie et la mort et cela devrait nous inciter à plus de fraternité. Nous sommes toutes et tous un seul et même corps et c’est notre conscience qui nous révèle qu’un membre ne peut vivre dans la paix, la sécurité et la liberté au moment où un autre en est privé. Quiconque injurie ou porte atteinte à la dignité d’un être humain, porte en réalité atteinte à sa propre dignité, ce qu’un être qui aspire à la sagesse devrait s’abstenir de faire.
« Il est difficile de durcir en mot ce qui fait l’essence de la dignité humaine » disait la philosophe Hannah Arendt. Mais cela ne doit pas nous dissuader d’en dessiner les contours pour mieux clarifier les termes du débat. La dignité c’est « le respect qu’on se doit à soi-même et aux autres ». La dignité dont il est question est celle qui fait l’objet d’un consensus au plan international et qui permet à la famille humaine de protéger et de défendre ce qui fait la sacralité de la personne humaine. Autrement dit, c’est l’égal attribut de toute vie humaine. Toute autre conception traditionnelle dont la finalité est de restreindre les libertés de l’Homme ou de servir d’alibi aux discriminations, aux injustices et à la médisance est récusable.
En Europe, il a fallu attendre les courants humanistes de la Renaissance et plus tard le Siècle des Lumières pour considérer la dignité humaine comme une donnée fondamentale dans l’éthique des sociétés. « L’humanité, dit E. Kant, est par elle-même une dignité ; l’homme ne peut être traité par l’homme (soit par un autre, soit par lui-même), comme un simple moyen, mais il doit toujours être traité comme étant aussi une fin ; c’est précisément en cela que consiste sa dignité (la personnalité), et c’est par là qu’il s’élève au-dessus de tous les êtres du monde qui ne sont pas des hommes et peuvent lui servir d’instruments, c’est-à-dire au-dessus de toutes les choses ».
En droit international, la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) reconnaît que tous les membres de la famille humaine possèdent une « dignité inhérente » (Préambule) et dispose que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » (article 1er).
Tous les êtres humains sont égaux en dignité et en personnalité sans discrimination aucune. C’est aujourd’hui le paradigme universel sur lequel toutes les doctrines humanistes, laïques ou religieuses sont en accord. Cette unanimité constitue un des piliers sans lequel il ne saurait avoir de justice et de paix dans le monde. Le respect de la dignité est le régulateur par excellence dans les sociétés humaines civilisées pour que l’humanité ne verse pas dans ce qui est bas et vulgaire, dégradant ou vil, cruel ou inhumain, bref tout ce qui est indigne de l’être humain. Au nom de la dignité humaine, aucune discrimination fondée sur la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, la fortune, la naissance, la condition sociale ou toute autre considération n’est acceptable. Au nom de la dignité, personne n’a le droit de jeter le discrédit, la calomnie sur son semblable avec l’intention de remettre en cause l’estime de soi en tant qu’humain ou de lui nier sa dignité en tant qu’humain.
Qu’est-ce qui peut pousser un être humain à en arriver à ce niveau d’indécence et de vanité, de cruauté et de vulgarité, d’arrogance, voire de jactance ? Quelle que soit la raison invoquée, rien, vraiment rien ne devrait justifier aujourd’hui une telle infamie au mépris des règles élémentaires d’humanité, de civilité, de respect de ses semblables, des règles de la république, du sens de l’honneur et de l’éthique citoyenne.
Toute injure n’atteint sa cible que si elle l’accepte
« Comme des vêtements chauds nous protègent contre le froid, la maîtrise de soi protège contre l’offense » disait Léonard de Vinci. Lorsqu’une personne tente de jeter le discrédit sur son semblable ou sur une institution, même si la possibilité de pénalisation juridique et de réprobation sociale demeure, il est important de s’interroger sur la profondeur de sa souffrance et de ses « psycatrices ». Celui qui répond à la violence par la violence n’est pas meilleur que son agresseur. Notre sage président Senghor qui fuyait les frustrations aimait à dire « je n’aime pas la rancune, cela rime avec lacune » faisant ainsi écho à la sagesse socratique : « mieux vaut encore subir l’injure que la commettre ». Dans nos terroirs, la sagesse nous apprend que « tout ce que l’on ne peut obtenir par une caresse, on ne l’obtiendra pas par une morsure ».
A la violence et aux injures, il est attendu du sage qu’il n’accepte qu’en répondant par l’indifférence et le silence, car « le sage est celui qui, tout innocent qu’il est, supporte les injures et les coups avec une patience égale à sa force. » enseignait Bouddha. Le philosophe René Descartes disait qu’à « chaque fois que quelqu’un m’offense, j’essaie d’élever mon âme si haut que l’offense ne peut l’atteindre ». Une sagesse populaire de chez nous raconte qu’un jeune, blessé dans son amour-propre lança à ses détracteurs : « je vous montrerai que je suis plus chien que vous ». Un sage qui passait lui lança : « oh mon fils, ne les suis pas sinon nous aurons trop de chiens dans la cité ». C’est pourquoi les Anglais considèrent que « se venger d’une offense, c’est se mettre au niveau de son ennemi ; la lui pardonner, c’est se mettre au-dessus de lui ».
Une société ouverte et apaisée n’a pas besoin de lois qui incriminent ce type d’offenses faites aux hommes. Ces lois quoique nécessaires, sont malheureusement le fait de sociétés frustrées et frustrantes et par conséquent, génératrices de violences. Lorsque ces lois existent, les autorités chargées de leur application doivent se rappeler : d’abord, que l’Etat de droit est un Etat qui respecte la dignité humaine et ne se confond pas avec l’Etat légal lequel se préoccupe uniquement de l’application des textes en oubliant souvent que « les lois sont faites pour les hommes et non les hommes pour les lois » (Portalis) ; ensuite, que la vraie justice, c’est « l’amour avec des yeux clairvoyants » (Nietzche) car « quand on sait, on ne juge pas ; quand on juge, on ne sait pas ».
Tout ceci rappelle l’histoire d’un sage du désert qui avait soumis un nouveau disciple à une épreuve consistant à donner de l’argent à toute personne qui aurait prononcé des injures à son endroit pendant une période de trois ans. A la fin de cette épreuve, le maître déclara : « maintenant, tu es apte à aller à Alexandrie apprendre la sagesse ». Quand le disciple entra à Alexandrie, il rencontra un sage dont l’enseignement consistait à s’asseoir aux portes de la ville et à injurier tous ceux qui entraient ou sortaient. Evidemment, il injuria le disciple qui aussitôt, éclata de rire. « Pourquoi ris-tu ? » demanda le sage. Il répondit : « pendant des années, j’ai payé pour ce genre de choses et maintenant, vous me le donnez pour rien ». Et le sage de lui dire : « entre dans la ville, elle t’appartient ».
Pr. Abdoullah Cissé, citoyen
(Source : Le Soleil, 19 août 2017)