PORTALIS estimait que la loi ne peut régir l’entièreté des situations se posant dans une société. Cette pensée trouve un écho favorable au regard de l’attitude des autorités de régulation monétaire et bancaire de la zone CEMAC sur les cryptoactifs communément appelés crypto-monnaies ou encore monnaies virtuelles. En effet, en réaction à la décision de la République Centrafricaine d’adopter le Bitcoin comme monnaie légale aux côtés du Franc de la Coopération Financière en Afrique Centrale (FCFA) , la Banque des Etats de l’Afrique Centrale (BEAC) a marqué sa désapprobation. La Commission Bancaire de l’Afrique Centrale (COBAC), dans une décision datant du 6 mai 2022, interdit aux banques et aux autres établissements de crédit de souscrire ou de détenir pour leur propre compte ou pour le compte des tiers, les cryptomonnaies ou monnaies virtuelles de quelque nature que ce soit ; dans le cadre des services de paiement, d’échanger ou de convertir, de régler ou couvrir en devise ou en franc CFA les transactions relatives aux cryptomonnaies ou ayant un lien avec celles-ci ;le traitement d’une cryptomonnaie ou d’une monnaie virtuelle comme un moyen d’évaluation des éléments d’actif, de passifs ou de hors-bilan des établissements assujettis.
D’après le Code Monétaire et Financier français, les cryptoactifs désignent tout instrument contenant sous forme numérique des unités de valeurs non monétaires pouvant être conservées ou être transférées dans le but d’acquérir un bien ou un service, mais ne représentant pas une créance sur l’émetteur. Le Bitcoin fait justement partie des cryptoactifs. Un crypto-actif est un actif numérique créé et échangé par les utilisateurs des ordinateurs connectés en réseau au travers de techniques de cryptographies. Comme la majeure partie des cryptoactifs, le bitcoin repose sur la technologie de la Blockchain. Tout compte fait, s’il est vrai que les cryptoactifs ne sont pas des monnaies, leurs usages ne se limitent plus au monde virtuel et les risques inhérents à ces actifs imposent aux autorités de régulations des activités bancaires et monétaires d’infléchir leurs positions.
LES CRYPTO-ACTIFS NE SONT PAS CERTES DES MONNAIES
Pour Aristote dans ETHIQUE à NICOMAQUE, une valeur commune d’échange est une monnaie si elle permet de remplir trois fonctions à savoir la fonction d’unité de compte, d’intermédiaires des échanges et enfin de réserves de valeurs. La monnaie sert en premier lieu à évaluer le prix de tous les biens, c’est une unité de compte qui permet de mesurer la valeur des biens hétérogènes. La monnaie est ensuite un bien directement échangeable contre n’importe quel bien. C’est un instrument de paiement qui permet d’acquérir n’importe quel bien ou service échangeable. La monnaie est enfin une réserve de valeur avec la particularité de pouvoir à la fois être conservée et restée liquide c’est-à-dire de garder sa valeur et être immédiatement utilisable pour l’échange des biens et des services.
Justement, les cryptoactifs ne remplissent pas ou que très partiellement les trois fonctions dévolues à la monnaie en raison notamment de la forte fluctuation de leurs valeurs et ne s’appuient sur aucun actif réel (Banque de France 2018). Leurs valeurs peuvent évoluer très rapidement à la hausse comme à la baisse, indépendamment des évolutions de l’environnement économique (Banque de France, 2018). Les investisseurs ne peuvent récupérer leurs fonds en devises que si d’autres utilisateurs désirent acquérir les mêmes crypto-actifs. De ce fait, le cours d’un crypto-actif peut à tout moment s’effondrer si les investisseurs voulant vendre ne trouvent pas d’acquéreurs et se retrouvent détenteurs d’actifs illiquides (ibid). Ainsi à titre d’illustration, le Bitcoin star des cryptoactifs valait 68500 USD le 9 novembre 2021 pour être évaluer le 12 mai 2022 à 25400 USD, soit une perte de plus de 60% de sa valeur à moins de 6 mois. Son principal challenger Ethereum a également dévissé dans les mêmes proportions.
Par ailleurs, la monnaie a un cours légal et un pouvoir libératoire. Un moyen de paiement à cours légal lorsque personne ne peut refuser de le recevoir en paiement d’une dette libellée dans la même unité monétaire, et cela à sa valeur nominale.
Dans ce cadre, si l’on se réfère aux dispositions communautaires à l’instar du Plan comptable des Etablissements de crédit de la Zone CEMAC ou encore du règlement communautaire régissant les établissements de micro-finance, le Franc CFA est l’unique monnaie ayant cours légal dans la sous-région. Par conséquent les cryptoactifs ne peuvent être considérés comme monnaie au sein de la région. Leurs acceptations ne sont pas garanties par la loi.
Le pouvoir libératoire de la monnaie explique l’habileté d’une monnaie à désintéresser le créancier selon G.Marin (2013). Les crypto-actifs sont acceptés en paiement par une communauté d’utilisateurs. Il dispose ainsi d’un certain pouvoir libératoire. Sous ce prisme, l’absence de cours légal des cryptoactifs n’exclut pas la qualification de monnaie si l’on considère la théorie sociologique de la monnaie qui considère la monnaie comme un consensus social. C’est une monnaie qui a la confiance de ses utilisateurs.
C’est justement sous le prisme de la théorie sociologique de la monnaie que les cryptoactifs s’immiscent dorénavant dans la sphère réelle.
LA DIVERSIFICATION DES USAGES DES CRYPTO-ACTIFS
De part leur nature, les crypto-actifs relèvent davantage de la sphère numérique. Cependant ils sont dorénavant présents dans la sphère réelle. Ils s’inspirent des services existants dans la sphère financière traditionnelle.
C’est fort de cela que les plates-formes d’échanges des crypto-actifs contre les monnaies ayant cours légal ont fait leurs apparitions. Ces différentes plateformes à l’instar de COINBASE ou encore BINANCE permettent à des utilisateurs n’ayant pas participé au processus de création de ces actifs particuliers d’en acquérir ou à contrario de convertir ces derniers en monnaie légale. Dans le sillage de cette activité de plate-forme d’échange contre monnaie ayant cours légal, se multiplient également des prestations de services en matière de conservation des crypto-actifs, qui sont assimilables à des activités de dépositaires. Liés à ces échanges, se développent des services en matière d’information financière et de fournitures de données, de conseil en investissement ou encore de trading. Ces activités favorisent la création d’instruments d’investissement associés aux crypto–actifs, comme la constitution de fonds ou la mise en place de produits financiers dérivés.
L’activité de financement n’est pas en reste dans cette évolution des crypto-monnaies. L’activité de financement a également tiré parti du développement des cryptoactifs avec les ICO (Initial Coin Offering). Les ICO sont en réalité la transposition en cryptoactifs du financement participatif. Dans ce type de montage, les internautes qui contribuent à un projet par l’apport de fonds reçoivent en contrepartie des actifs digitaux empiriquement appelé Tokens. En pratique, ces tokens représentent une forme d’intérêt économique dans le projet. Ils offrent à leurs détenteurs certains droits, comme celui d’utiliser en primeur la plateforme ou l’application financée (comme dans le financement participatif classique), ou de recevoir une partie des bénéfices générés par l’entreprise ou d’exercer un droit de vote (comme des actions). La gestion des tokens émis lors des ICO étant elle-même assurée au travers de la blockchain utilisée pour l’ICO, elle repose sur des mécanismes d’échange en tous points similaires à ceux des cryptoactifs. Ils s’apparentent ainsi à une forme supplémentaire de cryptoactifs, enrichis de droits spécifiques.
Les Tokens tout comme les cryptoactifs présentent des dangers non négligeables.
LES DANGERS DE L’IMMIXTION DES CRYPTOACTIFS DANS LA SPHERE REELLE
L’intrusion des cryptoactifs dans la sphère réelle présente des risques pour les utilisateurs de ces actifs financiers particuliers et leurs usages pour des fins criminels font d’elles une menace pour l’ordre public.
Les cryptoactifs menacent l’épargne des agents économiques. En effet, au-delà de leurs fortes volatilités, il faut également souligner que la plupart des monnaies virtuelles n’étant pas émis par un quelconque émetteur mais en quelque sorte auto-émis par le réseau, le détenteur de ces actifs financiers, contrairement à la monnaie légale, ne dispose d’aucune garantie de liquidité. Si la demande par exemple en bitcoins venait à se tarir, « les investisseurs se retrouveraient détenteurs de portefeuilles devenus illiquides »
L’irréversibilité des transactions est aussi dénoncée comme un danger pesant sur les utilisateurs de la Blochchain. En effet, contrairement aux transactions bancaires dans lesquelles le consommateur est particulièrement protégé au niveau sous régional et local, en question, l’utilisateur d’un cryptoactif ne dispose d’aucun recours en cas d’éventuelles arnaques sur internet.
Enfin malgré la grande sécurité qu’offre la technologie blockchain, aucun système n’est infaillible et le bitcoin n’échappe malheureusement pas à cette règle. Les scandales de vol de bitcoins sur des plateformes d’échange sont récurrents. Récemment, la justice américaine annonçait avoir récupéré plus de 94 000 bitcoins volés en 2016 à la plateforme d’échanges virtuels BITFINEX évalués aujourd’hui à 3,6 milliards de dollars.
Il faut rappeler que les cryptoactifs à leurs débuts,, notamment le Bitcoin, ont été utilisés sur le darknet, aux fins de transactions illicites. L’exemple le plus mémorable est celui de la fermeture de Silk Road, marché noir du darknet, par le FBI en octobre 2013 et de l’arrestation de son fondateur Ross Ulbricht. Les transactions étaient en partie réglées en bitcoins sur ce site, 30 000 bitcoins ont d’ailleurs été saisis par le FBI à l’occasion de sa fermeture. L’utilisation frauduleuse des cryptoactifs à des fins illicites n’a pas changé. En effet, le Caractère anonyme des transactions sur internet attire toute sorte de trafiquants. Il n’est pas contestable que les réseaux criminels voient en la crypto-monnaie un atout considérable afin de réaliser leurs transactions, elle présente en effet l’avantage d’un anonymat qu’il est théoriquement impossible de lever.
Comme toute invention, les cryptos actifs présentent des dangers certes mais leurs interdictions par les autorités régulatrices ne feront que déplacer le problème.
UNE RÉGULATION PRAGMATIQUE DES CRYPTO-ACTIFS.
Les instances régulatrices et de contrôle de l’activité monétaire en zone CEMAC sont à court d’idée face aux crypto-monnaies. En effet, même si la BEAC et la COBAC condamnent leur utilisation dans la sous-région, celles-ci proposent peu d’alternatives pour contrer le phénomène. La Commission de Surveillance du Marché Financier de l’Afrique Centrale (COSUMAF) en 2020 a décidé de légiférer sur la mise sur pied d’un cadre juridique en lien avec les activités relatives aux crypto-actifs qui se fait toujours attendre. Cette insécurité juridique a des conséquences sur les épargnants. L’on ne compte plus les scandales relatifs à ces actifs au sein de la région. Certains portant atteinte à l’ordre public à l’instar des manifestations des souscripteurs de LIYEPLIMAL pour réclamer leurs sommes investies auprès de cette société.
Pourtant ce ne sont pas les possibilités de réglementation qui en manquent. L’observation des réglementations des pays ayant autorisés l’usage de ces actifs montrent qu’elles sont guidées par un impératif très pragmatique d’encadrement. La plupart des réglementations sont fonctions des usages qui en sont faits. Ainsi il revient de partir des différents usages des cryptoactifs pour remonter à un régime juridique qui serait applicable par analogie. Ainsi aux USA en 2015, la Commodity Futures Trading Commission (CFTC), organisme de régulation financière, a qualifié le bitcoin de « Commodity » c’est-à-dire de marchandise. Cette qualification implique alors que les plates-formes qui souhaitent proposer des produits financiers relatifs au bitcoin s’enregistrent avant d’exercer. Soumettre les acteurs du réseau de la Blockchain à ces autorités de régulation présente donc un avantage crucial pour les gouvernements. Ils peuvent contraindre les plates-formes à révéler l’identité de leurs utilisateurs, à informer correctement les consommateurs sur les risques que leur investissement représente, et à constituer une base de fonds propre solide.
Une autre voie qui s’offre aux autorités de régulation locale des activités monétaires et bancaires est le développement d’une monnaie banque centrale numérique. Selon une étude menée en 2019 par la Banque des Règlements Internationaux (BRI) auprès de 66 banques centrales, 80 % d’entre elles travaillent sur le sujet de la monnaie numérique. 10 % d’entre elles ont développés un projet pilote. Plusieurs monnaies digitales de banque centrale sont donc susceptibles de voir le jour au cours des années à venir, et cela pour de nombreuses raisons : gérer la disparition des espèces, contrer la menace que font peser les cryptomonnaies privées sur la souveraineté, ou encore limiter le pouvoir de marché des prestataires de paiements privés. Dans cette lancée, En Europe, la Banque de France a annoncé début décembre 2019 vouloir tester sa propre monnaie digitale ; la Banque centrale suédoise a déjà lancé un projet pilote depuis le mois de février 2020 sur sa monnaie digitale de banque centrale. Quant à la Banque nationale suisse (BNS) qui travaille également sur la monnaie numérique, celle-ci a annoncé le 3 décembre 2020 avoir réussi une étude de faisabilité dans ce domaine, en collaboration avec la BRI et l’opérateur de la bourse suisse, SIX.
Cette voie semble la plus salutaire pour gommer les risques propres aux cryptoactifs. Une étude dirigée par la commission des affaires économiques et monétaires du Parlement Européen, intitulée « Problèmes de concurrence dans le domaine des technologies financières »estime que le bitcoin et autres crypto-monnaies décentralisées doivent être rendus obsolètes par le crypto- monnaies émises par les banques centrales. Selon ce rapport, les pratiques injustes ou prédatrices, caractéristiques du marché des cryptoactifs peuvent dissuader les consommateurs y avoir recours. Les consommateurs utiliseraient alors les crypto-monnaies si elles étaient permises officiellement par le gouvernement et plus sûres. Contrairement aux cryptomonnaies privées, celles-ci -ci devront être surveillées par un organisme de surveillance des cryptomonnaies centralisées. Le système de blockchain attire donc l’attention des banques centrales car elles peuvent rationaliser les systèmes financiers obsolètes, éliminer les inefficacités et ajouter des moyens robustes de surveillance et de contrôles sur toutes les transactions financières et ainsi lutter contre toute forme de fraude. Cependant, ce rapport fait abstraction du fait que les usagers des cryptomonnaies sont à la recherche d’absence de contrôle sur leurs activités. Il est donc difficile de laisser entendre qu’une cryptomonnaie émise par une banque et autorisée par le gouvernement serait réellement une cryptomonnaie en soi. La patronne de la Banque Centrale Européenne, Christine Lagarde, pour sa part, plaide en faveur des partenariats public-privé entre les banques centrales et les banques privées. « Les individus pourraient détenir des dépôts classiques auprès de sociétés financières, mais les transactions seraient en fin de compte réglées en monnaie numérique entre les sociétés », a-t-elle récemment expliqué lors du Festival Fintech de Singapour. Ainsi, les paiements « seraient immédiats, sûrs, bon marché et potentiellement semi-anonymes ». En outre, « les banques centrales garderaient la main sur les paiements ». Contrairement aux cryptomonnaies privées telle que le Bitcoin, la valeur des MNBC fluctuent moins, constituent des valeurs stables et sont facilement convertissables.
Par leurs multiples usages, les crypto-actifs doivent attirer l’attention des autorités monétaires et bancaires. Leurs interdictions ne résoudront pas le problème, mais un meilleur encadrement de ces actifs représentera une nouvelle source de financement des économies des différents pays de la sous-région. Cependant, il revient à ces autorités de prendre leurs responsabilités car au fond c’est à elles de prendre les décisions adéquates.
Franck Michel ABOE NDOUMA [1]
(Source : Financial Afrik, 24 juillet 2022)
[1] Cadre à la Caisse Autonome d’Amortissement du Cameroun dans la Direction de la Dématérialisation et de la Gestion des Actifs Financiers