Disons-le d’emblée, vouloir réguler ou contrôler la résonance des réseaux sociaux, c’est vouloir arrêter la mer avec ses bras ou vider l’océan avec une petite cuillère. C’est un projet aussi saugrenu que ridicule. Toutefois, l’inaction face à ce tsunami digital, cette déferlante de haine et d’Infox, c’est manquer à un devoir régalien. Durant l’acmé des récentes manifestations radicales, l’État du Sénégal a pris la décision lapidaire de couper l’accès aux réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Whatsapp, Tik Tok, Youtub etc). Une mesure inédite prise pour des raisons de sécurité, selon les autorités sénégalaises. Cinq jours durant, la majeure partie des sénégalais n’ont pas eu accès à ces réseaux même si certains ont contourné la restriction avec les VPN. A travers cette mesure, le gouvernement sénégalais a voulu tuer dans l’œuf la capacité de nuisance incommensurable des réseaux en de pareilles circonstances. L’état du Sénégal est allé plus loin en coupant la connexion 4G avant de la rétablir. Les cris d’orfraies sous le prisme économique n’ont pas manqué. Ces décisions ont semble-t-il permis d’apaiser la situation. Cependant, elles ont sidéré une partie de l’opinion. Certains y ont vu un énième acte contre la liberté d’expression au Sénégal voire un geste antidémocratique. La décision était-elle opportune ? Tout porte à le croire. Est-ce qu’elle était nécessaire ?
Tout porte à le croire également devant l’enjeu de la préservation de la stabilité de notre pays. Cette stabilité que toute l’Afrique nous envie, chaque sénégalais a le devoir et l’obligation de participer à sa consolidation car elle vaut tous les sacrifices. Je dis bien tous les sacrifices. Aujourd’hui, les plus grands oracles de l’innovation le confessent. Internet est l’une des rares créations de l’homme qu’il ne comprend pas tout à fait. C’est la plus grande expérience d’anarchie de l’histoire. A la fois source de bienfaits considérables et de maux potentiellement terrifiants, dont nous commençons à peine à mesurer les effets. Dans ce charivari digital que nous vivons, l’État ne peut pas mettre un gendarme derrière chaque sénégalais, mais il est du devoir des gouvernants de protéger les citoyens du danger d’où qu’il vienne : terre, air, mer, sous mer et aujourd’hui numérique. Cependant, force est de reconnaître que ces décisions ne peuvent pas être répétées à chaque début de manifestation. C’est la raison pour laquelle, nous devons poser le débat, engager la réflexion sur l’usage de l’internet, des réseaux sociaux en particulier. Se faisant, l’objectif est de susciter le débat public sur l’intoxication numérique sans jugement moral ni parti pris politique, mais en se posant modestement des questions qui s’imposent à mon humble avis : Comment cette frénésie digitale a-t-elle révolutionné nos existences ? Sommes-nous vraiment accros au numérique ? Quels sont les dangers de l’addiction digitale ? Quelles angoisses enfouies en nous viennent révéler l’hyper connexion ? Comment ne pas devenir esclave de ces pratiques plus ou moins addictives ? Quel est l’impact réel des réseaux sociaux sur la société ? C’est toutes ces problématiques qui nous intéressent ici.
Détricotage du tissu social, menace sur le vivre ensemble
Le génie de ces sociétés réside dans l’art de nous accoutumer voire de rendre indispensable ce dont nous n’avons pas besoin.
De mon point de vue, les réseaux sociaux incitent fortement au fast-thinking, le prêt à penser et à publier tout aussi néfaste à la prise de décision que le fast-food l’est pour la santé. À n’en point douter, Facebook, Twitter, Tik Tok et tutti quanti sont des canaux de relais révolutionnaires.
Dans le même temps, les réseaux sociaux disloquent les sociétés, déstabilisent les institutions, désacralisent les lieux de cultes, leurrent les jeunes. De surcroît, les réseaux sont également un redoutable tue-l’amour. Les réseaux ont la magie de nous enfermer dans un monde irréel. Le réseau social n’a pas d’émotion, ça n’a que des émoticônes. Par définition, un icône est un signe qui ressemble à ce qu’il définit, un signe qui est dans un rapport de ressemblance avec la réalité. Les émoticônes chercheraient donc à ressembler ou à suppléer les émotions. Sauf qu’un icône n’est pas une personne, un émoticône ne pourra donc jamais remplacer un individu, l’émotion est produite par l’homme et non pas par la machine. Ce qui est de l’humain restera de l’humain, ce qui est de la machine restera de la machine.
La viralité n’est pas la vérité
Au Sénégal, environ 4 millions de personnes sont connectés sur les réseaux sociaux. Un chiffre très important qui fait que la tendance est de croire que les mirages vus sur internet priment sur le réel. Le piège c’est de croire sans sourciller tout ce qui se dit sur les réseaux du fait de l’accessibilité trompeuse. En réalité, la désinformation ne fait qu’exploiter des préjugés.
Facebook et Twitter sont devenus des tours de contrôle de l’information ou tout le monde peut affirmer tout et n’importe quoi sans aucune preuve. Dans le réseau de Mark Zuckerberg les suppositions sont devenues des évidences.
Les réseaux sociaux ne concurrencent plus les médias traditionnels après les avoir décrédibilisés, ils les ringardises. Des informations totalement erronées sont acceptées sans ciller parce qu’elles confirment une opinion qu’on a déjà. En 2017, une équipe de chercheurs affiliée à l’American press institute a découvert dans une étude que sur les réseaux, l’identité de la personne qui partage un contenu et la nature du lien qui nous relie à elle importe plus que la fiabilité de sa source.
A partir de ce moment, chaque publication ou chaque live de n’importe qui peut être défini comme une source d’information.
Devons-nous rester inerte devant l’abrutissement général sur Tik Tok ?
Comment lutter contre le narcissisme ambiant sur Snapchat et ses filtres déroutants ?
Il est curieux de savoir que certains concepteurs et développeurs de ces réseaux sociaux les ont restreints à leurs propres enfants.
En 2017, un ancien cadre de Facebook a tenu cette déclaration déconcertante : « je me sens tellement coupable d’avoir contribué au développement d’un outil qui déchire le tissu social ».
Chamath Palihapitiya n’est personne d’autre que l’ancien vice-président chargé de la croissance des audiences de Facebook devenu Meta. Son job était de faire en sorte qu’il y ait toujours plus d’inscrits sur la plateforme. Dans son mea-culpa, il annoncé avoir interdit à ses enfants de toucher à « cette merde » selon ses mots en nommant Facebook. Les aveux de cet homme que Facebook a rendu riche ont poussé la société de Mark Zuckerberg à se fendre d’un communiqué. L’entreprise américaine explique que « Quand Chamath était chez Facebook, nous avions pour objectif de bâtir de nouvelles expériences social media et de faire grandir Facebook à travers le monde. Facebook était alors une entreprise très différente, et en grandissant, nous avons réalisé à quel point nos responsabilités avaient grandi également. Nous avons beaucoup travaillé et étudié avec des experts et des universitaires pour comprendre les effets de notre service sur le bien-être, et nous nous en servons pour agir sur le développement de notre produit »
Il se trouve que les propos de Mr Palihapitiya font échos à ceux d’un autre cadre et pas des moindres de Facebook, Sean Parker ancien président de l’entreprise.
D’après ce magnat des nouvelles technologies au début des années 2000 que Facebook a rendu riche lui aussi ,« Facebook est créé pour profiter de la vulnérabilité de l’homme ».
Ces références sur Meta sont symptomatiques de la capacité de nuisance des réseaux « sociaux ». Globalement ces sociétés adoptent la même stratégie d’accaparement de l’indépendance intellectuelle pour des raisons mercantiles.
Le groupe Meta est pionnier dans ce domaine, mais la démarche est la même chez les autres. Capter l’attention et vous garder le plus longtemps possible. Tout est fait pour que vous ayez une petite dose de dopamine appelée l’hormone du bonheur. Cette molécule du plaisir qui nous procure un sentiment de satisfaction en récompense à certaines actions. Cette substance qui facilite la prise de décision est à la base des addictions, les plus grands spécialistes l’ont reconnu. Les réseaux sociaux fonctionnent sur la sécrétion de dopamine à chaque like ou commentaire. Un mécanisme qui détruit dans le long terme le fonctionnement de la société.
Aujourd’hui, aller sur un réseau social n’est plus intentionnel mais instinctif. Nous scrollons sans objectif précis, sans savoir ce que nous recherchons. Comme un besoin de satisfaire une curiosité innommable, imaginaire.
Dualité entre l’intention et l’instinctif
Censés nous ouvrir les yeux sur le monde, les réseaux sociaux nous enferment dans une bulle de filtre. Ils nous mettent des œillères, plus rien ne compte à part ce que nous observons constamment. Ne rien faire, c’est accepter de vivre dans un monde ou disparaît tout humanisme. Nos choix ne sont plus guidés par l’esprit mais par les algorithmes. D’acteurs de nos vies, nous devenons spectateurs, d’indépendants, nous devenons des dépendants intellectuels. Jadis libres de nos choix, nous plongeons dans un suivisme digital.
Sans le savoir nous sommes programmés au rythme de nos « j’aime et partage ». À force de visionner, d’aimer et de partager un sujet, l’algorithme nous en propose davantage. Cette dangereuse ritournelle nous enferme dans un univers construit à partir de nos préférences affichées. Une règle dite règle d’inférence se construit à partir de ce qui est observé de nos penchants. Une opération insidieuse de déduction qui ne reflète nullement la réalité sur nos réelles orientations. Car, Liker ou partager ne veut pas dire adhérer, on peut partager par répugnance ou par solidarité comme on peut liker par dégoût. L’objectif de ce processus est de profiler les êtres humains. Malheureusement, tous les géants du net procèdent de la même façon. En fonction de nos choix, ils créent des profils de base de données à la merci du marketing digital.
La question est de savoir, comment faisait-on avant ? Étions nous tous des ignorants avant l’avènement du tout numérique ? Étions nous malheureux avant la création de Facebook en 2004 (seulement) ?. Les plus grands érudits de l’humanité ont vécu sans les réseaux sociaux. Idem que les meilleurs innovateurs de notre époque, à l’image du regretté fondateur de la marque Apple. Steve Jobs n’utilisait pas les réseaux sociaux. En plus d’être des freins à la créativité, les médias sociaux sont des usines de fabrication de malheur. Leur coté intrusif détruit l’inviolabilité du privé, le téléphone portable nous accompagne partout au quotidien. Les données renseignent que le taux de pénétration du mobile est estimé à 119,2%. Des chiffres qui ne cessent de croître. Quel que soit le lieu ou le moment, il est de plus en plus difficile de résister au son d’une notification. Et c’est à partir de ce moment, que les réseaux sociaux nous privent de notre indépendance intellectuelle. Nous perdons un temps fou sur nos téléphones sans se rendre compte de la charge mentale que l’on s’inflige.
Nous croyons manipuler nos téléphones alors que c’est eux qui nous manipulent.
Cet envahissement numérique détricote les fondements des sociétés et des traditions. Il n’y a plus de frontière entre la vie publique et la vie privée. Les chroniques de l’indécence sont légion sur la toile. La vulgarité, le « matuvisme » , le mensonge et la délation sont érigés en mode. Cette supercherie généralisée envoie de mauvais signaux à la jeune génération. À ce propos, il est intéressant d’observer que beaucoup d’individus célèbres via le canal des réseaux sociaux se sont vite retrouvés dans les abîmes du néant. Les exemples sont légions mais le cas Samba Ka mérite que l’on s’y attarde. Ce jeune berger issu du nord-ouest est le parfait exemple. Surnommé le Tik Tokkeur aux 20 vidéos par jour, Samba Ka a attiré l’attention des internautes avec ses vidéos « hilarantes » au point d’être invité à Dakar. Il fut l’attraction une semaine durant, tristement exposé partout, d’une façon indécente, en public comme en privé. Tout le Sénégal ou presque s’est fendu la poire avec ses vidéos jusqu’à la lassitude. Et puis, plus rien. Malheureusement, sa dernière apparition dans le débat public était moins drôle hélas car n’ayant pas bien vécu ce retour à l’anonymat. Était-il préparé à cette subite exposition ?
Tout le monde n’est pas à l’aise avec la célébrité et tout le monde n’est pas destiné à être sous le feu des projecteurs. Le regretté Thione Seck a chanté « SIW DOU DIAMI BOROM ».
Si la télé rend fou, les réseaux sociaux écervèlent. La recherche du buzz permanent pousse le bouchon jusqu’à la désacralisation des lieux de cultes. Comble de l’absurdité, souvenez-vous de cette scène surréaliste à la capitale du mouridisme. Une comédienne a improvisé un snap sur le toit de la mosquée. Une vidéo enregistrée du haut du minaret de la mosquée de Touba. Elle se confond en excuse devant le tollé général, mais le mal est fait. Cette désacralisation du culte parasite les cérémonies religieuses du fait de l’empressement qu’ont les pèlerins à s’afficher sur les réseaux sociaux.
Honnêtement, il est difficile aujourd’hui au Sénégal de différencier cérémonie cultuelle et cérémonie culturelle.
À l’heure ou le succès se mesure à ce qui se cumule en ligne, lever le pouce c’est ralentir le rythme effréné de connexion à internet et sur les réseaux sociaux en particulier pour se reconnecter sur soi-même et sur ses proches.
Chérif Diop, Journaliste citoyen sénégalais
(Source : Pressafrik, 11 juin 2023)