La technologie reconfigure notre quotidien. Et rien de notre vie ne semble y échapper ; nos relations familiales, amicales voire professionnelles. Les échanges virtuels, comme ceux qu’offre WhatsApp, semblent nous rapprocher davantage à tel point que le contact physique se trouve presque relégué au second plan.
Nantis ou indigents, instruits ou analphabètes, jeunes ou vieux, la technologie ne laisse presque personne indifférent. Parmi ses nombreuses avancées, l’application WhatsApp est sans doute l’une des plus usitées. En plus de faciliter la communication, elle est devenue un outil de raffermissement des liens. Des personnes ayant partagé des moments forts et qui n’espéraient plus se rencontrer ont renoué le contact grâce à la magie des groupes WhatsApp.
Fille unique de sa mère, Aïssata Fall a plusieurs demi-frères et sœurs qu’elle n’a que très peu connus. Selon elle, il a fallu qu’une d’elles créent un groupe WhatsApp pour que le contact soit renoué. « Je savais que mon père avait d’autres enfants. Mais ça s’arrêtait là. C’est grâce à ce groupe que j’ai fait la connaissance de plusieurs membres de ma famille. Au début, c’était un peu froid, mais à force de présentation, de publications de photos, les gens se sont permis des familiarités. Ceux qui ne se connaissaient pas avaient envie de se voir en réel. C’est ainsi qu’on a organisé une rencontre et depuis, c’est comme si nous avions grandi ensemble », se réjouit-elle.
Militaire à la retraite, Seydou ne quitte plus son téléphone que pour suivre les informations ou la prière. Le plus gros de son temps, il a l’esprit rivé sur un groupe WhatsApp. Il n’en revient toujours pas. Il a retrouvé ses frères d’armes. Depuis, que d’anecdotes à raconter, que de souvenirs à ressasser à longueur de journée. « Il y a énormément d’émotions au début. Cela fait plus de 30 ans. Souvent, le nom d’un ancien membre nous vient à l’esprit. On l’annonce dans le groupe, il arrive qu’on nous dise qu’il est décédé ou qu’il est gravement malade. Maintenant, on s’organise pour apporter un petit soutien », dit-il, le visage empli d’émotion.
Vaincre l’ennui de l’inactivité
Si aujourd’hui le vieux Seydou ne s’ennuie presque plus, c’est parce qu’il est membre d’une vingtaine de groupes WhatsApp dont il est l’animateur attitré, le « journaliste ». En effet, chaque samedi, un membre du groupe est invité à répondre aux questions sur sa vie et son activité. « C’est moi qui pose d’abord les questions pendant une heure, ensuite les autres membres peuvent participer », assure-t-il, heureux de son rôle.
Sané Ndiaye, elle, anime le groupe WhatsApp des anciens de l’École 20, située dans la banlieue dakaroise. Elle a réussi la prouesse de regrouper des gens qui ont fréquenté l’école primaire dans les années 1990. À force de discussions, les anciens de l’École 20 ont fini par mettre en place une cagnotte assez consistante destinée à financer beaucoup d’initiatives sociales. « C’est quand j’ai partagé dans le groupe les images de notre chère école envahie par les eaux que les gens ont décidé d’agir », explique-t-elle. C’est ainsi, dit-elle, qu’une délégation s’est rendue à l’école pour rencontrer la direction. Aujourd’hui, les anciens envisagent de réfectionner les salles, repeindre les murs.
L’illusion de la proximité
S’il est vrai que partager un groupe WhatsApp peut donner l’impression aux uns et aux autres d’être très proches, il n’en demeure pas moins qu’il reste un outil virtuel qui ne saurait remplacer le contact physique. C’est la conviction de Massamba Guèye, conteur et enseignant de Lettres modernes. À ses yeux, cette application reste un outil et il appartient aux personnes d’en faire bon usage. Aujourd’hui, dit-il, grâce aux groupes WhatsApp, des gens d’une même famille se sont retrouvés et communiquent en permanence. Cependant, il estime que cette communication ne devrait pas se faire au détriment de la cohésion sociale. « C’est vraiment un outil très utile dans le rapprochement. Mais si, en parlant aux autres, on s’éloigne presque de ceux avec qui on partage la même maison, cela devient problématique. Aujourd’hui, les gens peuvent être ensemble, mais chacun a les yeux rivés sur son téléphone, donc la cohésion sociale peut même en pâtir. Or, le cercle familial a toujours été caractérisé par le dialogue, les échanges…que rien ne peut remplacer », analyse-t-il. C’est pourquoi le militaire à la retraite, Seydou, a institué un règlement dans sa famille : « L’usage du téléphone est interdit à l’heure du thé. Sauf en cas d’appel ». Hélas, il a été le premier à enfreindre son propre règlement. « C’est devenu une drogue », dit-il, résigné.
Passe-temps des employées de maison
N’ayant aucun centre d’intérêt avec leurs employeurs, certaines femmes de ménage s’ennuient aux heures de pause. Mais WhatsApp est venu régler le problème pour la plupart d’entre elles. Téléphone presque collé à la bouche, Bintou Fall marche doucement. Quelle que soit la dureté du labeur, son téléphone ne la quitte jamais. Elle est femme de ménage dans une famille de cinq personnes à Hann Mariste. Le matin, confie-t-elle, la maison est presque vide. Les enfants sont à l’école, les parents au boulot. « Je reste seule à la maison, mais j’avoue, dit-elle, ne pas m’ennuyer. Je suis membre de beaucoup de groupes WhatsApp. Ce sont des discussions interminables ».
Maty Sarr, elle, estime que WhatsApp a changé sa façon de vivre. Mieux, pour éviter d’être à court de connexion, certaines y consacrent un budget : « Je dépensais, chaque mois, 2000 FCfa, quelquefois le double avant que mon patron n’installe le wifi. C’est devenu une drogue pour moi ».
Quitter le groupe, presque un tabou
À la base, créé pour rapprocher des gens, le groupe devient presque une prison pour certains. « Il m’arrivait de trouver une centaine de messages audio. Je ne pouvais pas les lire. Un des aînés a envoyé un message menaçant. C’est à la limite s’il ne traitait pas les membres inactifs de personnes asociales », regrette Djibril Diallo, enseignant à Louga. Las des remontrances, il décide de quitter le groupe. « C’est un cousin qui m’a appelé tard dans la soirée pour me dire que les gens m’attaquaient sévèrement dans le groupe. Il m’a convaincu de le réintégrer avec un message d’excuses. C’est comme une prison », s’offusque celui qui y est surnommé le fantôme. Antonio Iannaccone, lui, estime que le problème n’est pas tant WhatsApp que ce qu’on en fait. Lucas renchérit : « Moi, j’adore communiquer avec ma grand-mère octogénaire sur WhatsApp. Mais en privé, pas en groupe. Le problème, c’est qu’on ne peut pas refuser d’y être, ni quitter le groupe : c’est presque tabou ».
Des divulgations aux relations brisées
Si tout le monde semble profiter des nombreux avantages qu’offre ce réseau social, il existe encore des personnes qui préfèrent s’en priver, même si elles en reconnaissent les nombreux avantages. « C’est plutôt par prudence. J’ai été témoin de messages qui ont été extirpés d’un groupe, sortis de leur contexte et envoyés à d’autres personnes qui ont fini par se quereller. Les messages restent, on ne peut pas imaginer ce que peuvent en faire tous les destinataires. Soit on participe avec des réserves, soit on décide de ne pas le faire. J’ai choisi cette dernière option », explique Samba Dia, un chauffeur dans une grande entreprise. Les échos qui lui sont parvenus sur les nombreux cas de relations brisées à cause des groupes WhatsApp semblent le tourmenter.
Oumar Fédior
(Source : Le Soleil, 14 janvier 2021)