« Français et Afrique francophone ont tendance à attendre que l’Etat fasse les choses… »
samedi 21 septembre 2013
Francis Pisani a fait le tour du globe pour explorer les meilleures innovations. Il nous dit ce qu’il a constaté en Afrique et dans le monde et explique comment, selon lui, les Africains peuvent vulgariser leurs applications.
45 villes et 32 pays visités pour scruter les meilleures innovations. Quelle est l’observation que vous avez faite dans tous ces pays au sujet de l’innovation et de la création de nouvelles applications ?
Francis Pisani : La première idée la plus simple, c’est que nous vivons dans une ère d’innovation distribuée, ce qui n’est pas la même chose que l’innovation globale. Un phénomène global est un phénomène qui se ressemble un peu partout dans le monde, avec quelques variations locales, et qui souvent est dominé par son modèle. L’innovation distribuée veut dire qu’il y a des gens qui innovent partout, qui entrent dans des cycles conduisant à l’innovation en tout lieu. J’étais dans 45 villes et 32 pays. La constatation la plus importante que je puisse faire, c’est qu’il y a un énorme changement dans l’histoire de la modernisation. Depuis quatre ou cinq siècles, la modernisation était perçue comme venant le plus souvent des pays de l’Occident, des pays d’Europe, des Etats-Unis. Ce qui fait qu’on est bien fondé à dire qu’il y a des côtés positifs et des côtés négatifs. Il y a des points culturels qu’on ne veut pas livrer, on ne peut pas ignorer que ça pose des problèmes. L’innovation c’est un changement. Pourquoi ? Parce que chaque pays, chaque individu, chaque entrepreneur, chaque ingénieur, chaque groupe, chaque entreprise participe en innovant à la construction du futur, ou en tout cas de son propre futur. Je pense qu’il y a un changement radical, et on voit – c’est un processus lent – que l’innovation vient de partout dans le monde, et pas seulement de la Silicon Valley et des pays du Nord.
Quel constat avez-vous fait en Afrique ?
FP : L’Afrique a encore beaucoup de problèmes, mais je n’ai aucun doute sur le fait qu’elle participe à ce phénomène d’innovation distribuée. Il y a des gens qui veulent innover, il y a des gens qui le peuvent et il y a des gens qui sont rentrés dans cette dynamique d’innovation. C’est ce qui est le plus important. Il est peut-être plus difficile en Afrique, comme il l’est au Brésil et dans beaucoup de pays du monde, de produire immédiatement des algorithmes sophistiqués comme ceux de Google ou de Facebook, mais il y a des gens qui sont rentrés dans la logique d’innovation. C’est le premier point. Le deuxième point, c’est que, dans la mesure où la nécessité est mère de l’innovation, il y a beaucoup de problèmes à régler que et les TIC peuvent aider en Afrique. Ce sont des stimulants de l’effort.
On peut même dire que dans certains domaines, comme le mobile, l’Afrique est potentiellement en avance. Je ne dis pas forcément en avance, parce que l’essentiel de la connectivité se fait à travers le mobile et nous savons que le mobile sera l’outil dominant dans les années à venir, pour ne pas dire qu’il l’est déjà. Les gens qui travaillent et qui cherchent à innover ont une chance de le faire en partant de l’outil du futur, alors qu’en Europe et aux Etats-Unis, l’innovation se fait le plus souvent en partant d’un ordinateur. Cela ne veut pas dire qu’on y est et qu’on est sur la bonne plateforme. Entre les problèmes à résoudre et les outils dont on se sert pour les résoudre, on a de bonnes chances en Afrique de se positionner de façon intéressante.
Dans l’innovation, dites-vous, le cycle le plus répandu, c’est copier, adapter, innover. Est-ce le cas chez les innovateurs africains ?
FP : J’ai visité plusieurs pays africains. Pour parler seulement de l’Afrique subsaharienne, j’ai été à Dakar, à Abidjan, à Accra, à Douala, au Cap, à Johannesburg, avec un petit tour par Pretoria, et à Nairobi. Et j’ai suivi et récupéré pas mal d’informations. Il y a deux niveaux. Je pense premièrement que l’innovation n’est jamais faite essentiellement d’éléments nouveaux. C’est toujours une combinaison d’éléments qui ne sont pas tous neufs, car certains d’entre eux sont copiés ailleurs. Copier ne doit donc pas faire peur. Copier ou prendre des éléments qui existent ailleurs fait partie du processus d’innovation. Deuxièmement, il y a des inventeurs, c’est-à-dire des gens qui inventent mais qui ne participent pas nécessairement à l’innovation. L’innovation, c’est rendre une invention disponible et la mettre sur le marché. Donc, innover n’est pas simplement inventer.
Tout le monde commence par copier et prendre les bouts et les morceaux de ce qui existe ailleurs. Ensuite, on se rend compte, comme dans les pays africains notamment, que certaines innovations ne sont pas strictement applicables. On entre donc dans le processus d’adaptation. Une fois qu’on a copié et adapté, on se rend compte qu’on commence à avoir des outils, on commence à comprendre, à connaître son marché, à connaître la technologie, et on peut commencer à innover. Je trouve fascinant que les Chinois soient très connus pour leur hargne de la copie. Ce sont en fait des gens qui ont compris qu’ils allaient dormir s’ils se contentaient de rester dans le cycle copier et adapter. Il faut passer à l’innovation. C’est d’ailleurs dans les mots qui définissent la devise de la ville de Pékin qu’on trouve partout sur les murs de la ville : créer et innover. L’innovation est au poste de commande en Chine. Il ne faut pas avoir peur de copier. Le seul problème, c’est de passer de la copie à l’adaptation, puis à l’innovation.
Parlons à présent des contenus des innovations que vous avez pu constater sur le continent africain. Quelles sont les innovations ou les applications qui vous ont le plus marqué en Afrique ?
FP : Premièrement, il y a des innovations connues qui ont un impact mondial. Il ne faut jamais ignorer, c’est une preuve indiscutable, qu’il y a des innovations qui peuvent venir d’Afrique et impacter le monde entier. Les deux innovations les plus connues étant Ubuntu, l’interface la plus intéressante et la plus navigable pour les ordinateurs Linux en entreprise, et Ushahidi, le système de crowdsourcing (système qui consiste à utiliser les internautes pour créer des contenus, répondre aux questions d’autres visiteurs, voire participer à la conception d’un site ou d’une application, ndlr)des informations sur les cartes, qui a été utilisé plus de 21 000 fois dans le monde. Personnellement, j’ai rencontré plusieurs personnes que j’ai trouvées extrêmement intéressantes. Par exemple, au Ghana, les cofondateurs d’un site nommé Nandi Mobile, qui met un service sophistiqué à la disposition des entreprises ghanéennes et africaines, pour une meilleure relation client, en utilisant les SMS sur téléphone portable et non pas des ordinateurs ou des outils qui sont plus rarement distribués sur le continent. J’ai beaucoup apprécié, toujours au Ghana, M-pedigree, qui est un outil permettant, grâce à un téléphone mobile, de savoir si un médicament est authentique ou pas. Cela peut sauver des vies.
Plusieurs autres applications sont intéressantes. Au Kenya, il y en a une qui permet aux fermiers kenyans de savoir où vendre au meilleur prix leur produit, où acquérir des engrais. Une autre, Power Time, proposée par deux Français en Afrique du Sud, est aussi intéressante : dans un pays où 80% des compteurs électriques sont prépayés, qui s’arrêtent quand on n’a pas payé sa facture, cette application permet de renouveler automatiquement sa facture et d’éviter une interruption de courant. Et cela permet aux utilisateurs d’avoir des informations sur leur niveau de consommation, et forcément de la réduire. Il y a une autre application d’un Ougandais pour dénoncer les actes de corruption et les envoyer aux médias par SMS. Il y a aussi Afrik Pay, une plateforme de paiement en ligne, ou encore la proposition de plateforme de localisation du Camerounais Jean-Francis Ahanda. En gros, il n’y a aucun doute là-dessus, il y a assez de gens qui innovent, malgré les difficultés. L’Afrique est entrée dans une dynamique d’innovation, et c’est cela qui compte. On a tendance à dire que l’innovation est uniquement technologique, que c’est une question d’algorithme. L’OCDE dit que c’est une question de commerce, d’organisation, de produits et de services. Il faut avoir une conception beaucoup plus large de l’innovation pour comprendre, et je n’ai aucun doute dans ce que j’affirme pour bien comprendre qu’effectivement le continent africain s’est lancé dans le cycle de l’innovation.
Pourquoi affirmez-vous que l’Afrique du Sud risque d’être supplantée par le Kenya en termes d’innovation ?
FP : Ce que je veux dire est assez simple. Il y a deux approches dans les technologies de l’information : il y a ceux qui disent « J’en fais un axe stratégique de développement », et il y a ceux qui disent « Je m’en sers comme outil de développement ». A Pretoria, en Afrique du Sud, j’ai interviewé la responsable de l’agence chargée de l’innovation qui m’a dit : « Nous avons quatre axes de développement stratégiques, et les technologies de l’information, c’est le quatrième. » Au Cap, on m’a dit à peu près la même chose. Le prétexte invoqué étant que pour un certain nombre de personnes, les technologies de l’information sont des questions de Blancs et de riches. On a donc compris qu’il fallait s’en servir, mais on ne met pas l’accent dessus. Alors qu’au Kenya, pour des raisons compliquées, il y a la présence d’entreprises britanniques. M-Pesa a été lancé avec la participation de Vodafone et de l’Agence pour le développement britannique. Puis, il y a une communauté de personnes qui s’y sont lancées. Le Kenya est en train de faire des TIC un axe essentiel de son développement. Pas nécessairement parce que le gouvernement le souhaite, mais parce qu’il y a des gens qui poussent. Il y a un article très intéressant de The Economist qui dit que l’Afrique du Sud est le pays le plus puissant et le plus riche du continent africain. Mais d’un côté il y a le Nigeria, qui a une forte population, qui a du pétrole et qui a des gens qui jouent la carte des TIC. Et de l’autre il y a le Kenya, qui est un pays beaucoup plus petit, mais qui met le paquet, qui a Ushahidi, qui a M-Pesa et qui avance.
Qu’en est-il de l’innovation dans l’Afrique francophone ?
FP : Je pense que l’Afrique francophone souffre par rapport à l’Afrique anglophone des mêmes problèmes dont la France souffre. Je ne vois pas de différences. Je pense que cela vient du modèle colonial britannique et du modèle colonial français. Français, Camerounais, Sénégalais, etc. ont tendance à attendre que l’Etat fasse les choses. Ils demandent à l’Etat de les aider à faire les choses. Ils ont tendance à privilégier le statu quo plutôt que le changement, à attendre au lieu de prendre les choses en main, de changer et d’agir. Je pense qu’il n’y a pas de différences entre les problèmes. J’ai fait plus de deux jours au Cameroun avec Fabrice Elpeboin (co-fondateur de Owni, ndlr), lui aussi français. Et nous constatons tous les deux que ce que vous dites du Cameroun et ce que nous disons de la France est pire et un peu plus caricatural. Il ne faut pas se tromper, le niveau de développement n’est pas le même. Mais la problématique mentale par rapport à l’innovation et par rapport à ce qui est nouveau n’est pas très différente. J’ajoute à cela que je vois les processus d’innovation, depuis très longtemps, comme des archipels dont les îles commencent à monter et à être de plus en plus denses dans la mer. Et donc, il n’y a pas une unité de développement des technologies de l’information aux Etats-Unis, il y a beaucoup d’îles dans cet archipel. Et en France, je l’ai vu, cela fait vingt ans que j’écris sur les technologies de l’information. On m’y traitait de « cinglé total » quand je parlais d’hypertexte en 1992. Maintenant, il y a plusieurs personnes qui s’intéressent et qui travaillent à innover dans le domaine des TIC, indépendamment de ce qu’est la culture française. La conférence 9ideas au Cameroun est, à mon avis, une bonne preuve qu’il y a au Cameroun des gens qui font l’innovation. On a une culture qui n’est pas favorable à l’innovation, mais des gens qui n’en tiennent pas compte, qui se lancent, qui avancent et qui agissent. Il y a peu d’illusions avec un peu d’espoir.
Il y a chez les jeunes innovateurs africains une volonté de pouvoir vulgariser leurs applications, non pas seulement dans les pays où ils les ont conçues, mais également au niveau de l’Afrique entière, et peut-être du monde en général. Comment faire pour mieux y parvenir ?
FP : La France est très conservatrice dans le domaine de l’innovation. Aussi, les médias ont une grande responsabilité, parce qu’ils ont tendance à insister sur la peur, sur les nouveautés, sur les dangers, au lieu de chercher les potentiels. Donc, les médias, quelle que soit leur nature – je parle de la presse traditionnelle, de la télévision, des sites web, des sites comme le vôtre –, ont un grand rôle à jouer. Mais je pense qu’on ne peut pas se contenter de parler de presse, de web en ce qui concerne les grands défis pour la circulation de l’information, il y a aussi l’utilisation des mobiles. Et donc une adaptation de l’écriture de ce qu’on a sur le web et qu’on met à la disposition des gens sur les mobiles.
Parlons à présent des niches d’innovation que vous avez mentionnées : le mobile particulièrement. Vous évoquez l’émergence d’un nouveau modèle des médias sociaux via le mobile. Qu’en est-il exactement ?
FP : J’ai constaté dans mon voyage en Asie qu’il y avait deux choses différentes : la première, on constate que des médias sociaux dont les utilisateurs se comptent en centaines de millions sont partis du mobile et non de l’ordinateur. En Chine avec WeChat, en Corée avec Kakao Talk et au Japon avec Line par exemple. Ils totalisent déjà plus de 400 millions d’utilisateurs. Donc, c’est quelque chose qu’on ne peut pas ignorer. Ici on part des conversations qu’on a avec des gens au lieu de partir des relations qu’on noue sur les réseaux sociaux comme Facebook. Je pense que cela donne une dynamique complètement différente, et dans quelques années on verra si je me suis trompé ou pas. Les médias sociaux partant du téléphone portable et reposant sur la conversation, pas sur la relation. C’est-à-dire sur la dynamique réelle des gens et non pas sur ce qu’on affirme. Si l’on a des tas d’amis sur son compte Facebook et qu’on ne se parle jamais, cela ne sert à rien. Alors que si je tchatche avec ma copine ou avec vous, cela donne une valeur supplémentaire par rapport à Facebook par exemple.
Deuxième chose, je constate une énorme poussée de l’entreprenariat social : l’entrepreneur business, qui cherche à gagner de l’argent, l’entrepreneur social, qui cherche à améliorer la situation et qui fait bouger sa boîte. L’« intrapreneur », qui innove au sein d’une structure ou d’une entreprise. Mais aussi l’activiste, parce que pour moi les activistes sont des entrepreneurs qui réunissent les forces dispersées, résolvent un problème, saisissent une opportunité et font partie de cette logique.
Journaliste, globe-trotter, quelle sera la suite de votre parcours ?
FP : La suite de mon parcours, ce sont les villes intelligentes. J’ai fait un tour du monde entre 2011 et 2012 sur l’innovation. C’était 45 villes et 32 pays, cinq continents et treize mois. Je suis en train d’essayer de monter un deuxième tour du monde des villes intelligentes. En 2030, 70% de la population mondiale aura un mobile. Le concept de compétence dominé et produit par les entreprises système télécoms, c’est très bien. Mais la ville ne deviendra intelligente que si les gens y participent. Et donc, la question est de savoir comment fonctionne cette tension offre système, offre informatique et participation intelligente des citoyens avec des outils qui vont leur permettre de le faire.
Propos recueillis par Beaugas-Orain Djoyum pour le magazine Réseau Télécom n° 63.
(Source : Agence Ecofin, 15 septembre 2013)
Francis Pisani, globe-trotter de l’innovation
Journaliste au Monde, éditorialiste, spécialiste de la Sillicon Valley, écrivain, conférencier, consultant, le Français Francis Pisani analyse, comme il le dit, l’évolution des TIC depuis la « préhistoire » du web, c’est-à-dire il y a près de vingt ans. « Convaincu que très bientôt l’essentiel des nouveautés qui changent nos vies viendront d’ailleurs que de la Silicon Valley, j’ai décidé qu’il était temps d’aller tâter sur le terrain les “climats d’innovations”, pour essayer de comprendre dans quel contexte les gens peuvent créer, innover, changer le monde qui nous entoure… C’est le projet Winch5 », explique-t-il sur son blog. Mais pour mener une telle aventure, il faut des financements. « Je les ai trouvés en partie en proposant le fruit de mon enquête à plusieurs médias », dit-il. Parmi ces journaux, Le Monde (Paris), Clarín (Buenos Aires), El Universo (Guyaquil), El Pais (Madrid), RFI (Paris), ou encore le site anglais TheNextWeb. Mais, seuls les médias ne suffisent pas. « Aucun ensemble de médias n’est en mesure de me le financer dans son intégralité. Je me suis donc tourné vers d’autres institutions et entreprises, également intéressées par ma production journalistique et à même de m’aider à boucler mon budget », explique-t-il. C’est ainsi qu’il se tourne vers la Fundación Telefonica, qui reprend ses articles pour les publier en espagnol et qui financera son livre, vers SFR, qui le publie dans son magazine SFR Player, ainsi que vers L’Oréal, également intéressé par ses articles. Après avoir survolé 45 villes de 32 pays où naissent les innovations de demain, il envisage donc de s’engager dans un autre périple : celui des villes intelligentes.