Entretien avec Cheikh Tidiane Ndiongue expert en télécommunications : ‘’Il faut éviter un remake de l’affaire Sudatel…’’
vendredi 17 avril 2015
Faire recours à un cabinet pour faire un travail pour lequel l’ARTP est mieux outillée. Cheikh Tidiane Ndiongue y trouve une aberration. L’Ancien directeur des Etudes et de la règlementation des postes et télécommunications veut que l’ARTP prenne ses responsabilités pour un contrôle efficace des opérateurs.
Il y a beaucoup de polémique dans le secteur des télécoms. Pensez-vous que les textes qui régissent le secteur (code des télécommunications) permettent à l’ARTP de mener à bien sa mission ? Ou alors pensez-vous qu’il faut réviser les textes ?
A priori et de manière générale, les textes réglementaires sont toujours perfectibles. Ils font régulièrement l’objet de modification et de complément, compte tenu des mutations rapides et permanentes qui caractérisent le secteur et qui empêchent toute visibilité au-delà du court terme. L’actualité le confirme avec l’examen et l’adoption en Conseil des ministres la semaine dernière d’un Projet de décret arrêtant les modalités de contrôle et de supervision du secteur par l’ARTP.
Est-ce que la proposition du choix d’un cabinet pour l’analyse des textes vous paraît pertinente ?
Vous savez, les modifications et les compléments apportés régulièrement au cadre légal et réglementaire résultent pour une large part des résultats du suivi et du contrôle de son application sur le terrain par l’ARTP. Aussi, l’ARTP est-elle plus outillée qu’un Cabinet pour faire un tel travail, en relation avec le Ministère chargé des Télécommunications. Je constate que l’ARTP fait systématiquement appel à des Cabinets pour faire le travail qui lui revient et pour lequel elle dispose des Ressources humaines nécessaires. En effet, qu’il s’agisse du contrôle des appels Entrants, de la gestion du processus de vente de licences, ou de l’analyse des textes, l’ARTP n’a pas besoin de faire appel à un Cabinet.
Ce serait incompréhensible, compte tenu des ressources humaines qu’elle possède. Le recours à un Cabinet est tellement injustifié que je ne peux m’empêcher de penser à cette vaste opération de corruption, de concussion et de prévarication que s’est révélé être le processus qui a abouti au choix de SUDATEL en 2007. Il faudrait éviter un remake de l’attribution de la troisième licence dont le processus est jalonné de scandales. D’abord dans les faramineuses sommes dépensées (environ 1,5 milliard de francs Cfa) pour s’attacher les conseils d’un cabinet tout au long du processus ; ce qui n’était pas utile car notre pays dispose d’une expertise en la matière et sollicitée même à l’étranger, avec une rémunération dont le montant est sans commune mesure avec celui alors payé.
L’ARTP semble décidé à contrôler davantage le secteur des télécommunications. Pourquoi maintenant ?
C’est une question qu’il faudrait peut-être poser à l’ARTP. Cependant, en tant qu’observateur, comme j’ai eu à le dire depuis plusieurs années dans différentes interviews, mon sentiment est qu’elle devrait davantage assumer ses responsabilités en remplissant la mission de régulation du secteur des télécommunications qui lui revient. Le contrôle est une des tâches relevant de cette mission. En conséquence, s’il est avéré que l’ARTP est décidée à contrôler davantage le secteur comme vous le dites, je ne pourrais que m’en féliciter.
Pour l’instant, la Sonatel refuse l’installation du dispositif de contrôle. Comment interprétez-vous ce refus ?
Je ne sais pas. Il faudrait peut-être poser la question à la SONATEL. Cependant, avec le Projet de décret examiné et adopté en Conseil des ministres la semaine dernière, comme je l’ai rappelé il y a quelques instants, je crois comprendre qu’il y avait peut-être un vide juridique que ledit décret va combler lorsqu’il sera signé et publié.
L’installation du matériel de contrôle, à votre avis, doit-elle être permanente ou périodique ?
Il faut qu’elle soit permanente, car le monitoring doit être régulier et permanent. L’ARTP doit être en mesure de vérifier à tout instant les données fournies par les opérateurs.
Les ressources humaines de l’ARTP ont longtemps été des cadres de la Sonatel. La difficulté de contrôler ne vient-elle pas de l’histoire ?
Je ne le pense pas. Même si un agent de l’ARTP a été au préalable un employé de la SONATEL, cela ne signifie pas forcément qu’il va demeurer inféodé à cette dernière, parce que de facto, il n’est plus agent de la SONATEL mais celui de l’ARTP pour lequel il a prêté serment. La loyauté et l’éthique relèvent plutôt de la personnalité propre de l’agent quelle que soit son origine. Cependant, ce dont il faut s’assurer est que l’agent n’ait plus aucun lien juridique avec l’Entreprise après son départ.
Est-ce qu’on peut sentir la présence de France télécom dans l’attitude de la Sonatel ?
Forcément. France Télécom est actionnaire et détient 42% du capital, donc plus qu’une minorité de blocage et exerce la Présidence du Conseil d’Administration de la SONATEL. Il n’y a donc aucun doute là-dessus.
Avez-vous le sentiment que les opérateurs sont prêts à se soumettre au contrôle ?
Je ne saurais répondre à leur place. Cependant, si l’Etat, à travers le cadre légal et réglementaire qui relève de son unique et seule souveraineté, décide de leur suivi et de leur contrôle, tout en fixant les modalités pratiques, les opérateurs ont l’obligation de se soumettre. Cela relève du pouvoir régalien et exclusif de l’Etat du Sénégal.
Est-ce que les autorités vous semblent décidées à doter l’ARTP de moyens d’un contrôle effectif du trafic ?
On peut le penser après l’examen et l’adoption, en Conseil des ministres la semaine dernière, d’un Projet de Décret arrêtant les modalités de contrôle et de supervision du secteur par l’ARTP.
Mamadou Aïdara Diop déclare que les tarifs sont réglés par le marché, l’ARTP ne peut pas imposer de prix. De façon plus générale, est-ce que cela ne pose pas la question de la définition des pouvoirs de l’ARTP ?
J’ai effectivement entendu Mamadou Aïdara DIOP le dire, ainsi que le Directeur Général de l’ARTP d’ailleurs. Je ne suis pas d’accord avec eux. L’existence de la concurrence sur le marché ne garantit nullement des prix compétitifs ou les plus bas possibles. C’est un raisonnement totalement erroné. La preuve, souvent, à travers l’actualité, pour des ententes illicites, il a évoqué des décisions sanctionnant et infligeant des amendes à des entreprises évoluant dans un secteur concurrentiel et prises par des autorités chargées de veiller sur l’effectivité de la concurrence. Aussi, les prix doivent-ils être surveillés, même dans un contexte concurrentiel. Lorsqu’il s’agit d’un monopole de fait, comme au Sénégal avec l’accès à l’internet via l’Adsl, il faut encore plus le faire, en analysant la comptabilité analytique de l’opérateur afin de vérifier si les marges faites par l’opérateur sur ce segment du marché ne sont pas exorbitantes.
Les chiffres disponibles sur les télécommunications relèvent du déclaratif volontaire. Quelle fiabilité peut-on accorder à ces statistiques ?
Une Autorité de Régulation sérieuse ne peut pas se baser sur ces données uniquement. Il faut qu’elle se donne les moyens de les vérifier parce que l’on ne peut pas être juge et partie.
Le projet d’externalisation des opérateurs vous paraît-il faisable ? Y a-t-il des risques pour les emplois ? Combien ?
Un de vos confrères m’a déjà posé la question la semaine dernière et je voudrais vous répondre de la même manière. Au même titre que les syndicats de la Sonatel, deux des projets de transformation de cette dernière devraient retenir l’attention de l’Etat du Sénégal. D’abord, le changement du mode de gestion des sites des stations de base (énergie, climatisation, pylônes, bâtiments) : abandon du mode de gestion directe via de nombreux sous-traitants à un mode « Managed Services » confié à une seule entreprise. Ensuite, le passage d’une exploitation locale de l’infrastructure réseau vers un centre de gestion centralisée au niveau sous régional de l’Afrique de l’ouest.
Autant la Direction générale de la Sonatel a raison sur le principe quant à la rationalisation et à la mutualisation de certaines activités en vue d’améliorer la productivité de l’Entreprise, autant les syndicats devraient logiquement se soucier des conditions de mise en œuvre, compte tenu des éventuelles conséquences économiques et sociales pour l’entreprise et le pays. Aussi, l’Etat du Sénégal devrait-il également, à l’instar des syndicats, s’en soucier. En effet, que vont devenir ces travailleurs des Pme/Pmi sous-traitants dans un pays comme le nôtre où il y a un besoin urgent d’avenir pour des jeunes générations profondément perturbées par la crise de l’emploi ? Quel est le statut juridique de l’entreprise unique qui devrait s’occuper des stations de base ? Serait-elle une entreprise de droit sénégalais ? ce qui permettrait le cas échéant d’avoir un transfert intra muros du chiffre d’affaires consécutif aux dépenses d’exploitation et de maintenance (Opex) des stations de base (énergie, climatisation, pylônes, bâtiments). Ces mêmes questions demeurent quant au second projet portant sur la gestion centralisée au niveau sous régional de l’infrastructure réseau.
Peut-on parler de concurrence si un opérateur détient le monopole pour faire de l’internet ?
Non, pas du tout. C’est le cas au Sénégal pour l’accès à l’internet par la technologie ADSL. C’est un monopole et il le restera tant qu’il ne sera pas procédé au dégroupage de la boucle locale de la SONATEL.
Les délais de consommation de crédit imposés aux usagers vous paraît-il justifiables ?
En tant qu’observateur voyageant beaucoup en Afrique, je trouve effectivement ces délais relativement trop courts par rapport à beaucoup d’autres pays en Afrique.
Le fait que le directeur de l’ARTP soit un ancien cadre de la Sonatel vous fait-il craindre un conflit d’intérêts ?
Pour une éventuelle allégeance à la SONATEL et due au statut d’ancien Cadre ou Employé de cette dernière, j’ai déjà répondu. Cependant, s’il est avéré qu’il détient des Actions de la SONATEL, il y a manifestement conflit d’intérêts et dans ce cas, la morale et l’éthique réprouvent cela.
Recueillis par Babacar Willane
(Source : Enquête, 17 avril 2015)