Entretien exclusif avec Kersti Kaljulaid, présidente de l’Estonie, le pays qui veut partager sa success-story numérique avec l’Afrique
vendredi 7 décembre 2018
En visite officielle à Cotonou, la présidente estonienne Kersti Kaljulaid a répondu à l’appel du Bénin qui a sollicité l’expertise du pays balte dans la construction de sa gouvernance numérique. La dirigeante a accordé, à l’occasion de ce séjour, un entretien exclusif à l’agence Ecofin. Au cours de cet échange, elle est revenue sur la particularité du modèle estonien tourné vers le tout-digital, les grands enjeux du secteur numérique comme les données personnelles et la prépondérance des GAFAM, ou encore les perspectives qui s’offfrent à l’Afrique dans le domaine.
AE : L’Estonie est aujourd’hui un pays acclamé pour ses performances dans le secteur numérique. Comment construit-on un success-story nationale de ce type et en quoi le Bénin peut-il s’inspirer de votre exemple ?
KK : Le Bénin et l’Estonie présentent beaucoup de similarités. Nous avons dû repartir à zéro et à plusieurs reprises. L’Estonie est devenue indépendante, il y a maintenant 100 ans, mais nous avons été sous occupation soviétique pendant une cinquantaine d’année et quand nous avons retrouvé le contrôle de notre pays, le revenu mensuel moyen tournait autour de 30 $. Il est aujourd’hui de l’ordre de 1300 euros et ce progrès a été réalisé parce que nous sommes en Europe, et donc nous avons accès au marché européen. Mais le Bénin aussi a cet avantage malgré la distance, notamment grâce aux accords de partenariat économique (APE).
« Quand nous avons retrouvé le contrôle de notre pays, le revenu mensuel moyen tournait autour de 30 $. Il est aujourd’hui de l’ordre de 1300 euros. »
L’autre facteur, qui est probablement plus important pour expliquer le décollage de l’Estonie, est que très vite, nous nous sommes tournés vers l’économie de marché. Et nous ne nous sommes pas contentés de déclarations d’intention, nous avons adhéré aux fondements mêmes de ce principe. Aussi, chez nous, vous êtes seulement taxés si vous achetez quelque chose ou vous versez des dividendes. L’impôt sur le revenu, l’impôt sur le revenu des entreprises ou sur le capital réinvesti n’existe pas. En outre, tous les capitaux sont traités de la même manière. Il n’y a pas d’avantages particuliers pour des capitaux en provenance de pays de l’est ou de l’ouest, et vous pouvez gagner autant que vous voulez, puisque le niveau des taxes qu’il y a à payer n’évolue pas, et il y a une taxe proportionnelle universelle pour les revenus, les salaires et tout le reste. Aussi, voyez-vous, nous avons voulu créer un environnement favorable à l’investissement et pour ça nous avons dû faire des réformes. Et ici au Bénin, il y a tous les pre-réquis pour ça avec un pays, qui est une démocratie et qui a de la stabilité dans une région qui l’est peut-être un peu moins. Aussi le pays a-t-il des atouts pour attirer des technologies et des investissements.
AE : Après le Bénin, vous serez au Sénégal. Pourquoi l’Afrique intéresse aujourd’hui l’Estonie et quel avantage le continent aurait-il à se tourner vers votre pays ?
KK : Nos compagnies s’intéressent à l’Afrique aujourd’hui car le marché occidental est saturé. Aujourd’hui, il y a beaucoup de grandes compagnies qui ont des produits standards qu’ils facturent et qui n’offrent pas des modifications pour les adapter aux besoins spécifiques de leurs utilisateurs, alors que nos compagnies en Estonie ont pour habitude de fournir des services sur mesures à leurs clients. Et ces compagnies sont à la recherche aujourd’hui, en Afrique et ailleurs, d’opportunités pour continuer à fournir des solutions spécifiquement conçues pour leur clientèle et qui offrent à également à cette dernière un avantage au niveau du coût.
« Nos compagnies s’intéressent à l’Afrique aujourd’hui car le marché occidental est saturé. »
J’espère que nos compagnies trouveront ici une plateforme à partir de laquelle elles pourront se projeter vers le reste du continent. Pour ce faire, elle devront travailler avec leurs homologues d’ici car les entreprises locales connaissent mieux la région que les nôtres ne le pourront jamais. Ce savoir constitue une opportunité pour nos entreprises de développer leurs activités et, dans le même mouvement, d’améliorer l’économie de la région. Et l’un des grands avantages de la technologie est qu’elle ne connaît pas la barrière de la géographie. Ainsi, pouvons-nous coopérer sans même avoir à nous déplacer d’un continent à l’autre.
AE : L’Afrique est un continent qui intéresse de plus en plus de pays, dont la Chine par exemple qui y investit massivement. Quelle est la différence entre votre approche et celle de ces autres pays ?
KK : Vous dites que la Chine, par exemple, veut investir dans vos pays. Ce n’est pas notre approche. Nous n’investissons pas en tant que pays. Nous avons créé un environnement favorable à la libre-entreprise et ce sont ces entreprises qui veulent investir dans vos pays. Nous ne voulons pas de traitements particuliers pour nos entreprises ou nos investissements. Nous voulons juste que toutes les entreprises et tous les capitaux aient le même traitement dans vos pays.
« Voir des secteurs économiques vitaux aux mains du capital public d’autres pays est quelque chose qui devrait être évité partout. »
Que tout le monde paye les mêmes taxes, que les systèmes en vigueur soient transparents, que les règles soient facilement applicables et que les entreprises publiques de quelques régions que ce soit, ne soient pas particulièrement favorisées au détriment d’autres entreprises. Sur ce dernier point, nous pensons qu’une telle politique serait mauvaise, non seulement pour nos entreprises ici, mais également pour les PME locales, car elles ne pourront pas se développer sans se heurter à un plafond de verre. Voir des secteurs économiques vitaux aux mains du capital public d’autres pays est quelque chose qui devrait être évité partout. Et je pense que les petites économies devraient particulièrement y prêter attention car cette situation peut avoir un effet dévastateur sur leurs activité économique.
AE : La prédominance des géants du net (Google, Facebook, Amazon, Apple et Microsoft) inquiètent citoyens et Etats. Quelle doit être selon vous la réponse des pouvoir publics face à cette situation ?
KK : Cette question me fait penser à des économistes qui ont publié sur le sujet, il y a de cela quelques semaines. Dans le secteur privé nous avons ces mastodontes qui ont pratiquement tout fait pour que nous accédions à ce monde digital dans lequel nous sommes. Mais dans le même temps, ils ont limité l’accès au marché à beaucoup d’entreprises, du simple fait de leur taille, ce qui crée des complications. Et ces économistes alertaient le secteur public, qui s’intéresse assez tardivement à ce monde, des dangers liés à cette situation. Nous comprenons que ceci constitue un risque pour nous et pour un développement équitable, qu’il y ait une telle concentration du marché. Nous devons donc lutter contre cette situation.
« Nous savons exporter ce savoir via notre secteur privé. »
Les auteurs de ce travail invitent tous les pays qui digitalisent de plus en plus leurs services publics à se tourner vers des compagnies locales qui ont d’abord l’avantage de comprendre le système dans lequel elles évoluent, qui ne l’inclineront pas vers des services à grand volume et qui permettront le maintien des différentes cultures d’Etat dans le digital. C’est un propos dans lequel je me retrouve parfaitement parce que, comme je le dis toujours, votre culture digitale sera, dans une certaine mesure, à l’image de votre pays. Le digital ne rend pas votre culture d’Etat pire ou meilleure, il la rend juste plus efficiente.
AE : Les données personnelles sont au coeur d’un débat très actuel dans le monde du numérique, que doivent faire aujourd’hui les Etats et les citoyens pour protéger leurs données et créer un monde numérique plus sain ?
KK : Avant tout, il faut la création d’un cadre légal. Ainsi par exemple, les grandes compagnies ne pourront pas utiliser les données sous des formes personnalisées. Elles ne pourront pas s’en servir par exemple pour influer sur le cours d’une élection. Tout ceci peut se faire, mais ce qui serait plus efficace serait que, conjointement, les gens réalisent que la partie d’internet qui n’est pas protégée par des outils comme les signatures digitales, n’est pas sécurisée. Ils ne doivent donc pas donner leurs informations dans ces endroits, ou, s’ils le font, qu’ils soient bien au fait des risques encourus. Qu’ils comprennent bien que, dans bien des cas, ils vendent leurs données personnelles pour des services gratuits.
Dans le même temps, les gouvernements ont l’obligation de construire des systèmes nationaux sécurisés où chacun peut être identifié grâce à une identité digitale, et que les données échangées dans ces systèmes soient cryptées et protégées du monde extérieure. Les Etats doivent s’engager, tant au niveau de la technologie que du cadre légal, à préserver les données de ses citoyens. C’est ce que nous sommes parvenus à faire en Estonie où, par exemple, aucun service public ne peut consulter les données des citoyens s’il n’y a pas un besoin absolu de le faire. Un policier ou un médecin ne peut consulter n’importe comment les données d’un citoyen. Ce serait une violation de la loi. Il y a donc nécessité de veiller aux aspects technologiques et juridiques. Mais pour moi, le début d’une hygiène virtuelle commence par la construction d’une identité digitale.
Cette identité permet au citoyen de se faire reconnaître des autres et d’effectuer ses opérations. En construisant un tel système, internet devient plus sûr. On ne dépend plus de la partie anonyme et non-sécurisée d’internet pour les transactions.
« Pour moi, le début d’une hygiène virtuelle commence par la construction d’une identité digitale. Cette identité permet au citoyen de se faire reconnaître des autres et d’effectuer ses opérations. »
Je pense que c’est une obligation pour nos Etats de construire un environnement internet sûr pour leurs citoyens. Je n’ai rien contre les grands services internet, mais les gens doivent juste comprendre quels sont les risques qui y sont liés. Si les gens sont prêts à prendre ces risques, ça ne constitue pas un problème. Certains sont prêts à vendre leurs données personnelles en échange de services gratuits. C’est un bon business modèle, mais je ne pense pas que ça cadre avec la notion de service public.
AE : L’Afrique est aujourd’hui en train de se construire un système digital, vu de votre position, quelles sont les erreurs aujourd’hui que nos pays doivent éviter de commettre dans ce processus ?
KK : Certaines erreurs que nous avons, peut-être fortuitement, évité de commettre sont en train d’être commises actuellement par d’autres gouvernements. Quand on observe, certains gouvernements, mais aussi certaines municipalités, développent actuellement beaucoup de services digitaux pour leurs citoyens. Ils le font par le biais d’applications, sans développer une ossature commune. Ainsi, les gens doivent se renseigner à chaque fois sur quelles applications ils doivent télécharger afin de bénéficier d’un service public spécifique. Ils doivent réintroduire les mêmes informations à chaque fois afin de s’inscrire, parce que ces applications n’ont pas une ossature commune. Donc, il n’y a pas d’effet d’économie d’échelle. Ce qu’il faudrait ce serait de construire une ossature qui contiendrait toutes les informations sur un citoyen, de sorte à ce que chaque application puisse consulter cette base et fournir le service public demandé. Bien entendu, les informations de cette base de données centrale doivent être protégées et ne doivent nullement servir à profiler le citoyen. L’avantage d’avoir une ossature commune à tous les services digitaux, permet la mise en place d’une identité digitale.
« Ce qu’il faudrait ce serait de construire une ossature qui contiendrait toutes les informations sur un citoyen, de sorte à ce que chaque application puisse consulter cette base et fournir le service public demandé. »
De fait, des services privés comme les banques et les télécoms doivent également pouvoir accéder à cette base de données commune. Beaucoup de pays ont commis l’erreur de créer des services publics en ligne en excluant les banques et le télécoms. Nous avons chez nous, un accès unique aux banques, aux télécoms et aux services publics. L’Etat fournit donc à chacun un kit d’identité unique qu’il doit bien garder afin d’accéder à tous ces services.
AE : Vous avez développé sur le digital une expertise qui est aujourd’hui mondialement reconnue. Etes-vous aujourd’hui dans une dynamique de partage de cette expertise, et si, oui, quelles sont les dispositions que vous prenez pour le faire ?
KK : Notre position actuellement est d’essayer de partager et d’aider au maximum de nos capacités. Déjà en 2004, nous avons cherché le moyen de capitaliser sur notre expérience et en 2005, je pense, nous avons créé une académie dédiée à l’e-gouvernance. Nous l’avons fait car nous savions que nous avions mis en place chez nous quelque chose de spécial mais nous savions qu’en tant que petite nation de plus d’un million de personnes nous avions besoin de le mettre à profit et le porter à un niveau plus grand. Les Nations unies nous ont apporté le moyen de le faire afin de partager ce savoir. Nous espérons être au sommet de l’Union africaine en février prochain pour aborder le sujet de l’e-gouvernance. Nous le ferons également à la réunion des pays de la communauté caribéenne (Caricom).
« Il est plus facile de travailler là où le cadre légal est clairement défini. »
Nous le faisons car nous réalisons que si nous, en Europe, nous inquiétons de ce que beaucoup de gens viennent chez nous, nous devons nous arranger pour rendre la vie meilleure chez eux et donc leur permettre d’accéder à des opportunités d’emploi sans partir de chez eux. Nous considérons cela comme une mission importante. Notre aide au développement se concentre sur le digital et le développement du modèle de l’e-gouvernance, et ceci concerne beaucoup l’Afrique. Nous avons un mémorandum d’entente avec l’Union africaine. Nous avons choisi cette institution car elle nous permet d’atteindre le plus grand nombre de pays et donc de gens.
« Notre aide au développement se concentre sur le digital et le développement du modèle de l’e-gouvernance, et ceci concerne beaucoup l’Afrique. »
Cette année avec le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), nous avons lancé un nouveau cadre afin de créer un modèle qui aidera les gouvernements des pays dans lesquels le PNUD a une mission. Ainsi par exemple, si un gouvernement exprime le désir, par exemple de digitaliser ses registres d’Etat civil ou son cadastre, il faut qu’il définisse clairement ce qu’il entend faire, ensuite l’académie d’e-gouvernance de l’Estonie peut accompagner le pays en partageant son expérience avec ses autorités et ensuite notre secteur privé peut suivre et mettre son expertise à disposition.
Cette expertise pourra être financée via le capital privé ou l’aide au développement. C’est le modèle que nous pensons actuellement implémenter afin de partager notre savoir. Il y a déjà une grande demande, aussi les pays qui peuvent formuler leurs besoins de façon claire et précise nous permettent de mieux cerner ce que nous pouvons faire avec eux. Ces pays sont ceux qui retiennent le plus notre attention et c’est actuellement le cas du Bénin
« Un des pays du Golfe affirme qu’il ont progressé d’une centaine de place dans le classement “Doing Business” parce que leurs activités sont administrées par le biais d’un système mis en place par des compagnies estoniennes ».
Les compagnies estoniennes implémentent l’e-gouvernance en ce moment en Ukraine, en Namibie, au Botswana et dans les pays du Golfe. Ceci représente une part non-négligeable de notre économie, entre 5 et 6%, je pense. Nous savons donc exporter ce savoir via notre secteur privé. Un des pays du Golfe affirme qu’il ont progressé d’une centaine de place dans le classement “Doing Business” parce que leurs activités sont administrées par le biais d’un système mis en place par des compagnies estoniennes.
AE : Et bien entendu tout ceci est fait sur mesure ?
KK : Oui Bien entendu. Vous ne pouvez pas juste prendre notre système et le reproduire, par exemple, dans le cadre légal d’Oman. Il est plus facile de travailler là où le cadre légal est clairement défini. Dans beaucoup de pays, le système de taxes n’est pas très clair, et comme ce n’est pas facile à comprendre, il est difficile, voire impossible, d’y implanter des services digitaux. C’est alors aux gouvernants de définir clairement les choses. Nous avons des consultants politiques dont le travail est de poser les questions relatives à la taxation et au changement de catégorie fiscale. Parfois c’est si compliqué qu’ils sont obligé de dire à ces pays : « Simplifiez d’abord les choses », ensuite, nous pourrons intervenir.
AE : Vous êtes au second jour de votre visite, quel opinion avez-vous pu vous former sur le Bénin jusque-là ?
KK : En fait, je suis là depuis moins de 24h, mais pour ce que j’en ai vu, c’est un endroit qui essaie de donner de l’espoir aux jeunes, surtout aux jeunes filles. J’en ai vu quelques une à l’incubateur [Etrilabs NDLR], et elles sont libres de progresser, ce qui est pour moi un bon indicateur de l’espoir que génère un pays.
J’ai rencontré des ministres qui avaient l’air très au fait des réalités du monde, et j’ai aussi rencontré des gens qui avaient l’air impatients d’obtenir des résultats assez vite. Ils agissent beaucoup sur les réformes et je pense que cela peut être douloureux des fois. Mais, il faut croire dans les dirigeants, qui savent comment interagir avec le reste du monde. Néanmoins cette confiance doit aller avec le respect des libertés essentielles, et le Bénin est un exemple de démocratie en Afrique. Le leadership qui est à l’oeuvre dans ce pays manifeste le désir de le réformer en profondeur et il semble inciter à beaucoup de confiance pour le développement de ce pays. Aussi, dirais-je que j’ai beaucoup d’espoir pour votre pays.
Interview réalisée par Aaron Akinocho et Hermann Boko
(Source : Agence Ecofin, 7 décembre 2018)