Horizons... Francis Muguet, chercheur et fondateur et coordinateur du Groupe de travail du Smsi : « Il faudrait que la propriété intellectuelle protège surtout les auteurs, plutôt que les ayants droit »
jeudi 20 avril 2006
La mise en accès libre de l’information scientifique et technique sur Internet est un impératif dont la mise en œuvre tarde. La faute à des publishers profiteurs, regrette Francis Muguet, chercheur à l’Ecole nationale supérieure des techniques avancées de Paris. A l’occasion du symposium sur l’accès à l’information scientifique et technique qui s’est tenu le 30 janvier à Dakar, ce fondateur et coordinateur du Groupe de travail dans le cadre du Sommet mondial sur la société de l’information (Smsi), par ailleurs publisher associé de journaux en libre accès, exprime son incompréhension face à cette inertie. Car source d’économie financière et de développement, cette décision politique se révèlerait gagnante-gagnante, aussi bien pour les pays développés que pour ceux en développement.
Qu’attendez-vous du symposium sur l’accès à l’information scientifique et technique, auquel vous participez ?
Il s’agit, d’une part, d’aborder les problèmes généraux de la science au Sénégal et dans les pays en développement, et d’autre part, de considérer le sujet plus spécifique de l’accès à l’information scientifique. Sur ce dernier point, il y a des retombées du Sommet mondial sur la société de l’information (Smsi), notamment des recommandations qui ont été adoptées en faveur du libre accès à l’information scientifique. Adoptées, il faut le souligner, grâce à notre travail de lobbying auprès du gouvernement. Il y a certains pays qui nous ont soutenus et qui ont proposé des recommandations acceptées par les autres. Ce fut un travail assez difficile. Ça c’est passé lors de la phase un du Smsi, avec l’implication de la société au niveau de la procédure, par la création d’un bureau de cette société civile.
Quelles sont les entraves au libre accès à l’information scientifique ?
Au niveau de la toile, la plupart de l’information est consultable gratuitement. Certains journaux mettent même leurs articles en ligne en accès libre. Ils auraient pourtant toute légitimité à les faire payer, car ils doivent rémunérer leurs auteurs, les journalistes. Au contraire, dans le domaine de l’information scientifique, quand les chercheurs publient un article, ils le donnent gratuitement à une revue. Cependant, ceux qui diffusent ce contenu le font à un prix exorbitant. Cette situation est paradoxale.
A quel point l’information scientifique est-elle si cruciale pour le développement ?
Il est bien évident que le non-accès à l’information scientifique paralyse complètement, d’une part, la recherche scientifique dans les pays en développement et, d’autre part, le développement lui-même. Quand des startup, des entrepreneurs ne peuvent pas consulter l’information scientifique dont ils ont besoin, il n’y a pas création de nouvelles sociétés. Ce problème touche également les pays développés. D’ailleurs, si le libre accès à l’information scientifique était effectif, les pays développés pourraient faire des économies et les pays en développement verraient leur économie décoller. C’est un jeu gagnant-gagnant. La prise de conscience politique dans les pays en développement commence à se faire avec les Smsi. Il faut appeler les pays en développement à faire une pression diplomatique sur les pays développés.
Le principe d’accès libre ne souffre-t-il pas des contingences et des contraintes économiques réelles ?
Non, c’est plutôt l’inverse. Le libre accès permettrait de répondre aux contraintes économiques. C’est une solution pour l’aide au développement. Mais également pour les pays développés. C’est un jeu à somme positive. Il est hallucinant que les pays ne s’en rendent pas compte. Donc il faut une pression politique, par exemple, du Sénégal sur la France, pour lui signaler qu’elle pourrait faire d’énormes économies et fournir une aide considérable.
Comment un tel système a-t-il pu émerger ? Comment le remettre en cause ?
Il existe une inertie des corps académiques qui fait que le système perdure. Il s’agit de vaincre cette inertie historique. Les instances d’évaluation jugent plus les personnes publiées que le contenu qu’elles publient. Et les éditeurs, sans scrupules, ont profité de ce système et ont essayé de vendre ce contenu plus cher. Aux Etats-Unis, les bibliothèques ont des moyens suffisants pour s’abonner à l’ensemble des revues scientifiques. Ce qui n’est pas le cas en France ou dans les pays en développement. D’autant plus que les prix ne font qu’augmenter.
A qui profite cette situation ?
Cette situation profite à quelques grands groupes de publishing dont Springer, Oxford Open, Oxford Publishing...Voilà les plus grands sièges. Je parle des publisher. Je traduirais le terme anglais publisher par publieur. Car le mot éditeur prête à confusion. Il y a l’éditeur scientifique qui, généralement, n’est pas payé et qui fait tout le travail. Et il y a le publieur qui se charge de la mise en place et vend. Donc les publieurs empochent tout le profit. Evidemment, ils essayent de maintenir leur position, car ce système est une poule aux œufs d’or. C’est incroyable. Connaissez-vous des business modèle aussi incroyables, qui consistent à vendre du contenu que l’on vous offre gratuitement ? Et bien oui, ça existe. Ça existe dans la science.
N’y a-t-il pas là un déséquilibre dans la division et le partage des savoirs, entre les pays développés et les pays en voie de développement, si l’on sait pourtant que la toile a été conçue à l’origine pour faciliter l’échange des données scientifiques ?
Bien sûr. Il est évident que ce système incroyable crée un fossé numérique au niveau de l’accès au contenu, qui n’a pas lieu d’être. Car précisément la toile, le Web, a été conçue à l’origine pour faciliter l’échange des données scientifiques. Paradoxalement, la toile a tenu ses promesses dans tous les domaines, sauf dans celui de l’échange d’informations scientifiques.
Et quelles solutions préconisez-vous pour combler ce fossé numérique ?
Le fossé numérique peut être comblé rapidement. Si, par exemple, les chefs d’Etat africains arrivent à réveiller la conscience de leurs homologues européens ou nord-américains, en disant : « Voilà, non seulement vous nous aidez, mais en plus, vous réalisez des économies chez vous. » Alors il est possible qu’en l’espace d’un an, le problème soit résolu. Ce sont des décisions politiques. Il suffirait qu’un gouvernement impose que tous projets de recherche, tous les rapports d’un travail de recherche doivent être publiés dans un journal d’accès libre. Puis, que tous les Etats le suivent. C’est une décision qui ne coûte rien. Il faut que cette idée sorte du cercle académique. D’habitude, les chercheurs en parlent en mesurant leur propos. Moi j’utilise un langage moins mesuré pour frapper le politique.
Au sein du Smsi, la communauté scientifique constitue le noyau dur. Elle utilise son jargon. Dans ce cadre, un problème d’accessibilité d’un large public à cette connaissance ne se pose-t-il pas ?
La vulgarisation scientifique est un autre aspect du sujet. Il existe des vulgarisateurs dont la tâche est justement de rendre cette information à caractère scientifique et technique compréhensible pour un public non averti. Le problème qui se pose, c’est que, contrairement aux chercheurs, le vulgarisateur n’est pas payé par un institut de recherche scientifique. Sauf de rares cas. Ces personnes peuvent donc légitimement demander à être payées. Autre aspect connexe : le libre accès aux ressources éducatives. C’est ce qu’on appelle les libres cours en ligne. Il sera d’ailleurs lancer, en français, des ressources éducatives en libre accès en ligne. Pourquoi ? Parce qu’effectivement les enseignants sont eux-aussi payés. Donc la plupart sont volontaires pour diffuser gratuitement leurs cours en ligne. A ce moment-là, les autres enseignants pourront en disposer. Le rôle des éducateurs en serait facilité. Mais la question est en réalité plus complexe. Il ne faut pas que l’enseignant local voit son statut dévalorisé. Avant, il avait la fonction sociale respectée de dispensateur de savoirs. Aujourd’hui, il est en concurrence avec d’autres dispensateurs de savoirs. Donc il doit reconsidérer son rôle, plus comme un rôle de tuteur s’il s’appuie sur le cours de quelqu’un d’autre. Mais, bien entendu, il peut concevoir un cours constitué de différents paragraphes empruntés à X ou à Y, afin de l’adapter à la façon de raisonner de ses étudiants. Car la façon d’aborder un sujet dépend énormément de la façon d’enseigner de chaque professeur.
Ce sujet pose plus globalement le problème de la propriété intellectuelle...
Oui et non. Si les gens décident de donner gratuitement leur contenu, c’est leur droit. La question ne se pose pas tellement au niveau des contenus éducatifs, car on demande aux enseignants de prendre une position définie. Par contre, au niveau de la situation actuelle, où beaucoup de scientifiques donnent l’information gratuitement, par l’intermédiaire de contrats que je pourrais qualifier d’inégaux, inéquitables. Alors dans ce cas, effectivement, il y a un transfert. Souvent le législateur veut renforcer la propriété intellectuelle dans l’intention apparente, et je dis bien apparente, de protéger l’auteur. Mais en fin de compte, il ne renforce pas le créateur, mais les ayants droit. Car les créateurs sont obligés, pour des raisons économiques ou structurelles dans le cas de la science, à donner à des ayants droit qui eux utilisent justement des droits qui sont faits pour les protéger à des fins personnelles. Et là, il y a effectivement une distorsion du système. Donc, il faudrait que la propriété intellectuelle protège surtout les auteurs, les artistes en vie, plutôt que les ayants droit d’auteurs fameux décédés. On assiste à toute une marchandisation de la connaissance et de l’art qu’il faut éviter. Mais l’expression même de « propriété intellectuelle » est ambiguë et assez récusée. Car le mot propriété a une connotation d’éternité. C’est un peu un piège. Le terme correct est « droit d’auteur ». La propriété intellectuelle recouvre à la fois les droits d’auteur, les brevets et les marques, qui sont trois choses différentes.
Qu’en est-il alors des archives et des bases de données ?
C’est une bonne question. Car là, il y a réellement une valeur ajoutée : de l’éditeur à la base de données brute, il y a un travail de transfert des données dans la base de données. Dans ce cas, on peut concevoir qu’il y ait rémunération de l’éditeur. Maintenant, il faut souhaiter qu’il y ait des éditeurs publics qui fassent le même travail et proposent un accès libre à ces bases de données.
La mise en accès libre de toute information sans contrôle n’entraîne-t-elle pas un problème de qualité de l’information ? Comment être sûr qu’elle soit fiable ?
Se pose là le problème de la validation de ce qu’on appelle en anglais la « revue par les pairs ». Je parle de revues en ligne dont le contenu a été validé par les pairs. Mais il existe des gens qui publient des contenus non validés sur leur site web. J’ai déjà lu des sites très intéressants d’ailleurs. Mais d’autre part, il y a quelquefois des contenus complètement farfelus. Et il faut être un expert, vraiment, pour faire la différence. A ce niveau effectivement, un problème se pose. Disons qu’une information scientifique non contrôlée, surtout dans le domaine médical, peut créer effectivement des torts. Maintenant est-ce que ces torts n’ont pas été exagérés ? Je pense. Dans le domaine de la santé, il y a énormément d’informations dans les hôpitaux. Il suffit de comparer les propos de plusieurs sources pour se rendre compte que certains sont erronés. Il ne faut pas prendre les gens pour des imbéciles. Il ne faut pas exagérer. Mais effectivement, il y a un risque. Il y a des farfelus, des sectes... C’est le risque d’être libre.
Dans la Société mondiale de l’information, il y a eu les étapes de Genève en 2003, puis de Tunis en 2005. En quoi vont consister les avancées futures ? Quelles vont être les nouvelles orientations ?
Le Smsi continue. Il y a la formation d’un groupe sur la gouvernance de l’Internet dont la première réunion devrait se faire à Athènes peut-être vers le mois de juin. Deuxièmement, pour tous les autres différents aspects du Smsi, c’est-à-dire les problèmes de financement et d’accès libre, il est prévu que ce soit une commission Ecosoc, des sciences et technologies, qui se charge de la coordination des différentes mises en œuvre des lignes d’action par les différentes agences de l’Onu, que sont l’Unesco, l’Iut, etc. Mais on ne sait jusqu’à présent pas très bien comment ça va se faire. C’est pour cela que j’ai proposé le Forum mondial des sélétés numériques, pour faire le pendant, au niveau événement, du forum de la gouvernance de l’Internet. Pour qu’au moins, ces thématiques-là soient étudiées, soient mises en évidence de la même manière que les problèmes de la gouvernance de l’Internet.
Une régulation du Net s’impose alors ?
Evidemment, une régulation du Net s’impose. Il s’agit du problème de la gouvernance de l’Internet. Sur ce sujet, rien n’est résolu du tout. Il y a un forum de discussion, c’est la seule avancée. Mais aucune décision n’est prise. Voilà, en bref, la situation.
Par Babacar DIOP et Emmanuelle LOVAT
(Source : Le Quotidien, 20 avril 2006)