Enjeux et menaces sur la sécurité et les libertés : Défis et contrôle public et citoyen
lundi 5 juillet 2010
Les télécommunications constituent au Sénégal un secteur dynamique qui contribue de manière significative à l’amélioration de la productivité de l’économie, à la simplification de la communication des citoyens et à la création de richesses nationales. Pendant dix ans, le secteur a connu une croissance exceptionnelle avec un taux annuel moyen de 18,8% [1].
En 2009, malgré la crise financière internationale, le taux de croissance y était de +3,8% et il a contribué directement pour une valeur de 408,4 milliards de Fcfa à la formation du Produit Intérieur Brut (PIB) évalué à 5.985,3 milliards de Fcfa, représentant ainsi 6,8% de la richesse nationale [2]. La téléphonie mobile est la locomotive du secteur, avec les services d’interconnexion et la balance des communications internationales. Au mois de mars 2010, le parc d’abonnés au mobile s’élève à 7.239.903 abonnés soit 59,48% des sénégalais. Ce marché florissant du mobile est dominé par l’opérateur historique Sonatel avec 64,1% de part de marché suivi par Tigo (32,8%) et Sudatel (3,1%). Cette forte croissance du secteur télécoms, attire de nouveaux acteurs, attise des convoitises et soulève d’importants enjeux économiques et sociaux mais aussi politiques.
Le contrôle de certains segments de la chaîne de valeur est remis en cause par le régulateur. C’est le cas des communications téléphoniques internationales, qui constituent une niche rentable à forte croissance. En 2003, le trafic international à l’arrivée au Sénégal était de 400 millions de minutes contre 76 millions au départ [3], soit un solde positif net de 324 millions de minutes. En 2006, ce trafic international à l’arrivée a explosé pour atteindre 782 millions de minutes [4]. Comment se calculent les taxes issues du trafic international ? Selon la réglementation internationale de l’IUT, pour chaque communication internationale, l’opérateur de télécoms d’origine applique une taxe aux usagers, appelée taxe de perception ou tarif.
A cette taxe s’ajoute une deuxième taxe, à savoir, la taxe de répartition qui correspond au prix payé par l’opérateur d’origine pour faire aboutir l’appel. Cette taxe est négociée bilatéralement entre l’opérateur d’origine et l’opérateur de destination et est liée, au coût des installations de bout en bout de l’opérateur. Les taxes de répartition sont généralement libellées en dollars des Etats-Unis ou en droits de tirage spéciaux (DTS).
L’exploitant d’origine et l’exploitant de destination partagent habituellement par moitié (50% chacun) la taxe de répartition pour déterminer le montant pour excédent de trafic que doit payer l’exploitant d’origine pour faire aboutir son trafic ; cette taxe est appelée quote-part de répartition. Pour ce cas du Sénégal en 2003 qui a enregistré un excédent net de 324 millions de minutes, avec une taxe de répartition qui serait fixée à deux unités, les opérateurs télécoms auraient reçu des opérateurs étrangers une quote-part de répartition de 324 millions de dollars pour acheminer leurs appels, soit un dollar pour chaque minute de solde net ! A l’évidence de tels chiffres aiguisent beaucoup d’appétit !
En raison de ces énormes enjeux financiers, mais aussi d’incertitudes avouées par les autorités publiques sur le volume réel du trafic international, le Président de la République a signé le décret numéro 2010-632 le 28 mai 2010, instaurant au Sénégal, un système de contrôle et de tarification des communications téléphoniques internationales entrant au Sénégal. A travers ce décret qui modifie le contexte d’exploitation des télécoms, l’Etat s’est fixé une double mission de contrôler le trafic international et d’instaurer une nouvelle tarification et un objectif financier très ambitieux, de pouvoir collecter 270 milliards de Fcfa en cinq ans, soit 54 milliards de Fcfa par an représentant 10% du chiffre d’affaires annuel du secteur. D’où sont tirés ces chiffres prévisionnels sur le seul segment des communications téléphoniques internationales où à priori, les autorités sont dans le doute au point d’avoir besoin de créer un observatoire ?
Notons que dans la lettre de politique sectorielle des télécommunications signée en janvier 2005 [5], l’Etat du Sénégal s’est fixé deux objectifs essentiels : « renforcer la position du Sénégal comme pôle d’excellence dans les télécommunications et carrefour préférentiel pour le développement de services de télécommunications dans la sous région » et « veiller à la prise en compte des questions liées à la sécurité et à la souveraineté nationale ». L’application de ce décret risque de compromettre ces deux objectifs, si certains défis ne sont pas levés et des réformes opérées :
– Le défi de la transparence et de la bonne gouvernance dans l’attribution des licences : conformément à la lettre de politique sectorielle du secteur des télécommunications pour une régulation efficace fondée sur la transparence, les actions de l’Artp devront être inscrites dans une démarche qui s’appuie sur des procédures de consultation et de concertation entre l’Etat, les acteurs du marché et les associations de consommateurs et sur un respect strict des procédures prévues par le code des marchés publics. Le tollé public soulevé par le choix de Global Voice, ne confirme pas le choix d’une telle démarche,
– Le défi de la compétitivité de la destination Sénégal dans le routage des appels téléphoniques : sans une harmonisation sous régionale des tarifs des communications téléphoniques internationales à l’arrivée, cette nouvelle taxe instaurée par ce décret pourrait favoriser le contournement du Hub Sénégal par les opérateurs étrangers vers des sites plus attractifs,
- Le défi de la conformité avec la réglementation internationale de l’Iut : Pour garantir la pérennité d’un tel système, l’Etat du Sénégal doit harmoniser avec l’IUT qui travaille actuellement sur une réforme du système international des taxes de répartition, avec les travaux de sa commission d’études du secteur de la normalisation des télécommunications,
- Le défi de la compétitivité des opérateurs de télécoms au Sénégal, lors des négociations bilatérales sur les taxes de répartition avec la présence du 3ème acteur Global Voice qui implique un « ménage à trois » dont le mode de collaboration devra être bien défini pour éviter des dysfonctionnements,
- Le défi de la sécurité et du respect de la vie privée des citoyens avec l’accès, l’exploitation et le contrôle des informations sur les communications téléphoniques internationales par l’opérateur privé Global Voice,
- Le défi de la modernisation technologique et de l’innovation : pour éviter que les usagers de la diaspora basculent massivement vers les solutions de la téléphonie sur IP (Skype, Google Phone), les opérateurs de télécoms devront poursuivre une politique de modernisation de leurs réseaux, d’innovation et de qualité dans les produits et services proposés.
Au-delà de ces défis à lever, une analyse prospective pousse à la sérénité et à la prudence si on observe attentivement l’évolution de la croissance du secteur des télécoms ces treize dernières années. En effet, d’un taux de croissance moyen de 18,8% entre 1997 et 2007, le secteur s’est effondré à 7% en 2008, puis à 3,8% en 2009. L’une des explications serait la saturation de la téléphonie mobile sur le marché sénégalais. L’autre raison serait l’essoufflement voire l’inadaptation du modèle économique des opérateurs dans un environnement évolutif et fortement concurrentiel.
Ces chiffres de la Direction de la Prévision et de la Statistique (DPEE), illustrent bien une fragilité du secteur des télécoms qui, en raison de son poids dans l’économie nationale et de ses impacts dans tous les secteurs socio-économiques, nécessite la mise en œuvre d’une stratégie hardie de redressement qui pourrait se décliner en trois axes.
Le premier axe stratégique : un projet industriel et social moderne et innovant des opérateurs télécoms qui propose des services à très forte valeur ajoutée avec des contenus sur les mobiles et qui favorise l’émergence de nouveaux acteurs comme les opérateurs mobiles virtuels (MVNO) [6] ; le projet social des télécoms devra permettre l’épanouissement des employés, respecter les principes démocratiques et de bonne gouvernance et soutenir des actions sociales dans des secteurs prioritaires de l’économie nationale avec le développement de plateformes publiques de télémédecine et de téléenseignement.
Le second axe stratégique : un mode de régulation publique réactualisé et renforcé qui garantit une concurrence saine et loyale, en restant équidistant de tous les acteurs avec la mise en place d’institutions et de structures pour surveiller ce nouvel environnement des télécoms avec des pouvoirs de réglementation, de contrôle mais surtout de sanction. Le troisième axe stratégique : la mise en place de structures et mécanismes de contrôle public et citoyen, pour protéger les libertés publiques et garantir la protection de la vie privée des citoyens :
– Audit technique pour détecter et neutraliser toutes les infrastructures d’écoutes illégales hors du champ des opérateurs légalement installés,
– Audit des activités de l’opérateur de contrôle Global Voice : technique, organisation, sécurité, etc.
– Campagne nationale de sensibilisation des citoyens sur leurs droits, sur les obligations des opérateurs de télécoms à respecter la vie privée des citoyens et sur les dispositions pénales qu’ils encourent en cas de violation, comme la remise à des tiers de leurs numéros de téléphones sans leur consentement, ou leur mise sous écoute sans une autorisation légale ou administrative,
– Activation ou création d’une commission interministérielle dirigée par un Magistrat, pour contrôler toutes les écoutes téléphoniques judiciaires intervenues autorisées par des commissions rogatoires,
– Activation ou création d’une commission nationale indépendante de contrôle des écoutes téléphoniques sécuritaires, composée de parlementaires appuyés par des experts. Ces deux structures de contrôle des écoutes téléphoniques, doivent être soumises aux exigences du secret de défense et confiées à des personnalités hors de tout soupçon, choisies pour leur intégrité et rigoureuses quant au respect des principes républicains,
– Mise en place d’une commission nationale d’audit et de contrôle des activités de télécoms composée de : parlementaires, journalistes, experts indépendants, représentants du gouvernement, des partis politiques, de la société civile, etc. Evaluation régulière des activités télécoms par la commission nationale de contrôle et présentation annuelle des conclusions dans une séance publique au parlement.
En définitive, le secteur des télécoms continuera à être rentable et à forte croissance pendant de longues des années encore si des stratégies de réformes audacieuses sont mises en œuvre. Les prévisions de l’Etat du Sénégal de collecter 54 milliards de Fcfa par an sur le seul segment de la balance des communications téléphoniques internationales paraissent trop optimistes eu égards aux différentes contraintes internes et externes qui pèsent sur l’environnement.
Pourtant l’Etat du Sénégal qui depuis 2005, encaisse chaque année 130 milliards de francs de taxes diverses, pouvait bien utiliser le levier fiscal pour opérer un prélèvement supplémentaire de revenus tirés du secteur des télécoms. Ensuite il se pose l’opportunité de placer cette réforme dans une perspective de se priver éventuellement d’un don de 270 milliards de FCfa, dans une économie qui connaît un déficit budgétaire structurel annuel de plus de 3%.
Mais encore, le développement exceptionnel des télécommunications, a aussi favorisé la prolifération de systèmes légers d’écoute et de localisation des citoyens, avec la généralisation des outils de géolocalisation dans les ordinateurs et dans les téléphones multimédias et l’apparition de simulateurs de réseaux mobiles appelés IMSI Catcher [7] qui interceptent illégalement les communications mobiles des citoyens. En plus, lorsqu’ils sont combinés à des solutions de Datawarehouse [8], ces outils permettent des croisements sur les données des appels téléphoniques des usagers, pour tisser une toile des relations de l’abonné avec en plus la localisation exacte de ses interlocuteurs.
Autrefois sous le contrôle de l’Etat souverain, aujourd’hui ces instruments de surveillance des communications mobiles sont accessibles, et parfois vendus sur internet. Pour se prémunir, l’Etat devra s’équiper de systèmes sophistiqués de détection de ces systèmes clandestins d’écoute présents sur le territoire national. La justice et les structures de régulation devront veiller au respect du code des télécommunications et lutter contre les écoutes téléphoniques illégales.
Les citoyens devront veiller à protéger leurs libertés publiques, à travers des actions citoyennes voire même des procès collectifs intentés contre les acteurs du secteur des télécoms, qui auraient enfreint les règles de respect de la vie privée, comme par exemple, la remise non autorisée à des tiers, des répertoires téléphoniques mobiles ou une mise sous écoute sans autorisation judiciaire ou administrative.
Enfin, le décret numéro 2010-632 du 28 mai 2010 permet à un opérateur privé à capitaux étrangers, Global Voice, l’accès et l’exploitation des informations sur toutes les communications téléphoniques internationales au Sénégal, dont celles relatives à la valise diplomatique et à la défense nationale. Sous ce regard, il pose un problème de sécurité publique et de souveraineté nationale, qui doit être cerné pour préserver et renforcer au Sénégal, un Etat républicain et démocratique garantissant la liberté de ses citoyens. Pour toutes ces raisons, une vigilance publique et citoyenne s’impose !
Alioune Sarr, ingénieur informaticien
Coordonnateur de l’Alliance Nationale des Cadres de l’AFP
aliounesarr99@gmail.com
(Source : Nettali, 5 juillet 2010)
[1] Sources : Situation Economique et Financière en 2009 et perspectives en 2010-DPEE
[2] Sources : Situation Economique et Financière en 2009 et perspectives en 2010-DPEE
[3] Observatoire de l’Agence Régulation des Télécoms et des Postes (ARTP) au 31 mars 2010 et rapport d’activités de la Sonatel en 2006
[4] Observatoire de l’Agence Régulation des Télécoms et des Postes (ARTP) au 31 mars 2010 et rapport d’activités de la Sonatel en 2006
[5] Lettre de politique sectorielle du secteur des Télécoms au Sénégal - Janvier 2005
[6] MVNO : Mobile Virtual Network Operator
[7] International Mobile Subscriber Identity
[8] Entrepôt de données désigne une base de données utilisée pour collecter, ordonner, journaliser et stocker des informations provenant de base de données opérationnelles et fournir une aide à la décision