Facebook, Snapchat, Twitter, WhatsApp… : Les sénégalais à l’épreuve de la surveillance
lundi 20 février 2017
Dans son roman « 1984 », Georges Orwell décrivait, de manière presque prémonitoire, la société du spectacle dans laquelle la surveillance deviendrait généralisée. Dans cette satire du système soviétique, le personnage de « Big brother », chef du « Parti » et de l’Etat d’Océania, est l’instigateur de cette surveillance. L’expression « Big brother » sera par la suite consacrée pour qualifier toutes les institutions ou pratiques qui, par la surveillance, porte atteinte aux libertés fondamentales et à la vie privée des populations et des individus. À cette surveillance verticale, celle des populations par les élites gouvernantes, marque de fabrique des sociétés liberticides, s’est ajoutée une surveillance horizontale, celle des citoyens entre eux, dont le dispositif semble en apparence beaucoup moins contraignant, moins violent, mais, en réalité, tout aussi dangereux et invasif, et surtout plus sournois. La différence avec « Big brother », c’est qu’aujourd’hui nous sommes tous autant de « Little brothers » qui nous surveillons les uns les autres. Ainsi, notre univers démocratique fonctionne, à bien des égards, comme celui décrit dans « 1984 ».
Le Sénégal, pris dans la vague d’un libéralisme planétaire, comme la plupart des pays, est en train d’expérimenter ces nouvelles formes de surveillance, en particulier dans un contexte où la reconnaissance publique et sociale repose de moins en moins sur la compétence et le talent. Les scandales qui éclatent, de manière récurrente, suffisent à nous le rappeler. C’est le cas notamment de cette danseuse en mal de popularité dont les photos nues ont circulé d’abord sur WhatsApp, puis sur Internet. D’autres cas ont défrayé la chronique, tels que l’histoire de ce lutteur célèbre dont les ébats filmés ont également circulé sur WhatsApp, puis Internet, ou encore celle de ce mannequin de la place qui vient de vivre la même mésaventure que notre sulfureuse danseuse. A n’en point douter, demain, ce sera un homme politique ou encore un chef religieux respecté qui feront les frais des dérives liées à ces dispositifs sociotechniques. C’est la nature même de ces dispositifs, en ce qu’ils annulent les frontières entre le privé et le public et projettent l’intime au-devant de la scène, qui poussent les individus à un voyeurisme dont le trait majeur repose sur la surveillance. Aussi, pour beaucoup, le premier rituel du matin consiste à guetter ce qui a été publié sur leur page Facebook et de surveiller ce qui est dit ou montré sur le profil des autres. En réalité, le mal est profond et l’on serait stupéfait de découvrir le nombre d’anonymes sénégalais dont la vie a été détruite par les dérives liées à l’usage que nous faisons des réseaux sociaux et des applications pour smartphone.
L’histoire effrayante de ce jeune adolescent américain, poussé au suicide parce que des camarades d’école avaient piraté la webcam de son ordinateur, et menaçaient de diffuser sur Internet des images le montrant en train de se masturber, devrait tous nous inquiéter, en particulier quand on est parent. Le puritanisme et la pudibonderie locale mis de côté, concédons qu’aujourd’hui ce drame aurait pu survenir dans la plupart de nos maisons. Nous avons cru que, pour prendre notre place au sein de la démocratie libérale, il fallait que nous soyons connectés, gage de l’idéal de transparence parfois érigé en idole. Or cet idéal de transparence qui devait constituer un gain de liberté est devenu un gain de contraintes et de dérives, en ce qu’il nous place sous le regard d’autrui et, par voie de conséquence, sous son jugement. L’existence de la plupart d’entre nous, notamment des jeunes, ne repose désormais, en partie, que sur la recherche d’une appréciation positive à travers un commentaire, un j’aime, un tag ou un pouce levé. Nous tombons, dès lors, dans la fabrique du consentement ou ce qu’Alexis De Tocqueville appelle la « Tyrannie de la majorité ».
Au-delà des effets pervers d’exposition de soi, d’intrusion dans l’intime, ces pratiques questionnent nos valeurs, car l’essentiel est non d’être, mais de paraître, quitte à s’inventer des indentés factices, cosmétiques. L’ironie est que de la domination que dénonçait Orwell, tous ces nouveaux dispositifs technologiques qui sont censés renforcer notre liberté, nous ont placés dans une nouvelle domination, une situation de servitude volontaire dans laquelle chaque individu est potentiellement victime et bourreau. Nos smartphones sont devenus autant de revolvers avec lesquels nous nous tenons les uns et les autres en joue, nous plaçant dans la situation d’être à la fois écoutants et écoutés à chaque instant. Aussi, à chaque fois qu’un nouveau scandale explose, il se produit un effet d’hypnose qui nous focalise sur les paroles et les images diffusées et non sur les moyens qui ont permis de les enregistrer. La transparence devient réversible, or un espace de liberté est un espace qui doit réfléchir sur sa liberté, sinon la liberté est vaincue par sa propre victoire et s’endort sur elle-même en devenant liberticide en abusant de ses procédures. Ces éléments sont importants pour la compréhension des limites de notre démocratie. Comment décrire le monde en 140 signes, pourtant nous n’y risquons tous les jours sur Twitter, souvent au risque de le caricaturer et d’être des procureurs en puissance.
Il faut dire qu’au Sénégal certains médias, toujours plus friands de scandales et de faits divers, ont joué un rôle important dans la multiplication des dérives. Cela est d’autant plus dramatique qu’à l’ère de la post vérité et du « fake news », beaucoup de nos journalistes s’affranchissent des règles élémentaires de leur métier. Le « fact checking » n’est plus une préoccupation et la maxime de Trump, « Any wrong news is a fake news » « Toute mauvaise nouvelle (désagréable) est une fausse nouvelle », devient une norme, y compris chez nous.
S’il est vrai que la surveillance verticale de « Big brother » est effrayante, il faut convenir que la possibilité de rendre public, en une seconde, tout acte de l’autre est tout aussi effrayante. En réalité, il n’existe pas de bonnes ou de mauvaises technologies. Ce sont les usages que nous en faisons qui sont bons ou mauvais. Pourtant ces outils peuvent être de formidables leviers pour la connaissance et le développement. Malheureusement, la tendance des usages au Sénégal, comme dans de nombreux autres pays, n’est pas rassurante tant les abus sont fréquents.
La meilleure solution face à ces dérives reste l’éducation. Les programmes scolaires devraient comporter des modules consacrés à la formation aux médias sociaux. Les médias ont également un rôle crucial à jouer dans cette lutte, d’abord dans la mise à niveau des journalistes et une plus grande exigence envers eux, mais également dans la sensibilisation du grand public sur les dangers liés aux médias sociaux. Une autre solution est un retour à nos valeurs traditionnelles et religieuses, car toutes s’opposent à la diffamation, à l’insulte, à la méchanceté gratuite, au quolibet. La justice devrait également se saisir de ces questions en mettant en place un cadre juridique qui protège les citoyens face à ces dérives.
Dr Papa Cheikh Saadbu Sakho Jimbira
(Source : [Le Soleil->http://www.lesoleil.sn/), 20 février 2017)