Exploitation de la Licence 4G de Communications sans fil au Sénégal : Quelle lecture stratégique devrons nous en faire ?
lundi 18 juillet 2016
Introduction
Au mois de juin 2016 le Directeur de l’Autorité de régulation des télécommunications et des postes (ARTP), Abdou Karim Sall annonçait l’octroi de la licence 4G à Orange. Cet octroi de licence a suscité un débat assez intéressant au Sénégal. Il est aujourd’hui important d’éclairer le citoyen sénégalais afin qu’il puisse comprendre les véritables enjeux de la 4G dans le développement économique et social de notre pays. Dans cet article je vais d’abord expliquer la 4G, ses caractéristiques et ses potentialités, pour ensuite procéder à une analyse objective de la contribution de l’attribution de la License 4G.
La Technologie 4G ses caractéristiques et ses enjeux
Dans le rapport « Les lions passent au numérique : le potentiel de transformation d’Internet en Afrique », publié le 20 novembre 2013, l’institut de recherche McKinsey Global Institute (MGI) estimait que la contribution de l’Internet au PIB annuel de l’Afrique pourrait passer de 18 milliards de dollars aujourd’hui à 300 milliards de dollars en 2025. Cette étude met en évidence l’opportunité que constituent de nos jours les Technologies de l’information (TICs) dans la création de richesse dans des économies comme la nôtre. Il est donc d’une urgence nationale d’accroître la contribution des TICs à notre PIB ; cette contribution se situant présentement à environ 3.3 %. La 4G nous offre une opportunité sans précédent d’accomplir cette tâche. Avec la 3G, les données Internet et les conversations téléphoniques séparées durant la transmission, réduisant ainsi le débit qui doit alors être partagé entre les utilisateurs connectés. Par contre, la 4G dans son fonctionnement réunit l’ensemble des données garantissant un transfert de données de meilleure qualité avec des débits plus élevés variant de 100Mb/s à 1Go/s. La possibilité de mettre de 5 à 10 fois plus d’utilisateurs autour d’une même antenne pour la même qualité de service ainsi que la possibilité d’émettre beaucoup plus d’informations, grâce aux débits montants, constituent une vraie révolution dont on ne mesure pas encore pleinement les enjeux. Ce système rend plus accessibles de nouveaux usages permettant ainsi des applications modernes telles que la télémédecine, l’enseignement à distance et la vente en ligne. Ces secteurs pourront ainsi prendre leur envol définitif dans notre pays, si la gouvernance du secteur se fait comme il faut.
Au-delà de l’aspect technologique de la 4G, le Sénégal se voit offrir l’opportunité de bâtir une « Knowledge Based Economy » ou « l’Économie du Savoir » en favorisant l’introduction de services dans de nouveaux modèles économiques tels que les « Internet of Things » (IoT) et l’exploitation de la « Big Data Technology » qui, selon les projections, représentent un marché de plusieurs centaines de milliards de dollars au niveau mondial.
Toutefois, l’exploitation de la 4G pose un certain nombre de défis dont les principaux sont :
- L’investissement adéquat au niveau des infrastructures ;
- La mise en place de nouvelles régulations adaptées au contexte actuel ;
- Le développement de l’expertise locale ;
- La démocratisation de l’accès au 4G pour tous.
C’est aujourd’hui une priorité pour l’ARTP de développer une stratégie cohérente afin de pouvoir relever ces défis le plus rapidement possible sous peine de voir le Sénégal rater cette immense opportunité qui est celle de se positionner comme leader régional dans le domaine de l’économie numérique face à des pays agressifs comme la côte d’ivoire, le Ghana et le Nigeria.
Analyse des conditions d’attribution de la License 4G
L’annonce de l’octroi de la License 4G à Orange pour un coût de 32 milliards pose problème aussi bien au niveau financier qu’au niveau technique.
L’analyse de l’attribution de la licence 4G a Orange conduit à s’interroger sur la rationalité du processus de détermination de ce prix. Il est bien vrai que pour les générations précédentes 2G/3G les attributions de licences en Afrique se sont faites dans un contexte d’incertitude concernant le succès des services télécoms sur le continent, les modèles d’affaires des opérateurs ou encore la rentabilité des investissements avec en conséquence une difficulté à quantifier les prix réels des licences. Cependant le dynamisme du secteur des télécoms aujourd’hui offre une excellente visibilité et des méthodes rigoureuses de calcul qui permettent aux décideurs politiques un meilleur benchmarking ainsi qu’une meilleure évaluation du prix de la licence 4G.
En 2015 MTN Cameroun s’est vu attribué une licence 3G/4G à 82 milliards CFA.
En côte d’ivoire, le prix de la nouvelle licence globale a été fixé à 100 milliards ;
Des opérateurs comme Maroc Télécoms et MTN ont dû débourser en décembre 2015 un acompte respectivement de 50 milliards CFA et de 75 milliards afin de pouvoir commencer l’exploitation de la 4G dès 2016.
Ces exemples illustrent le manque de rigueur dans la détermination du prix de la licence 4G au Sénégal et de ce fait, il ne serait pas exagéré d’affirmer que le montant de 32 milliards de FCFA représente une sous-évaluation du coût de la License, d’autant plus qu’en 2007 Expresso Sénégal a obtenu sa licence de 3 G à 95,7 milliards de FCFA.
Sur le plan technique l’analyse du cahier de charge qui a conduit l’octroi de la licence met en évidence des erreurs stratégiques qui, s’ils ne sont pas corrigés, handicaperont sérieusement notre habilité à utiliser la 4G comme rampe de lancement pour l’établissement d’une « Économie du Savoir ». Selon le cahier de charges présenté par l’ARTP, les opérateurs devront assurer la couverture 4G d’au moins 70 % de la population du Sénégal dans un horizon de 5 ans et 90 % dans un laps de 10 ans. Dakar et les capitales régionales devront être entièrement couvertes dans un délai de cinq ans et la totalité des neuf principaux axes routiers du pays en 10 ans. En donnant aux operateurs 5 ans et 10 ans pour attendre respectivement 70% et 90% de couverture de la population le cahier de charge semble ne pas tenir compte des points suivants :
Mettre l’accent sur la couverture géographique plutôt que sur la couverture démographique : l’analyse de la répartition démographique du Sénégal met en évidence que la population du Sénégal est inégalement répartie dans l’espace. Elle est concentrée à l’Ouest du pays et au Centre, tandis que l’Est et le Nord sont faiblement peuplés, ainsi mettre une couverture ciblant la population plutôt que la géographie désavantage l’intérêt national au profit des opérateurs qui ne devront pas fournir des efforts considérables afin de couvrir 70% et 90% des populations. Le cahier aurait dû mettre plutôt l’accent sur la géographie afin d’éviter de créer un fossé numérique entre l’Ouest/Centre versus le reste du pays et aussi de mieux désenclaver technologiquement le territoire dans son intégralité. Ce désenclavement est d’autant possible qu’avec les bandes 700MHz et 800MHz, aujourd’hui aux enchères, il est possible d’offrir une meilleure propagation du signal et une meilleure couverture en termes de distance rendant la couverture géographique beaucoup moins onéreuse pour les opérateurs.
La nécessité d’accélérer le taux de pénétration de l’Internet : Il est aujourd’hui reconnu qu’une pénétration de 10% de l’Internet dans un pays aura une incidence de 1% sur le Produit Intérieur Brut (PIB) global de ce pays. Par conséquent, une politique agressive de pénétration de l’Internet dans notre pays s’impose afin d’accélérer la création de richesse dont nous avons tant besoin. Une meilleure qualité de service doublée d’un débit Internet plus élevé ouvre aux utilisateurs un ensemble de potentialités encore jamais imaginé à ce jour. De ce fait, donner 5 ans et 10 ans aux opérateurs pour achever une pénétration de 70% et 90% de la population manque d’ambition et d’agressivité pour la mise à la disposition de nos populations d’un réseau Internet d’excellente qualité qui permettra à nos étudiants, nos chercheurs, nos entrepreneurs et les autres innovateurs du pays de tenir tête à la compétition. Ceci engendrera un manque à gagner considérable en termes de PIB pour notre pays surtout que ceci aurait pu se faire dans un délai beaucoup plus court.
La durée de vie des technologies : L’évolution rapide des nouvelles technologies de l’information dans tous leurs aspects a fait de sorte que le rythme d’obsolescence d’une quelconque technologie se trouve accélérée. Une majorité d’analystes s’accordent à dire que la 4G jouira d’une durée de vie plus réduite que ces prédécesseurs ; il n’est pas exagéré de dire que la 4G sera bientôt remplacée par d’autres générations de technologies encore plus performantes telles que la 4.5G ou la 5G. Partant de ce fait, le cahier de charge n’a pas prévu que la technologie 4G sera probablement en mode retrait avant 5 ou 10 ans ou même avant que sa couverture nationale ne puisse atteindre les taux de 70% et 90%. La question que l’on doit se poser est la suivante : Quel intérêt ont Orange, Expresso et Tigo à accélérer leur investissement pour les infrastructures de 4G si cette technologie devra laisser sa place à une autre technologie avant les 5 ans ou les 10 ans fixés ?
L’accessibilité à l’Internet de Qualité (Prix) : Les infrastructures constituent aujourd’hui le problème essentiel des pays d’Afrique dans leur quête d’accessibilité à la technologique numérique. Peu de pays ont réussi à ce jour à résoudre cette équation fondamentale. Le prix de l’Internet et de la transmission de données en général est assujetti aux infrastructures. Notre pays tient avec la 4G une occasion cruciale pour faire des avancées extraordinaires dans ce sens. Cependant, le cahier de charge tel que libellé laisse une très grande marge de manœuvre aux opérateurs dont la mission principale réside dans la réalisation de gains pour leurs actionnaires.
La 4G des télécommunications mobiles offre au Sénégal une opportunité historique de se jeter dans l’ère de l’économie numérique et construire une « Économie du Savoir », mais aussi dans un cycle de création de richesse sans précèdent. Dans ce contexte, il est impératif que nous nous assurions que l’attribution de cette License se fasse dans le plus grand intérêt du Sénégal car constituant non seulement une rampe de lancement pour l’acquisition de future technologies performantes mais aussi un apport pour la réussite du « Plan Sénégal Emergent » (PSE) qui repose en principe sur une création de richesse soutenue dans le long terme. Il est important que le cahier de charge et la méthode de calcul du prix de la License soient modifiés sur certains aspects afin de mieux tenir en compte des intérêts stratégiques du Sénégal et permettre à notre pays de jouer pleinement son rôle de leadership en Afrique subsaharienne face à des pays comme le Ghana, le Kenya, le Rwanda, le Nigeria, l’Afrique du Sud et la Côte d’ivoire.
Ibnou Taimiya Sylla [1]
(Source : Dakar Actu, 18 juillet 2016)
[1] Ibnou Taimiya Sylla est titulaire d’un Doctorat en Microélectronique – Option Communication sans fil de l’Ecole Polytechnique de Montréal (Canada) et d’un Masters en Administration des affaires (MBA) de l’Université de Dallas (Texas). Il a occupé des postes de responsabilité dans les Multinationales telles que Phillips (Hollande) et Texas Instruments (Texas – USA). Il a également participé au développement de plusieurs produits pour de grandes compagnies telles que Nokia, Samsung, Bosch, NTT-DoCoMo, NEC, Mitsubishi etc. Il est présentement Président du Parti Diisoo-MED (Mouvement pour l’Espoir et le Développement). Dr. Sylla est Aussi membre de la « World Affairs Council of the Greater Dallas », une organisation non partisane ayant pour mission l’étude et la compréhension de l’évolution des politiques économiques et sociales du monde et leurs impacts sur les différents secteurs économiques et sociaux de l’État du Texas.