Entretien avec Amadou Top, Vice-Président du comité exécutif du Fonds de solidarité numérique : « Quelque que soit le nombre de licences que l’on concédera, il y aura des zones qui n’intéresseront pas le secteur privé »
samedi 10 décembre 2005
Au moment où s’achevait dans la capitale tunisienne le Sommet mondial sur la société de l’information (Smsi), Amadou Top nous accordait, dans les couloirs du Palexpo du Kram où se tenait (du 16 au 18 novembre 2005) le sommet, un entretien dans lequel il revenait sur la problématique majeure qui a focalisé la plupart des débats et relative à la gouvernance d’internet, ainsi que l’« Accord » que le sommet avait réussi à arracher concernant ce sujet. Mais l’autre sujet que M. Top avait accepté d’aborder avec nous était relatif à la troisième licence de télécommunications dont le gouvernement sénégalais compte lancer l’appel d’offres dès le mois de janvier prochain.
M. Top, la phase II du Smsi à Tunis permet-il réellement d’espérer un règlement de la question de la gestion de l’internet ?
Il faut dire que si, s’agissant du financement du gap numérique qui était une des questions en suspens lors de la phase I du Smsi à Genève, un accord définitif a été trouvé et que le fonds de solidarité numérique est venu couronner le processus de prise en charge, pour la question de la gouvernance de l’internet par contre, il y a eu beaucoup de difficultés. Pour dire les choses telles qu’elles, il y a eu un accord assez bancal auquel nous sommes parvenus qui permet d’envisager l’avenir de façon moins heurtée et la communauté internationale s’est accordée pour dire que le Secrétaire général des Nations unies doit envisager une procédure permettant dans un avenir proche de nous retrouver de nouveau pour voir comment mettre en place des mécanismes acceptables par tous. C’est un peu un moyen de donner aux uns et aux autres assez de recul pour pouvoir négocier les termes d’un probable accord. Ce qui est au cœur de la problématique c’est comment le fonctionnement de l’internet va être non plus laissé entre les mains des américains mais à une instance qui relèverait du système de l’Onu. Pour certains, à une instance internationale à créer. C’est une question très complexe parc que depuis des années internet est au cœur même de nos sociétés et quoi que l’on dise, les relations internationales, le système financier international, les relations commerciales et même la sécurité d’un certain nombre de pays dépend de comment fonctionne internet. Aussi, vous comprendrez qu’il y ait eu beaucoup de difficultés à trouver un consensus et les américains sont intraitables sur cette question, arguant que tel que fonctionne internet aujourd’hui, avec quelques difficultés notées, nous avons encore la possibilité de le maintenir à flot. Ce à quoi les autres rétorquent qu’ils ne souhaitent pas qu’un outil aussi important à tous les niveaux dépende de la seule volonté d’un pays.
Dans ce contexte « conflictuel » que risque-t-il d’arriver dans le fonctionnement de l’internet ?
Vous savez, au fond, la gouvernance du réseau relève d’un organisme qui s’appelle Ican qui gère la distribution des noms de domaines et dans une moindre mesure la gestion des adresses IP. Icann est plus ou moins appuyé, soutenu, encadré et contrôlé par le gouvernement des Usa. C’est le seul élément, je dirais, de contrôle possible sur internet parc que, dès que vous raccordez à internet, vous devenez un sous-réseau d’internet et vous fonctionnez avec des règles qui font que, que vous vous déconnectiez ou pas, internet continue de fonctionner. En réalité, il n’y a pas à vrai dire de centre mais il y a quelque part où l’on gère ces noms de domaines. Cependant, il y a treize serveurs racines dans le monde qui, eux, s’ils ne fonctionnaient plus, mettraient internet en danger. C’est la question centrale de la gestion de ces serveurs racines qui est au cœur du débat. Les Américains veulent qu’il y ait une sécurisation de ces serveurs racines et pour eux, sécurisation commence d’abord par les Usa. L’argument contraire est que ces serveurs racines ont déjà commencé à avoir ce qu’on appelle des caches* à travers le monde et qu’on peut parfaitement comprendre que ce qui se gérait bien aux Usa peut l’être aussi ailleurs dans le monde. Sur ce, les Américains disent : très bien, continuons de disséminer ces serveurs mais le noyau, nous, nous y tenons.
Revenons un peu sur le fonds de solidarité, est-ce qu’il y a une évaluation concrète de ce fonds depuis sa mise en place ?
Tout à fait, d’ailleurs, l’objet de la séance spéciale que nous avons eu avec les présidents du Nigéria, du Sénégal, de la République dominicaine, entre beaucoup d’autres acteurs, c’était de dire qu’en l’espace de sept mois entre le moment où le fonds a été officiellement lancé et inauguré à Genève en mars 2004, il y a eu des projets très importants qui ont démarré au Burkina Faso, au Burundi et bientôt en République dominicaine, notamment pour aider à la mise en place d’un réseau d’informations entre des organismes et associations qui soutiennent les personnes atteintes du VIH Sida. Nous créons les conditions de l’interconnexion de ces centres de suivi et d’assistance aux malades du Sida, avec les hôpitaux aussi bien de ces pays en question que des centres internationaux aux Usa et en Europe. En plus, nous créons les conditions de permettre aux sidéens, eux-mêmes, de disposer de moyens d’avoir des ressources additionnelles qu’ils tireraient de l’utilisation de ces réseaux. Tout cela indépendamment, entre autres actions, de l’intervention que nous avons déjà eue pour ré-équiper la Mairie de Banda atche après le passage du tsunami. Demain nous allons signer un accord avec les différentes agences de l’Onu pour le développement économique régional, et celles-ci ont décidé de mettre en place des plans d’actions régionaux dont le fonds financera une partie. Nous allons notamment nous impliquer fortement dans la définition, la recherche et la collecte d’informations permettant de mettre en place des observatoires, avec des indicateurs permettant aux décideurs, mais aussi aux utilisateurs de savoir quel est le niveau atteint par l’utilisation des Tic, entre autres.
Une troisième licence de télécommunications au Sénégal qu’est-ce que cela vous inspire-t-il ?
Je pense que l’Etat peut décider de vendre une licence et de mon point de vue, c’est bien qu’il le fasse. À côté de cette question, et c’est une idée très forte que je défends depuis plusieurs années, les pays comme les nôtres, ont intérêt aujourd’hui à faire en sorte qu’il y ait une très grande démocratisation de l’accès aux ressources de la téléphonie et de l’internet, nous en avons beaucoup plus besoin que les pays développés. Nous ne pouvons pas en faire tout simplement une denrée classique à laquelle on accède par les mécanismes normaux du marché. Nous devons imaginer des formules permettant à différents acteurs de s’impliquer. Je pense par exemple que les collectivités locales, les mairies, les régions, devraient pouvoir être des fournisseurs du fait des rapports de proximité qu’elles ont avec les citoyens tels qu’ils devraient pouvoir agir aussi dans le développement territorial qui appelle de façon principale la mise en œuvre d’infrastructures de télécommunications. Ceci pour dire que, quelque soit le nombre de licences que l’on concèdera, il y aura toujours des zones qui n’intéresseront pas le secteur privé, parce que n’ayant pas véritablement de rentabilité, où le pouvoir d’achat est très faible. D’où la nécessité d’opérateurs alternatifs pouvant prendre le relais. Mais cela suppose une vision beaucoup plus ouverte en matière d’octroi de licence.
Entretien réalisé
Par Malick NDAW
Envoyé spécial à Tunis
(Source : Sud Quotidien, 10 décembre 2005)