Entretien exclusif : Amadou Top, Directeur exécutif du Comité national de pilotage de la transition de l’analogique au numérique (Contan)
lundi 9 février 2015
Il fut un temps, le Sénégal a grondé de brouhaha. Des opérateurs de télé, mécontents du Contan (Comité national de pilotage de la transition de l’analogique au numérique), ont fait entendre leur colère, leur pessimisme par rapport au respect du deadline du 17 juin 2015, pour basculer de l’analogie au numérique. A ce propos, l’on a longtemps toqué à la porte du Contan pour un entretien. En vain. « Nous n’avons pas encore toutes les données pour pouvoir vous parler », nous rabâchait-on. Alors, en milieu de semaine dernière, l’on a encore sollicité une demande d’interview. Cette fois-ci, c’est la bonne : rendez-vous est pris le samedi matin au siège du Contan, près du Collège Sacré-Cœur. Où l’on retrouve, Amadou Top, directeur exécutif du Comité national de pilotage de la transition de l’analogique au numérique, qui répond aux critiques et donne des raisons de croire à ce projet qui va révolutionner les télés sénégalaises.
L’on a beaucoup spéculé sur le manque d‘informations par rapport à la mise en œuvre de la transition de l’analogique au numérique, où est-ce que vous en êtes ?
Nous en sommes à la phase de mise en œuvre, nous avons procédé au choix d’un opérateur chargé de la mise en place des infrastructures. Il se trouve que l’entreprise choisie est sénégalaise, Excaf Télécom, chargée par le comité, pour le compte du gouvernement, de mettre en œuvre, de créer toutes les infrastructures. Que ce soit les infrastructures de multiplexage, de transport du signal vers les émetteurs et les infrastructures de diffusion. Et aussi de trouver les décodeurs qui vont avec, mais également de mettre en place les plateformes que le comité a choisi de mettre en œuvre, notamment pour disposer d’une télévision interactive. Aujourd’hui, nous avons mis en place le plan d’implantation de l’ensemble des infrastructures de réémission à travers le pays, qui sont au nombre de 29 et qui va nous permettre de couvrir la totalité du pays, avec comme objectif, la télévision partout et pour tous. C’est-à-dire, quand nous aurons terminé le travail, il n’y aura pas un seul village du Sénégal qui ne disposera pas de la télévision et qui ne pourra pas recevoir toutes les chaînes de télévision, comme elles seraient reçues à Dakar. Comme c’est en numérique, ce sera avec une grande clarté. Nous avons fini ce travail et nous avons fini le travail d’identification des émetteurs, installé la tête de réseau, duquel nous allons installer le centre nerveux, c’est-à-dire, ce qu’on appelle la tête de réseau national à partir duquel nous allons recevoir toutes les chaînes, les multiplexer et les envoyer à l’intérieur du pays, et un peu partout à travers le monde. Nous avons également mis en place un plan de collecte des programmes issus des diffuseurs, ce qu’on appelle la contribution. Et nous avons fait un travail assez important avec eux pour définir les conditions dans lesquelles nous allons récupérer leur signal et l’amener jusqu’à la tête de réseau. Ce travail est achevé, une partie sera transportée par Fibre optique, une autre partie par faisceau hertzien.
Est-ce que vous êtes prêts aujourd’hui compte tenu du travail qui a été fait, est-ce qu’à l’instant T, des zones du Sénégal peuvent basculer au numérique ?
Au moment où nous faisons cette interview-là, nous avons démarré les tests en simulcast, c’est-à-dire que les diffuseurs continuent de diffuser en analogique et nous, nous commençons notre test en numérique. Actuellement, nous avons un rayon qui va de Dakar à Tivaouane, derrière Mbour et donc, dans toutes ces zones-là, il y a le signal qui est disponible. Normalement, dans une semaine à dix jours, nous aurons le signal disponible à Touba. Dans un rayon qui va de Touba à Fatick et puis de l’autre côté, vers Kébémer et ainsi de suite. Nous avons découpé le pays en zones, nous pensions le faire en quatre zones, mais avec le temps qui nous reste, surtout pour les conditions de mise en œuvre, nous pensons que nous allons le faire trois zones : la zone 1, qui va de Dakar à Touba, la zone 2, qui va de Mbour, Fatick, Kaffrine, Kaolack, Tamba et qui va aller vers le sud Kolda, Ziguinchor et la zone 3, qui va aller de Saint-Louis, Matam, Kidira…et ce sont des zones que nous allons mettre en œuvre simultanément.
Certaines voix se sont élevées pour dire que le Sénégal risque de rater la date butoir du 17 juin 2015, est-ce que ces craintes des opérateurs qui ont eu à s‘exprimer sur le sujet étaient fondées ?
Ces craintes ne se justifiaient pas, parce qu’au Sénégal, il y a eu une prise en main très professionnelle de cette question-là, qui n’est pas une question simple. Nous sommes certains de terminer la mise en œuvre avant la date du 17 juin 2015 et de faire tous les tests possibles et imaginables. La seule difficulté à laquelle nous devrions faire face, c’est la distribution des décodeurs, environ 1 million de décodeurs à distribuer. Ça c’est un problème de logistique pure, mais du point de vue technique, technologique et d’élaboration, nous avons tout ce qu’il nous faut et nous avons commencé à déployer. Avant la fin du mois de février, nous aurons couvert à peu près 50 % des zones les plus populeuses.
Comment comptez-vous vous y prendre pour assurer la distribution aux ménages sénégalais, est-ce que cela ne vous tracasse pas ?
Pour les décodeurs, il va y avoir une distribution qui va suivre le plan de déploiement. Au fur et à mesure que nous nous déployons dans une zone, nous allons rendre disponibles les décodeurs dans cette zone-là. Les décodeurs seront acquis à des prix symboliques, 10 000 FCfa, à la portée de toutes les bourses. Et il n’est pas à exclure, comme est en train d’y travailler le gouvernement et le chef de l’Etat, qu’il y ait une partie des décodeurs qui puissent être distribués gratuitement aux familles nécessiteuses.
Pour certaines chaînes de télé, les responsables sont inquiets du paramétrage qui sera fait par Excaf, est-ce que, à ce niveau, vous avez anticipé sur les difficultés à venir pour répondre aux besoins techniques de ces télés ?
Dès le départ, nous avons décidé d’avoir un décodeur de dernière génération dans la norme DVBT 2 et à la compression Mp4 prévue par les normes DVB. Mais indépendamment de cela, nous avons, en plus, décidé, au Sénégal, de faire de la télévision interactive. Cela veut dire que les décodeurs vont, en plus de recevoir tous les signaux et de permettre à chaque téléviseur de les afficher en mode numérique, nous allons avoir également à utiliser ces décodeurs pour faire de l’interactivité. Nous pourrons faire de la télévision de rattrapage, nous pourrons faire de la télévision avec de l’interaction sur un certain nombre de faits, les opérateurs de télé pourront intégrer dans les images qu’ils envoient ce qu’on appelle des métadonnées, mais qui sont des informations qu’ils ajoutent à leurs images et qui pourront aider le téléspectateur à avoir plus de confort. Ce décodeur va également permettre de recevoir le « Program electronic Guide », des programmes sur 7 jours et 10 jours. Donc, les opérateurs n’ont pas à se faire du souci, nous prenons le signal chez eux, nous amenons à la tête de réseau, nous multiplexons et nous envoyons au décodeur, qui va se charger de faire tout le travail.
Certains opérateurs vous ont accusé de piloter en solo ce projet, pourquoi ne les avez-vous pas associés à cette mise en œuvre ?
C’est vrai qu’au départ, il y a eu quelques mésententes qui se sont très vite résorbées. Parce que d’aucuns pensaient qu’ils devaient être membres du comité, alors que nous avons dépassé la phase de réflexion sur ce qu’il faut faire. Nous avions déjà conçu un modèle sénégalais. Nous savions comment il fallait bâtir l’infrastructure, nous savions quel type de télévision il fallait mettre en place, nous savions comment il fallait le faire, le reste, c’était de le piloter, de le mettre en œuvre. Cette phase-là ne nécessitait pas la présence de tous les acteurs. C’est pourquoi le gouvernement a décidé de créer un comité exécutif et un comité de pilotage dans lequel figuraient la Primature, quelques ministères clés, pour piloter le projet. Et donc, pendant que nous travaillions, ils ne voyaient pas trop bien les résultats. Mais nous avons organisé un séminaire avec la Rts, pendant toute une journée et toutes les questions ont été mises sur la table, les gens sont repartis beaucoup mieux informés. La semaine écoulée, nous avons organisé une rencontre dans un grand hôtel de la place avec tous les diffuseurs, tous les acteurs de la télé étaient là et nous leur avons expliqué ce que nous allons faire et ils étaient très contents. Parce qu’ils savent très bien qu’ils vont tirer parti de ce passage.
Est-ce qu’on peut dire aujourd’hui que toutes les divergences de vue avec les opérateurs ont été aplanies ?
Je peux vous affirmer que nous les avons rencontrés individuellement et collectivement. A part une réticence, pour l’instant qui, nous le souhaitons, va se résorber rapidement. Aujourd’hui, il y a quasiment une unanimité de tous les acteurs à travailler ensemble. Et dans les semaines à venir, nous allons commencer notre opération de communication en direction des institutions d’abord, mais nous allons aussi communiquer en direction des professionnels, ensuite, nous irons vers le monde associatif. Et nous allons organiser des rencontres avec les gouverneurs et les populations…
Il y a un promoteur de télé, El Hadj Ndiaye de la 2Stv, qui nous a accordé une interview pour dire qu’il ne va pas s’engager dans quelque chose qu’il ne comprend pas, comprenez-vous sa préoccupation ?
Nous avons organisé trois rencontres individualisées avec chaque opérateur. Nous sommes allés chez lui le rencontrer, lui parler, lui donner les informations que nous avions. Après cela, nous les avons rencontrés collectivement. Malgré tout, il y en a un qui est réticent, pour des raisons qui lui sont propres et nous respectons son point de vue. Mais nous continuons à lui parler et à nous mettre à sa disposition pour lui donner toutes les informations dont il a besoin. Nous ne souhaitons pas qu’il y ait un seul opérateur qui soit en marge de ce processus. Le gouvernement et le Contan ne seront pas des opérateurs. Nous mettons en place les infrastructures et l’environnement qui permettent à chacun de s’en sortir.
Que voulez-vous dire, soyez plus explicite ?
Aujourd’hui, chaque opérateur doit avoir son studio de production, il doit également avoir son réseau de transport, mettre en place ses pylônes à l’intérieur du pays. Pour chaque pylône, il faut de l’énergie, une climatisation, il faut un transport de son centre nodal vers ces pylônes, il faut passer par des satellites pour arriver à cela. C’est la raison pour laquelle si vous sortez de Dakar, à part la Rts, vous n’avez pas les autres télés et sur le satellite, vous n’en avez que quelques unes. Parce que ça coûte cher. Or, dans la formule que nous avons décidé de mettre en œuvre, c’est nous qui transportons leur signal depuis leur studio, nous transportons le signal à travers tout le pays. Ils n’ont pas à s’en occuper. Les chaînes de télé n’ont plus de frais de pylônes, de frais d’antennes, ils n’ont aucun frais autre que de passage, que nous allons décider ensemble, pour permettre de faire fonctionner la tête de réseau. Ensuite, pour ceux qui le désirent, nous allons récupérer leur signal et l’amener partout dans le monde, pour la diaspora.
Des gens ont reproché au Contan et à l’Etat d’avoir choisi une télé concurrente pour piloter ce projet. Des voix se sont élevées pour dire que ça ne respecte pas les règles de la concurrence. A votre avis, est-ce que Excaf a les moyens de gérer cette transition ?
D’abord, sil faut faire la différence entre Excaf Télécom et les télévisions Rdv. Comme les autres, ils ont des télévisions, mais ils ont un groupe qui fait de l’événementiel. Ce groupe est dans la télévision depuis une vingtaine d’années. Nous ne sommes pas allés prendre Excaf sur un coup de tête. Nous avons lancé un appel à contribution, en disant : ceux qui ont une solution, qu’ils viennent nous la proposer. Mais nous sommes partis aussi de la situation du pays. Nous n’avons pas les moyens de mettre des dizaines de milliards de FCfa dans un projet tout de suite. Parce que c’était en pleine année, les budgets étaient votés. Dans l’appel d’offres que nous faisons, nous demandons à ceux qui sont intéressés de nous dire comment ils vont financer le projet et comment ils comptent se faire payer. Nous avons reçu 21 réponses venant de tous les pays connus dans le secteur de l’audiovisuel. C’est sur cette base que nous avons choisi Excaf, qui a proposé les mêmes solutions technologiques. En la matière, en réalité, tout le monde fait de l’intégration. Personne n’invente rien et puis, le reste c’étaient des montages financiers. Il y a des gens qui ont proposé des montages financiers, en disant : on prête à l’Etat de l’argent, remboursable sur un certain nombre d’années. Il y a des gens qui disent : nous installons, nous vous prêtons de l’argent, remboursable avec des facilités etc. Excaf a dit : je viens, j’installe et vous me donnez deux mixtes sur lesquels je vais mettre un bouquet et je vais me faire payer par la vente aux abonnements de ce bouquet-là pour les Sénégalais qui sont intéressés. Ceux qui ne sont pas intéressés, recevront la télévision comme tout le monde. Ceux qui veulent recevoir ce bouquet, qui amène des programmes internationaux, vont s’abonner et sur la base des abonnements, je récupère ma mise sur 5 ans dans un premier temps et si après évaluation je n’ai pas récupéré, on ajoute 5 autres années.
Est-ce que ces décodeurs ne risquent pas d’être coûteux pour les Sénégalais ?
Les Sénégalais n’ont rien à payer, hormis le décodeur. Le décodeur va coûter 10 000 F Cfa et vous l’achetez une seule fois. Pourquoi ? Parce que nous passons de l’analogique au numérique. Les téléviseurs qui sont dans les maisons actuellement sont analogiques. Plutôt que d’acheter une nouvelle télévision qui soit à la norme numérique et qui coûterait beaucoup plus cher, nous voulons juste raccorder aux téléviseurs existants, quel que soit le type de téléviseur, l’essentiel est qu’il y ait une prise Hdmi ou Péritel, ou encore une prise Ac, c’est tout. Ce type de prise, nous pourrons y connecter le décodeur. C’est tout ce que les téléspectateurs ont à faire. Maintenant, il va recevoir avec ça jusqu’à 40 chaînes nationales gratuites et Excaf va venir avec 40 autres chaînes payantes à un prix qu’il va définir. Et pour ceux qui veulent s’abonner, le décodeur permettra d’avoir les chaînes nationales et les payantes. Ceux qui ne veulent pas s’abonner continueront avec le décodeur, à avoir les chaînes nationales. Ce qui est surtout important, c’est qu’ils ne vont pas avoir seulement de la télévision. Ils vont avoir la télévision interactive, la télévision de rattrapage, ils vont avoir des décodeurs sur lesquels ils peuvent stocker des programmes, ils vont avoir accès à des bases d’informations, parce que nous allons archiver tous les programmes qui passent. A partir de maintenant, il va y avoir des archives automatiques disponibles pour tout le monde.
Jusqu’ici, est-ce que vous êtes rassurés par la qualité de travail fournie par Excaf, parce qu’on a parlé à un moment donné de sous-traitance ?
La sous-traitance dans ce genre de situation, vous ne trouverez aucune société au monde capable de monter un tel projet sans sous-traitance. Il n’y en a pas. Parce qu’entre les multiplexeurs, les modulateurs, les décodeurs, les antennes, le transport du signal…, il y a énormément de secteurs de la production audiovisuelle qui interviennent. La seule chose que vous pouvez faire, c’est de l’intégration. En plus de cela, nous avons « corsé » la question, en disant que nous voulons avoir de l’archivage en direct, de l’analyse d’audience en direct, la possibilité pour le téléspectateur d’interagir avec son téléviseur via un retour Internet. Ce sont d’autres éléments qu’on vient y ajouter. Et quel que soit l’opérateur, nous avons pu le voir, parce que tous ceux qui ont répondu à notre appel à candidature ont dû nous dire clairement que nous travaillerons avec tel ou tel fournisseur de transmetteurs, d’antennes, de décodeurs etc. Vous êtes obligé(s) de passer par là. Vous ne saurez jamais faire tout. Au contraire, nous sommes fiers de savoir qu’il y a une société qui peut prendre sur elle de mettre en place une équipe de Sénégalais qui vont aller prendre auprès de ces fournisseurs les différentes technologies qu’ils ont afin de les intégrer. Nous sommes très contents, parce que nous avons visité les installations et nous sommes rassurés. D’ailleurs, nous n’allons pas nous en tenir simplement à cela.
Est-ce à dire que les opérateurs n’avaient pas raison d’être mécontents du Contan ?
Exactement. Le Contan a travaillé dans des conditions assez difficiles, parce que c’était dans l’urgence. Mais nous avons eu la chance d’avoir un appui total du chef de l’Etat, qui d’ailleurs, est l’institution qui s’occupe directement du Contan. C’est ça qui a aussi permis d’aller vite. C’est directement logé à la Présidence, mais plus précisément, c’est le président de la République qui pilote le projet et à travers le président du Cnra (Conseil national de régulation de l’audiovisuel) Babacar Touré, qui est quelqu’un du secteur. C’est ça qui a fait que tous les goulots d’étranglement qu’on a connus dans beaucoup de pays…, nous avons pu y échapper.
Quel est le coût de la mise en œuvre de ce passage de l’analogique au numérique ?
La totalité de ce que nous avons prévu, c’est 39, 8 milliards FCfa, y compris un million pour les décodeurs, les pylônes. Les antennes seront toutes neuves, avec des doublures d’antennes. Nous avons prévu que chacun des multiplexes, chacune des têtes de réseau régionales devienne elle-même un multiplexeur. Ce qui fait que vous pouvez avoir une chaîne nationale qui est vue partout dans le pays, avec une chaîne régionale qui fait des émissions locales à partir des structures qui sont dans sa localité. Ça va aussi être valable pour les universités qui veulent mettre en place une chaîne universitaire.
Mor Talla Gaye
(Source : L’Observateur, 9 février 2015)