Free Basics de Facebook : une prison numérique pour les Africains ?
lundi 10 octobre 2016
Critiquée et rejetée de toutes parts, l’initiative Free Basics de Facebook est accueillie à bras ouverts par les gouvernements africains. Approchée par Forbes Afrique, Julie Owono est responsable du Bureau Afrique d’Internet Sans Frontières et avocate au barreau de Paris. Elle met en garde contre les dangers pour le continent d’une initiative aux apparences philanthropiques.
Une philantropie apparente
Facebook ne cesse d’étendre sa toile sur le continent africain, grâce notamment à son initiative dénommée Free Basics. Le projet Free Basics de Facebook vise officiellement à fournir au plus défavorisés un accès gratuit et illimité à internet. Dans les faits, Free Basics se présente sous la forme d’une application qui permet de se connecter gratuitement à des services tels que Facebook, Google Search ou encore Wikipedia. Interrogée sur le sujet, la responsable Afrique d’Internet sans Frontière, Julie Owono, met en garde contre une offre « philantropique en apparence ».
Pour elle Free Basics porte un nom trompeur car il ne s’agit pas d’un internet gratuit : « Facebook ne propose pas un accès gratuit à Internet, c’est à dire l’ensemble du savoir constitué à ce jour par l’humanité et ses nouvelles possibilités de transformation, notamment en valeur d’usage, financière ou symboliques, mais uniquement à Facebook et les quelques sites « de base » que Facebook a présélectionnés ».
Le slogan de gratuité de Free Basics peut également être remis en question. A ce propos Julie Owono précise : « Si vous recevez un service gratuitement, c’est que vous êtes le produit principal de l’échange ». Les entreprises de l’internet cherchent à collecter les données personnelles des utilisateurs. Ces données elles peuvent ensuite les revendre. Parlant des données personnelles Julie Owono ajoute : « Dans le monde de la nouvelle économie, c’est cela le nouveau pétrole ».
En Inde, Free Basics a suscité une levée de bouclier de la part de nombreux experts. Soixante-quatre professeurs des plus grandes écoles d’informatique ont adressé une lettre au gouvernement indien qui a finalement renoncé à soutenir le programme.
Et pourtant sur le continent africain, Free Basics avance comme dans du beurre, ne rencontrant ni critique ni résistance, ce que déplore Julie Owono : « L’Inde est un pays dans lequel seulement 135 millions de personnes sont connectées pour une population totale de 1,25 milliards, soit un peu de 10%. Concernant les pays africains, une initiative controversée définie comme mauvaise pour les pauvres d’Inde peut-elle être meilleure pour les pauvres d’Afrique ? » s’interroge-t-elle.
Free Basics disponible dans 37 pays africains
Les gouvernements africains semblent sourds à ces avertissements, et Free Basics est déjà disponible dans 37 des 53 pays d’Afrique. Une telle ignorance des enjeux de l’internet pourrait mettre en danger les possibilités de développement du continent : « Je pense que les termes du débat que cette initiative a posé en Inde sont les mêmes pour l’Afrique. Les enjeux de la nouvelle économie en Afrique sont peut-être plus importants pour ce continent. Le contrôle des ressources de la nouvelle économie aujourd’hui induira peut être le contrôle des ressources matérielles, devenues demain des auxiliaires de cette nouvelle économie » argumente Julie Owono.
Le danger serait justement cette possibilité donnée à une firme étrangère de contrôler ce que la population africaine peut voir ou ne peut pas voir sur internet. En outre cette même entité dispose d’un accès sans entraves l’ensemble des données personnelles de la population. Pour Julie Owono, ouvrir l’Afrique à Free Basics « est une décision aux conséquences importantes dont les gouvernements doivent saisir les enjeux, comme l’a fait le gouvernement indien ».
Saisir les enjeux
Selon Julie Owono, les gouvernants africains pâtissent d’une incompréhension des enjeux profonds de l’économie numérique : « Les État ont besoin de mieux comprendre les enjeux liés à la nouvelle économie, à mieux comprendre les intérêts non apparents de cette économie. Il faut qu’ils comprennent bien les pans entiers de souveraineté qu’ils concèdent en livrant gratuitement les données personnelles de leurs populations. Ils doivent aussi mieux s’intéresser aux enjeux qui concernent la démocratisation de l’accès à Internet à un coût raisonnable pour leurs populations ».
Plutôt que des services parcellaires tels que Free Basics de Facebook, l’Afrique gagnerait à offrir un véritable accès universel à l’internet : « C’est cet accès à la totalité des possibilités du réseau qui favorise la création de richesse. Si vous n’avez que Facebook à offrir à votre population, c’est le contraire qui se passe, vous devenez les produits qui enrichissent d’autres », conclut Julie Owono.
Patrick Nelle
(Source : Forbes Afrique, 6 octobre 2016)