Eléments pour un bilan des privatisations des télécommunications africaines
dimanche 30 novembre 2003
Cet article reprend un exposé prononcé le 24 janvier 2003 dans le cadre des séminaires organisés par le COBEA (Centre d’Observation des Economies Africaines) en 2002 - 2003 au sein du GEMDEV (Groupement d’intérêt scientifique pour l’étude de la mondialisation et du développement) sur le thème « Technologies de l’information et de la communication (TIC) et développement ».
Introduction :
L’IDATE prévoyait pour fin 2002 [1], 605,4 millions d’internautes dans le monde dont 11,4 dans la zone Moyen Orient Afrique soit 1,8%. Et selon les chiffres d’Africaonline (avril 2002), l’Afrique compte 5,5 millions d’internautes sur une population globale de 770 millions de personnes, soit un internaute sur 200 individus contre une moyenne mondiale de 1 pour 15. Au total, sur le continent, 1,3 millions de personnes sont abonnées à un fournisseur d’accès à Internet dont 750 000 pour la seule Afrique du Sud [2].
Cette « fracture numérique » que l’on semble découvrir maintenant, n’est pourtant que la conséquence immédiate de la « fracture téléphonique » moins médiatisée et bien plus ancienne mais tout aussi dramatique. L’Afrique ne compte en effet que 2% des lignes téléphoniques mondiales, et la télédensité (qui représente le nombre de lignes téléphoniques pour 100 habitants) atteint péniblement 1,2% en ajoutant les téléphones mobiles. Des statistiques qui ne prêtent pas à l’optimisme et qui invitent à un bilan sans concession de la politique suivie en matière de télécommunications sur le continent.
Les conférences censées se pencher sur la fracture numérique se multiplient tout azimuth et accouchent tous des mêmes recettes : privatisation des opérateurs historiques, déréglementation et instauration de la concurrence afin en particulier d’attirer les investisseurs étrangers. Pourtant les premières réformes du secteur ont été mises en place depuis déjà plusieurs années et il est désormais possible d’en établir un premier bilan. Dans un grand élan démagogique, M. Monsieur Utsumi, Secrétaire général de l’UIT a beau déclarer « Il nous faut lancer une offensive tous azimuts pour faire en sorte que tous les villages de cette planète soient connectés avant le Sommet mondial de la société de l’information [3] » (prévu en 2003 et 2005) [4] personne dans le monde fermé des télécommunications, opérateurs et hommes politiques chargés de déréguler, ne prend cet objectif au sérieux. Et pourtant les besoins sont immenses. Les statistiques disponibles ne rendent pas compte des territoires ni des populations couvertes et des réalités plus quotidiennes des populations. Si les dernières années ont incontestablement produit un développement des télécommunications en zone urbaine, les progrès sont beaucoup moins sensibles en zone rurale. Il existe des pans entiers de territoire non couverts ni par les réseaux mobiles ni par les réseaux fixes, où l’on peut trouver très fréquemment des villages de plusieurs milliers d’habitants. On peut raisonnablement estimer à plus de 85% le nombre de villages africains dépourvus d’un simple accès au réseau téléphonique fixe. Encore faut-il ajouter que lorsqu’un tel accès existe, il est d’une disponibilité aléatoire du fait de dérangements multiples, et souvent inabordable pour l’habitant de ces régions reculées du fait du prix d’une communication téléphonique, sensiblement supérieur à celui que nous connaissons en France. Cela signifie bien sur qu’ils n’ont pour tout moyen de communication que la parole transportée à vélo ou en mobylette, voire après des heures de marche, les laissant sans possibilité de joindre un poste de police ou un médecin en cas d’urgence. Et lorsque la zone est couverte par le réseau mobile, les populations locales sont le plus souvent contraintes de payer jusqu’à 10 fois, parfois plus, le tarif d’une communication du fixe, le propriétaire souvent un commerçant local en profitant pour faire de sa ligne une source supplémentaire de revenu. En ville, les cabines fonctionnant le plus souvent avec des cartes à pré paiement, les usagers, faute de pouvoir acheter 20 ou 50 unités à la fois, sont souvent contraints d’acheter des minutes à un petit revendeur. Les prix étant encore largement supérieur à ce qui se pratique en Occident, le téléphone reste encore très difficilement abordable.
Nous restreignons ici notre étude aux opérateurs de téléphonie fixe mais l’étude des effets du développement des mobiles et leurs retombées sur les opérateurs fixes souvent propriétaires d’une licence de téléphonie mobile s’impose en complément du présent travail.
1 Les travaux existants
1.1 Quelques sources
Au fur et à mesure qu’on avance dans une tentative de produire un premier bilan des privatisations en Afrique, on se rend compte de l’absence de véritables travaux synthétiques sur la question ou de leur insuffisance, lorsqu’ils existent, voire de leur parti pris idéologique, pour être le plus souvent destinés aux entreprises. Ce sont le plus souvent des travaux de journalistes [5] ou encore de bureaux d’étude peu enclins à critiquer la mondialisation libérale puisque celle-ci est souvent source de travaux rémunérateurs. En effet de nombreuses sociétés, gouvernements ou organismes multilatéraux y font appel pour préparer les privatisations. L’implication du monde de la recherche apparaît donc aujourd’hui nécessaire.
Il existe certes des tentatives pour comparer entre eux les opérateurs. Le mensuel ECONOMIA [6] par exemple publie tous les ans un classement des plus importantes entreprises africaines mais dans le secteur des télécommunications n’apparaissent que les 15 plus importantes qui ont bien voulu répondre à l’enquête. Le seul indicateur à partir duquel est établi le classement est le chiffre d’affaires. Un autre article intitulé « La renaissance de l’Afrique passe par les télécommunications » publié dans la Lettre des télécommunications [7] fournit outre plusieurs pages d’analyse, un tableau de la situation pays par pays comprenant le statut de l’opérateur historique et les participations privées ou non en son sein, la date de création de l’agence de régulation quand elle existe et des indications sur le nombre de fournisseurs d’accès Internet, le nombre d’abonnés au mobile, au fixe et à Internet.
Le travail le plus complet reste celui de l’UIT [8]. Il contient différents indicateurs comme le chiffre d’affaires, le nombre de lignes, le pourcentage des ménages ayant le téléphone, le nombre de publiphones, la télédensité dans les grandes villes et dans le reste du pays (nombre de lignes par habitants), le pourcentage de lignes numérisées, l’effectif des opérateurs historiques, les investissements réalisés le trafic international départ et arrivée et aussi des indicateurs sur la qualité du service (temps d’attente pour obtenir une ligne) ainsi que les prix pratiqués. Même si ces statistiques sont issues des administrations gouvernementales et sans doute de plus en plus des agences de régulation, elles ont le mérite de mettre à la disposition du public un faisceau d’indicateurs de fiabilité variable pour se lancer dans des études comparatives y compris pour effectuer un bilan des privatisations. Mais un travail complet demande des indicateurs supplémentaires comme les chiffres d’affaires, les bénéfices réalisés, ceux qui sont rapatriés à l’extérieur du pays, le salaire des employés et d’autres plus techniques sur le réseau et les services offerts. Enfin, même s’il faut saluer la présence de la télédensité des grandes villes et de celle des autres régions du pays, il reste que des renseignements sur le pourcentage du territoire couvert par le réseau téléphonique ou celui des villages connectés, ou encore la distance à parcourir jusqu’au premier téléphone paraissent nécessaires.
1.2 Des méthodes d’analyse à revoir et des indicateurs à inventer
Rien ne permet donc véritablement de comparer entre eux les opérateurs et la mise en place d’un indicateur synthétique, tenant compte des performances économiques mais aussi du rôle social et de la satisfaction des besoins, s’impose pour ne pas s’en tenir au seul chiffre d’affaires, à l’image de l’indice de développement humain du PNUD élaboré pour contrecarrer le classique classement des pays par le PIB. De plus pour établir un bilan des privatisations il faudrait, une fois cet indicateur mis au point, comparer l’indicateur en 1995 ou 1997 et en 2000, les chiffres 2001 devraient être bientôt disponibles, mais aussi comparer l’évolution de l’indicateur pour les opérateurs ayant été privatisés et ceux restés publics à 100%. Une tâche difficile. C’est la méthode que nous aurions aimé préconiser. Faute de moyens, de temps et de données disponibles nous n’allons donner que quelques éléments. Les difficultés qui frappent de plein fouet l’industrie des télécommunications, les fraudes massives découvertes récemment, les faillites, le krach boursier qui s’en sont suivis et les économies de milliers de petits actionnaires réduites à néant, invitent les commentateurs à plus de modestie et à de profondes remises en question. C’est dans cette perspective que se situe ce travail. N’est-il pas temps en effet d’introduire un peu plus de social, l’évaluation de la satisfaction des besoins, les effets sur l’emploi, dans l’évaluation des performances économiques dans ce secteur comme dans tous les autres ?
Notre travail n’est pas exhaustif, loin de là, tant un tel bilan ne peut être que le fruit d’un travail collectif et pluridisciplinaire. C’est donc une invitation à ce que se constituent de telles équipes regroupant des économistes, des statisticiens, des géographes, des sociologues avec bien sur des salariés du secteur, militants syndicaux ou animateurs. Car ce travail se nourrit aussi d’une expérience concrète. Il est pour nous une suite à l’action de terrain de CSDPTT qui consiste à relier des villages enclavés au réseau de télécommunications. Outre les sources citées ci-dessus, nous nous appuyons beaucoup sur une documentation en ligne que constituent les archives de la lettre mensuelle de CSDPTT [9]. Constituée essentiellement d’extrait d’articles de presse, cette source est relativement riche et offre un historique depuis la mi-95. Elle doit être complétée par des documents originaux comme les rapports des opérateurs eux-mêmes, quand ils sont publics, ou d’autres documents que nous espérons nombreux au sein des différentes agences de régulation qui sont nées ces dernières années dans de nombreux pays. En s’entourant de différentes compétences nécessaires issues des milieux de la recherche, le Bureau de Développement des télécommunications de l’UIT devrait tout naturellement s’acquitter de ce genre de travail. Mais non seulement, ses moyens sont maigres quand ils ne sont pas dilapidés en futilité, ou en projet dispendieux mais en outre, ses animateurs semblent tout acquis aux thèses libérales. Aussi des travaux moins sous influence apparaissent nécessaires notamment en provenance du monde universitaire.
2 Première étape de la déréglementation : la privatisation au profit de monopole
2.1 Les origines de la déréglementation
Début 1987, est signé l’accord de l’OMC sur la libéralisation des télécommunications à l’issue duquel M. Fillon, alors ministre des postes et télécommunications, déclare : « Cet accord va permettre à nos opérateurs, et partant à nos industriels, d’exporter leur savoir-faire et de s’implanter dans un grand nombre de marchés qui leur étaient jusqu’à présent fermés ou très difficiles d’accès... L’importance de cet accord se situe à l’aune du chiffre d’affaires généré chaque année par le secteur dans le monde à savoir 600 milliards de dollars » [10].
En Europe, le livre vert de la Commission Européenne, marquant l’entrée des télécommunications dans la déréglementation, est élaboré la même année. Le thème des autoroutes de l’information apparaît aux Etats-Unis avec l’adoption du High Performance Act en novembre 1991. Dès leur élection Gore et Clinton font des réseaux de télécommunications l’un des axes majeurs de leur programme économique. « Là où autrefois notre puissance économique était déterminée par la profondeur de nos ports ou l’état de nos routes, aujourd’hui elle est déterminée aussi par notre capacité à transmettre de grandes quantités d’informations rapidement et sûrement et par notre capacité à utiliser ces informations et à les comprendre. De même, que le réseau d’autoroute fédéral a marqué le visage historique pour notre commerce, les autoroutes de l’information d’aujourd’hui (capables de transporter des idées, des données et des images à travers le pays et à travers le monde) sont essentielles à la compétitivité et à la puissance de l’Amérique » [11]. Les objectifs assignés à la déréglementation des télécommunications sont donc clairement et publiquement énoncés.
Si les télécommunications ont été les premiers services publics à subir l’offensive libérale, aujourd’hui l’objectif des néo libéraux c’est de généraliser la déréglementation et les privatisations à tous les services publics, poste, électricité et même l’éducation. Il s’agit en réalité d’un enjeu de société comme l’affirme Yves Salesse : « L’offensive dont ils (les services publics) sont l’objet, conduit à ce que le monde devienne toujours plus une marchandise. Les services publics sont un instrument essentiel de solidarité sociale et de l’effectivité des droits fondamentaux. Et pas n’importe quel instrument : ils opèrent une redistribution sociale et géographique sous une forme collective non monétaire. Ils sont aussi un instrument essentiel de la citoyenneté et donc de la démocratie » [12].
2.2 Le dispositif français pour l’Afrique
Les télécommunications françaises entraient quelques années plus tard dans une période de réforme interne, afin de se préparer à la déréglementation. Deux objectifs leur sont assignés. En premier lieu, se soumettre aux directives européennes et se préparer à ouvrir le marché français et donc affronter la concurrence en France. En second lieu, permettre aux télécommunications françaises de compenser les pertes que ne manquera de subir France Télécom, et de conquérir des parts de marché à l’étranger, dans les pays occidentaux mais aussi en Afrique où la France bénéficie déjà d’une importante présence. France Télécom doit se transformer en entreprise commerciale, elle ne peut plus dès lors assurer la charge de la coopération dans le domaine des télécommunications. La coopération va diminuer petit à petit pour être supprimée définitivement au profit des seules opérations de prêt via la Caisse Française de Développement.
En Afrique, dans des conditions particulières où la France détient nombre de positions, France Télécom, issue d’une administration publique chargée de la coopération avec les pays « amis » , va se transformer en opérateur offensif dont la stratégie consiste à prendre des parts de capital dans les opérateurs historiques des pays déréglementés en vue de faire du « business ». La présence française doit bien sur profiter aussi à Alcatel et d’autres constructeurs plus petits ainsi qu’à des bureaux d’études comme la SOFRECOM (Société Française d’Etudes et de Réalisation d’Equipements de Télécommunications) ou le bureau Yves Houssin, aussi très actif en Afrique.
Un véritable dispositif se met alors en place au sein de France Télécom. FCR (France Câble et Radio) et la SOFRECOM qui remportaient la plupart des marchés d’études en Afrique francophone sont réorganisés afin d’en faire deux filiales complémentaires, alors qu’elles se faisaient parfois concurrence sur le terrain. Des changements vont donc être engagés pour en faire deux instruments de la politique d’expansion de France Télécom à l’International. Dans cette stratégie, l’Afrique est, à cette époque, plutôt considérée comme marginale par rapport à la rentabilité escomptée en Asie en Amérique Latine et en Europe.
Dans la période précédente, France Câble Radio avait poursuivi en Afrique une stratégie qui non seulement lui aliéna la plupart des cadres des opérateurs africains mais qui en plus s’avéra un échec presque total. Nombre d’Etats africains avaient en effet entrepris, souvent sous la pression de la Banque Mondiale et non sans une certaine satisfaction du personnel des OPT [13], le regroupement au sein d’une même société des activités de télécommunications sur le réseau national avec celles sur le réseau international. Là où France Câble Radio détenait une part du capital, ses dirigeants jouèrent sur le pourrissement des opérateurs locaux et l’augmentation de la déjà forte dette envers France Télécom, pour tenter d’obtenir une part du capital sans rien débourser au pays mais contre la simple annulation de la dette. Cette stratégie reçut un temps le soutien du Bureau Afrique de la Direction de l’internationale de France Télécom. Les dirigeants des opérateurs de télécommunications en ont gardé quelques années une certaine amertume envers France Câble et Radio [14], dans un certain nombre de pays de la zone francophone.
Plusieurs scénarii, plus ou moins équivalents vont être élaborés en Afrique selon la qualité de l’opérateur historique à cette époque, la docilité des dirigeants politiques, leur résistance plus ou moins forte aux injonctions des experts du FMI. Cette résistance se manifeste parfois par de la simple inertie souvent dans le monde des experts techniques mais aussi parfois au sein du monde politique où persiste ici ou là quelques relents de panafricanisme. Celui-ci a fortement imprégné le petit monde des télécommunications, notamment lors de la mise en place du projet RASCOM qui sera analysé ci-dessous. Et aujourd’hui non sans un certain opportunisme on y fait encore appel aujourd’hui alors que beaucoup de pays sont en cours de négociation ou d’application des politiques d’ajustement structurel. Pour ce qui est de l’évolution des télécommunications sur le continent africain on peut distinguer trois étapes.
2.3 Premières privatisations sans appel d’offre au profit des opérateurs historiques des anciennes colonies
Les premières privatisations n’ont fait que régulariser la présence, ou permettre le retour, des compagnies des anciennes colonies, comme Portugal Telecom, allié à l’international à l’opérateur espagnol Telefonica au Cap Vert, ou seul à Sao Tomé et en Guinée Bissau, et comme France Télécom en Centrafrique et Madagascar. Dans ce dernier pays, France Télécom a essuyé un nouvel échec puisque l’appel d’offre pour une nouvelle ouverture du capital a été remporté en 2002 par la société DISTACOM, composée d’une alliance de sociétés de télécommunications et d’investisseurs déjà présents à Madagascar. Ce choix a été confirmé ensuite par les nouvelles autorités du pays. Une situation conflictuelle s’en est suivit car selon les dispositions adoptées dans le pays, France Télécom est tenu de vendre sa part dans le capital de Telecom Malagasy, l’opérateur malgache.
FCR, devenu filiale de France Télécom, était présent dans une quinzaine de pays africains en particulier sur le secteur des communications internationales. Ce n’est que dans deux pays, que FCR parvint à conserver une part dans le capital [15]. Ce résultat ne constitue-t-il pas un échec de sa stratégie durant cette première période ? Alors que celle-ci consistait en effet à laisser sombrer l’opérateur historique pour proposer une annulation de la dette contre l’acquisition d’une partie du capital. Le poids de la dette envers la France était d’autant plus élevée que toutes les communications internationales transitaient par la France, y compris les communications entre deux pays d’Afrique.
Un peu partout les négociations en vue de la fusion des opérateurs intervenant sur l’international aux mains de France Câble Radio et de l’Office des Postes et télécommunications, chargé du réseau national aux mains de l’Etat, aboutirent presque partout au départ de France Câble Radio au grand dam de ses dirigeants qui se croyaient souvent en pays conquis.
L’exemple du Cameroun est révélateur des pratiques de cette époque. Un tel accord de cession partielle fut par exemple annulé in extremis dans ce pays en 1996. Les pouvoirs publics avaient décidé de se séparer de France Câble Radio en 1982 en rachetant ses parts. Mais en 1991, le nouvel opérateur camerounais accumulait une dette de 297 Millions de F, le tiers de l’ensemble de la dette des pays francophones, pour atteindre 400MF en 1996. Un accord intervient alors dans « le bureau même du président M. Biya » selon l’AFP contre l’avis de la Banque Mondiale qui tout en souhaitant la privatisation souhaite que cela se fasse cependant à la suite d’un appel d’offre. Cet accord est aussitôt dénoncé par la presse indépendante qui accuse le Président de « braderie du patrimoine national » et France Télécom de vouloir couper les communications internationales à la veille du Sommet de l’OUA. La protestation atteint une telle ampleur que le ministre des télécommunications qui s’opposait à cet arrangement est peu après confirmé dans son poste et l’accord finalement suspendu.
2.4 Les candidats se bousculent pour entrer dans le capital des opérateurs jugés les plus prometteurs
A partir de 1997, France Télécom doit répondre à des appels d’offre que ce soit pour entrer dans le capital des opérateurs historiques ou pour obtenir des licences de téléphonie mobile. Une première vague de privatisation donne lieu à d’âpres compétitions. En Guinée en 1995 (60% au profit de Malaysia Telecom), au Ghana, en 1996 (30% au profit de Malaysia Telecom), en Côte d’Ivoire (45,9% au profit de France Telecom), Sénégal (42,3% au profit de France Télécom) et en république sud-Africaine en 1997 (18% au profit de l’américain SBC et 22% de Telecom Malaysia). A part celui de Guinée, ce sont tous des opérateurs prometteurs. Une nouvelle vague de privatisation partielle est intervenue en l’an 2000 touchant Maurice (40% au profit de France Télécom), l’Ouganda (51% au profit d’Orascom), le Maroc (35% au profit de Vivendi Telecom), Mauritanie (54% au profit de Maroc Telecom) pour ne citer que les plus importants. Ces privatisations ont donc placé les opérateurs historiques sous le contrôle des grandes compagnies multinationales. Aux côtés de France Télécom, ORASCOM présents dans plus d’une dizaine de pays dans la téléphonie mobile et VIVENDI, nouveaux venus n’en affichaient pas moins de grandes ambitions jusqu’à une période récente mais traversent toutes deux aujourd’hui d’importantes difficultés.
2.5 Les difficultés se multiplient, les candidats aux privatisations se font rare.
Revenons à l’exemple du Cameroun révélateur de ce type de difficultés. La société TELECEL, surtout présente dans les mobiles, alliée à Korea Telecom, est choisie en 2001 comme adjudicataire provisoire pour acheter les 51% de l’opérateur historique CAMTEL, qui compte alors plus de 100000 abonnés. Mais les négociations sur le cahier des charges sont finalement rompues. Alors que la première offre, en novembre 2000, était de 102 milliards, le journal d’opposition Le Messager dans son édition du 16 août 2002 écrivait : « Ce prix était infinitésimal par rapport à la valeur marchande et au potentiel de la Camtel. Sur fonds publics, l’Etat y a investi près de 500 milliards de FCFA en 20 ans. Le chiffre d’affaires à la fin de l’exercice 1999/2000 était supérieur à 100 milliards de FCFA alors que son budget annuel avait été arrêté à 70 milliards... L’opération telle qu’elle avait été engagée serait assimilable à une braderie ».
On apprenait en mai 2002, que le deuxième adjudicataire qui regroupait des actionnaires sud-africains, tunisiens et zimbabwéen avec pour partenaire technique British Telecom avait fini par se disloquer à la suite de conflits internes après n’avoir pu rassembler la somme de 62 milliards de FCFA alors que le chiffre d’affaire de CAMTEL était estimé la même année à 180 milliards de FCF. Le nombre de partenaires de ce consortium, dont on se demande comment ils auraient pu travailler ensemble, montre la difficulté à rassembler les sommes nécessaires à d’importantes acquisitions ce qui résulte probablement de la récente prudence des grands opérateurs internationaux, intervenue après le crash boursier des valeurs des télécommunications. Pendant que la privatisation traîne en longueur, les investissements en provenance de l’Etat sont suspendus quelques temps ce qui ne fait qu’aggraver la vétusté des installations de l’opérateur. Il semble qu’ils aient repris récemment ce qui signifierait sans doute que les dirigeants du pays ne se font plus guère d’illusion sur la possibilité d’une privatisation dans de bonnes conditions à court terme. On apprenait début mai 2003 que la Banque Mondiale et le FMI concédaient un moratoire de 2 ans supplémentaires avant de procéder à la privatisation de CAMTEL ce qui ne fait qu’entériner le blocage du processus et les difficultés à trouver un repreneur. Peut-être faut-il aussi y voir une volonté nouvelle dans ce pays de ne pas voir brader une de ses meilleures entreprises même si elle traverse de graves difficultés. De nombreux autres pays rencontrent aujourd’hui des difficultés pour trouver des partenaires stratégiques à la mesure des ambitions qu’ils affichent pour le développement du secteur et acceptant de payer un prix raisonnable. Le Kenya a annoncé début 2002 renoncer à la privatisation après avoir repoussé les conditions posées par Orascom et son offre de 350 millions de dollars. Il envisage de mettre Telkom Kenya sous contrat de gestion. Au Niger, l’opérateur SONITEL a été partiellement privatisé au profit du seul candidat resté en course la société chinoise ZTE alliée à une société lybienne.
Au Nigéria, l’Etat annonçait en mai 2002 vouloir introduire en bourse entre 15 et 25% du capital de NITEL, la société nationale des télécommunications du Nigeria, à la suite de la défection du groupe d’investisseurs ayant remporté l’appel d’offres pour l’achat des 51% du capital. Il s’agissait Nigéria d’Investors International Limited (IIL) qui avait soumissionné pour 1,317 milliards de dollars, dont les principaux actionnaires étaient un chef traditionnel, un industriel nigérian et des Etats du Nigéria, Cette société était alliée à TDC, filiale de Portugal Telecom (PT) qui devait assurer l’exploitation et à KPN des Pays-Bas, consultant, chargé de la gestion et des ressources humaines. La nouvelle société devrait augmenter le nombre de lignes téléphoniques, actuellement estimées entre 500.000 et 700.000, à environ 1,5 millions de lignes au cours des cinq prochaines années alors que le pays compte 120 millions d’habitants.
Les perspectives à court terme ne permettent certainement pas d’être optimistes. D’autant plus que beaucoup parmi les opérateurs historiques privatisés sont sous monopole, et que celui-ci doit être levé bientôt dans la plupart des cas. Les graves difficultés de France Telecom et de Vivendi mais aussi d’Orascom qui affichait un déficit de 113 millions de dollars sur l’exercice 2001, risquent, soit de se traduire par des ventes de participation, soit par un infléchissement de la politique de ces opérateurs afin de faire de leurs filiales africaines sur les réseaux fixes ou mobiles un instrument du remboursement de la dette. Ces réorientations se feront sans aucun doute au détriment du rôle social de ses opérateurs et en particulier leurs attributions de service public.
3 Deuxième étape de la déréglementation : l’ouverture à la concurrence
Selon le schéma préétabli issu des « experts » de la Banque Mondiale et du FMI, à la période de monopole, qui doit permettre à l’investisseur de récupérer son apport initial et obtenir une certaine rentabilité et gagner de l’argent, doit succéder une nouvelle période où les réseaux fixes doivent aussi s’ouvrir à la concurrence.
Au Mali, l’ouverture à la concurrence intervient avant même la privatisation de la SOTELMA. Celle-ci pourtant à l’ordre du jour depuis plusieurs années traîne probablement en raison de résistance interne mais aussi à cause du manque de candidats crédibles. Ce qui ne va pas sans inquiéter le personnel qui s’est mobilisé plusieurs fois notamment pour maintenir l’opérateur mobile MALITEL au sein de l’opérateur public et dénoncer des complicités au sein du pouvoir pour affaiblir l’opérateur public. Une licence généraliste a été octroyée fin 2002 à France Télécom, via sa filiale sénégalaise SONATEL, qui très certainement viendra prendre de parts de marchés importantes sur les secteurs les plus rentables, la téléphonie mobile, les communications internationales et Internet. En effet après s’être quelque peu désintéressé de l’Afrique à l’exception de quelques pays où il a pris une part du capital de l’opérateur historique, la stratégie de l’opérateur français semblait avoir changé dans la toute dernière période avant que n’éclate au grand jour le problème de la dette. Après le retrait du Chili avec une confortable plus value, il vient de se désengager de l’Argentine.
En augmentant la bande passante sortante du Sénégal d’abord jusqu’à 45 Mb, puis à 90 Mb et tout récemment en novembre 2003 à 310 Mb, alors que les autres pays de la région n’ont souvent qu’un accès de 2 ou 4 Mgbits, il semble que FT veuille jouer le rôle d’opérateur de transit pour les communications internationales et Internet en captant le trafic de la région. En effet des fibres optiques sont tirées actuellement entre les capitales africaines (Ouagadougou, Bamako, Kayes, Dakar) et le câble Sat 3/ Wasc/ Safe ceinturant l’Afrique reliant l’Europe à l’Asie est en voie d’achèvement. Privés de ses niches les plus rentables on se demande comment la SOTELMA pourra continuer à jouer son rôle de service public et la poursuite des connexions des zones rurales coûteuses avec une concurrence aussi efficace que celle de France Télécom qui la privera d’importantes recettes.
Le Nigéria vit une situation identique puisqu’il n’a pas réussi à privatiser son opérateur historique. C’est ainsi que dans ce pays, lors de la récente attribution d’une deuxième licence le porte-parole de la Commission nationale de la communication (NCC), M. Inatimi Spiff avait déclaré début août : « En l’absence de concurrence à la mise à prix de la licence, il ne sera pas nécessaire que la compagnie Globalcom soumette une candidature scellée telle que le suggère le cahier des charges pour le second opérateur téléphonique national. Par conséquent, la licence sera délivrée à Globacom dès qu’elle aura soldé le paiement de 200 millions de dollars US ». Autrement dit, cette société étant la seule à concourir et à pouvoir verser la somme nécessaire, elle est libérée de toute contrainte [16] et probablement des obligations de service public.
Présenté par les « experts » comme une nouvelle étape du développement des télécommunications, si l’ouverture à la concurrence doit profiter dans une certaine mesure aux entreprises, on ne peut que craindre qu’elle se traduise par un nouveau ralentissement de la couverture des zones rurales. De plus, la concurrence que lui font directement les réseaux mobiles risque de faire disparaître définitivement l’objectif de couverture des zones rurales par le réseau fixe ce qui immanquablement renforce l’inégalité d’accès au droit à la communication du fait d’un renchérissements des coût [17].
4 Eléments pour un premier constat : le dogme néo-libéral à l’épreuve des faits
4.1 Un processus difficile
Un bilan établi début 2001 par l’UIT faisait état de 18 pays ayant privatisé totalement ou partiellement l’opérateur historique, 8 devaient le faire durant l’année et encore 7 durant l’année 2002. Ces dernières n’ont en réalité pas toutes été concrétisées. Et si l’on considère que l’Afrique compte 56 pays, on mesure que non seulement le mouvement est loin d’être achevé alors qu’il est partout imposé par les bailleurs de fonds traditionnels et qu’il devient de plus en plus difficile à mesure que la crise des télécommunications s’amplifie. Dans plusieurs pays la dérégulation de ce secteur combien stratégique et rémunérateur pour le pays rencontre en effet bien des résistances : retard dans la promulgation des textes, inertie au sein du pouvoir, fronde de l’opposition politique, résistance et mobilisation syndicale. A ces résistances s’ajoutent aujourd’hui les difficultés de plus en plus grandes à trouver des repreneurs acceptables. Certaines situations s’apparentent à de véritables sauf qui peut dans la mesure où, alors que lors des premières privatisations, on trouvait de nombreux candidats à la reprise ce qui permettait à l’Etat de maintenir un certain nombre d’exigence d’obligation de service public comme le développement du réseau notamment en direction des plus importantes villes secondaires et parfois de quelques villages, et une substantielle augmentation des abonnés, une amélioration de la qualité de service et une diminution des listes d’attente et des délais de raccordement. Dans la période actuelle, le manque de candidat rend difficile d’imposer ce type d’exigence. Pourtant l’objectif d’un téléphone par village ne constitue-t-il pas une des premières priorités à satisfaire [18] ?
Il faut souligner ici la complicité active qu’a jouée l’Union Internationale des Télécommunications (UIT) dans ce processus. M. Fullsack dans un important travail critique sur l’UIT écrit notamment : « L’UIT a privilégié dès le début de la décennie 1990 son action dans le domaine (dé)réglementaire, généralisant sans discernement ni analyse préalable l’ouverture à la concurrence jusque dans les Pays les Moins Avancés (PMA) dont l’Afrique abrite plus d’une quarantaine. En donnant ainsi la priorité à la déréglementation des OPT africains -propriété et trésor (dans tous les sens du terme, hélas) de l’Etat- l’UIT a participé avec zèle à l’effacement progressif du service public y compris dans les autres secteurs. En outre, les OPT africains sont tous dans un état critique tant pour ce qui concerne leur situation financière que l’état de leur réseau. Dès lors ils sont une prise « bon marché » pour les repreneurs en chasse de revenus rapides et de rentabilité suffisante, concourant à appauvrir encore davantage l’Etat en le privant de ressources légitimes » [19].
4.2 La critique de Joseph E. Stiglitz
Joseph Stiglitz dans un ouvrage récemment publié écrit : « Le phénomène le plus préoccupant lors des privatisations telles qu’elles ont souvent été pratiquées, c’est peut-être la corruption. La rhétorique néo-libérale affirme que la privatisation réduit ce que les économistes appellent la recherche de rente (l’habitude des Etats d’écrémer les profits des entreprises publiques ou de réserver les contrats ou les emplois à leurs amis). Mais contrairement à cet effet qu’elle était censée avoir la privatisation a tant aggravé les choses que dans beaucoup de pays aujourd’hui, on l’a rebaptisée par dérision « la bakchichisation ». Si un gouvernement est corrompu, rien ne prouve que la privatisation va résoudre le problème. Qui gère la privatisation ? Ce même gouvernement qui a mal géré la firme. Dans un grand nombre de pays, les hauts responsables de l’Etat ont compris qu’avec la privatisation ils n’étaient plus obligés de se limiter à écrémer les profits annuels. Qu’en vendant une entreprise d’Etat au-dessous de son prix de vente, ils pouvaient prendre pour eux un gros pourcentage de ses actifs au lieu de laisser ces sommes à de futurs détenteurs du pouvoir. Bref ils pouvaient avoir dès aujourd’hui, une bonne partie de ce qu’auraient écrémé, les politiciens de demain. Donc n’en soyons pas surpris. Le processus de privatisation a été conçu pour maximiser les sommes que les ministres pouvaient s’approprier personnellement et non celle que celles qui allaient tomber dans l’escarcelle de l’Etat, sans parler de l’efficacité globale de l’économie » [20]. Il réfute ici un des arguments les plus forts des noé-libéraux selon lequel la privatisation atténue la prédation des richesses nationales au profit des hommes politiques. En effet, l’efficacité de certains opérateurs privatisés dans le dégagement de bénéfices se traduit par de nouvelles rentes constituées des dividendes des actions qu’ils ont acquis pour la plupart d’entre eux au moment de la privatisation mais aussi des dividendes qui reviennent dans les caisses de l’Etat actionnaire. Par exemple, ceux versés à l’Etat marocain dépasseraient les sommes prélevées sur les résultats lorsque Maroc Télécom était entièrement détenu par l’Etat.
4.3 L’exemple du Sénégal, une privatisation réussie ?
Pour les privatisations effectuées au milieu des années 90, il est désormais possible de faire un bilan des privatisations du secteur des télécommunications. Quel bilan en tirer ? Il faudrait pouvoir évaluer le cahier des charges par rapport aux résultats. Encore faudrait-il qu’il ait été réellement ambitieux.
Ainsi par exemple au Sénégal, l’accord signé avec France Télécom ne prévoyait que d’étendre le réseau de 350 en 1995 à 950 villages en 2005 alors que le pays en compterait environ 13000, 17000 ou 30000 selon les sources. Le nombre de lignes fixes, 96000 en 96 devait passer à 250000 (fixes + mobiles) en 2000, il était de 228000 fixes fin 2001 et 301 000 lignes mobiles pour 10 millions d’habitants ce qui fait une télédensite de 2,3% pour le fixe et de 5,3% (fixes + mobiles). La SONATEL vient d’annoncer avoir atteint en avril 2003 le chiffre de 550000 abonnés à son réseau mobile et la couverture de 85% de la population [21].
Le Sénégal mérite qu’on s’y arrête. La privatisation dans ce pays est considérée comme une des meilleures réussites sur le continent africain si l’on s’en tient aux indicateurs généralement utilisés pour juger des performances d’un opérateur. On pourrait bien sûr se contenter de juger des performances en terme d’augmentation de lignes fixes et de couverture du territoire. On en connectait donc 100 par an. M. Maktar Seck, directeur de l’Agence de régulation, déclare en avril 2002 que l’objectif est de connecter 65% des villages d’ici 2005 [22]. Ces résultats ont été obtenus en situation de monopoles sur le fixe alors que la libéralisation devrait être effective en 2004.
Un an après, le directeur général de la SONATEL annonce la connexion de tous les villages d’ici 2004 ce qui apparaît bien plus optimiste que toutes les déclarations précédentes. Ce serait évidemment une excellente nouvelle mais M. Olivier Sagna, un des animateurs de l’association OSIRIS [23] interrogé par nos soins, veut plutôt y voir un effet d’annonce pour dissuader tout concurrent éventuel, en l’absence de toute précision sur les conditions de réalisation de cet objectif.
Certes, le réseau se densifie en ville, la qualité de service s’est grandement amélioré, les prix des raccordements et des communications longue distance ont considérablement diminué, au détriment cependant, il faut le souligner, de l’abonnement et des communications locales qui ont augmenté. Mais en même temps, les bénéfices sont passés de 38,14 milliards de FCFA en 1998 à 42,52 milliards en 2000, chiffre à comparer aux 62 milliards de FCFA payés pour l’achat de 33% du capital. Les salariés sont d’ailleurs obligés de se mettre en grève pour obtenir leur part à l’image de celle qu’ils ont déclenché en 2000. Après 9 jours de grève, ils ont finalement obtenu une augmentation de salaires de 20% après avoir remis en cause le partenariat avec France Télécom notamment en arguant du haut niveau de salaires des cadres expatriés.
En 2001, La progression des bénéfices continue. La SONATEL est classé 6 ème entreprise africaine dans le secteur des télécommunications avec un CA de 212 millions de dollars et un résultat net de 67,9 millions (le deuxième en valeur absolue) ce qui constitue le plus fort ratio Résultat Net/Chiffre d’affaire du continent dans ce secteur [24].
Ces quelques chiffres doivent-ils nous amener à conclure rapidement aux bienfaits des privatisations. Ce n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. Le Sénégal était déjà avant la privatisation le meilleur opérateur de la sous région. La SONATEL a bénéficié de la présence de l’ESMT (école supérieure multinationale des télécommunications) sur son sol et comptait en son sein de nombreux cadres bien formés et renommés pour leur sérieux. Cette société faisait preuve déjà de créativité en instituant la première expérience de télécentres dès 1992, à l’origine sans aucun doute du développement de l’usage du téléphone au sein de la population. Le pays en comptait 6500 en 1998 (dont 70 déjà en zone rurale). On avançait récemment le chiffre de 12000 télécentres mais une grave crise semble les affecter comme le souligne la citation ci-dessous. La forte croissance du nombre de lignes a en réalité commencé bien avant la privatisation puisque qu’on à n’en comptait que 30000 en 1988. Enfin les syndicats exercent une vigilance de tout instant sur l’évolution de leur opérateur et il existe dans ce pays l’un des meilleurs observatoires du monde des télécommunications, indépendant des autorités, via l’association OSIRIS dont les analyses font référence [25].
Dans une livraison récente de Batik, la lettre mensuelle de cette association, on peut lire cette analyse sans complaisance : « Dans un pays comme le Sénégal, dont les indicateurs de télécommunication sont présentés comme étant les meilleurs d’Afrique de l’Ouest, le processus de régression est désormais fortement engagé depuis que le contrôle de France Télécom s’exerce sur tous les segments de la Sonatel, cette entreprise nationale qui faisait jadis la fierté des Sénégalais. Depuis quelques années, le taux de mortalité des télécentres ne cesse de s’accroître tandis que les fournisseurs de services Internet ferment les uns après les autres à l’image du Métissacana qui fut pourtant le pionnier des cybercafés en Afrique de l’ouest, ou encore des opérateurs de terminaisons d’appels. Les cybercafés qui avaient poussé comme des champignons s’étiolent et disparaissent sous les coups de boutoir du couple Sonatel/France Télécom qui a les yeux rivés d’une part sur les cours de la bourse d’Abidjan et d’autre part sur les dettes abyssales de France Télécom à qui un journal français a décerné le titre peu glorieux d’entreprise la plus endettée de tous les temps. Résultat des courses, on se retrouve avec des objectifs ridicules d’accroissement du nombre de lignes fixes de 350 000 nouvelles unités en 10 ans alors que les besoins sont de 500 000 de lignes par an pour atteindre une télédensité de 30 lignes téléphoniques pour 100 habitants à l’orée 2007. Quant à la téléphonie rurale, son développement est reporté aux calendes grecques et la Sonatel, bien que ne trouvant aucun intérêt à la développer, s’arc-boute sur son monopole et interdit la mise en place de toute solution alternative. Enfin, l’Agence de Régulations des Télécommunications (ART), dont la naissance avait été saluée par un grand nombre d’acteurs, s’avère être un arbitre impuissant, en l’absence des ressources techniques et juridiques indispensables à son fonctionnement. Dépourvue de véritables moyens d’actions et de sanctions, elle assiste, désarmée, au tir au pigeon contre les opérateurs nationaux qui se font descendre l’un après l’autre par France Télécom et son bras armé qu’est la Sonatel [26] ».
Que montre l’expérience sénégalaise ? Elle est avant tout rentable pour France Télécom, et certains dans le pays, jusqu’au plus haut niveau de l’Etat se demandent si les bénéfices réalisés dont une bonne partie sont rapatriée par l’opérateur français, ne sont pas choquants eu égard au besoin du Sénégal en matière d’investissement, et si ces sommes ne seraient pas mieux utilisées dans le pays.
Par ailleurs ces importants développements se sont fait sans augmentation du nombre de salariés. A l’image de ce qui s’est passé à France Télécom, la SONATEL s’est transformée en entreprise commerciale, faisant largement appel à la sous-traitance pour les travaux techniques. Si le personnel de la SONATEL a vu sa situation s’améliorer du point de vue des revenus, il reste à enquêter sur les conditions de travail et les salaires des employés des entreprises sous-traitantes. Le développement des télécommunications a entraîné derrière lui la création de nombreuses petites entreprises. Celles qui s’étaient construites sur l’import - export et la fourniture de matériel à la SONATEL sont maintenant menacées par les économies entreprises au sein du groupe France Télécom. En effet la maison mère tente d’imposer à ses filiales des achats groupés et centralisés de fourniture pour diminuer ses coûts [27].
Quant aux performances, elles sont au mieux comparables à la période précédente d’autant plus que la SONATEL bénéfice toujours du monopole sur la téléphonie fixe. Même si on ne peut parler de monopole non régulé, le Sénégal ne constitue-t-il pas un exemple de ce que constate Joseph E. Stiglitz lorsqu’il écrit : « Privatiser un monopole non réglementé rapporte plus gros à l’Etat, et le FMI se focalise bien plus sur les problèmes macroéconomiques tel l’important déficit public que sur les problèmes structurels comme l’efficacité et la compétitivité de l’industrie. Que les monopoles se soient ou non montrés plus efficaces que l’Etat pour produire, ils ont été souvent plus efficaces pour exploiter leur position de monopole, par conséquent les consommateurs ont souffert [28] ».
Enfin le processus de déréglementation n’est pas terminé et doit être appréhendé dans la durée. En 2004, le Sénégal va ouvrir la téléphonie fixe à la concurrence. De nouvelles économies sont à prévoir au détriment des investissements, qui seront toujours mieux ciblés en direction des clients les plus rémunérateurs, des conditions de travail du personnel, jusqu’ici acquis à la privatisation, mais aussi du service public et de l’égalité d’accès aux services de télécommunications qui n’est toujours pas acquis pour les populations défavorisées et en particulier celles des zones rurales.
4.4 La question des prix
La question des prix demanderait un travail complexe. L’intervention de statisticiens apparaît nécessaire pour entamer une étude approfondie des méthodes de calcul des indices des prix « télécommunications » [29]. Pour défendre la déréglementation les néo-libéraux affirment que les prix ont baissé. C’est incontestable sur les communications internationales, le modèle appliqué n’étant rien d’autre que celui que nous connaissons en France. Celui-ci est basé sur la « vérité des prix » et consiste à augmenter l’abonnement que tout le monde paye et les communications locales qui constituent et de loin le trafic le plus important. Il faut bien sur mentionner le trafic Internet facturé au tarif local avec une ristourne. Les baisses sur les longues distances et surtout sur l’internationale ne touchent en réalité qu’une minorité de clients. Il est vrai qu’en Afrique les tarifs sur l’international étaient particulièrement élevés. Ainsi la question des prix ne peut être tranchée aussi rapidement. D’autant que certains observateurs se demandent si les baisses ne devraient pas être plus importantes. Ainsi M. Pasquali ancien sous-directeur de l’UNESCO du secteur communication écrit dans un article récent : « Il y a quelques années à peine, on pronostiquait qu’une heure de conversation téléphonique Europe/USA ne coûterait bientôt plus qu’un dollar, et que l’usage des câbles sous-marins par les grands opérateurs reviendrait à un dix-millième de dollar l’heure. Inutile de rêver, tout comme leurs collègues d’Internet, les opérateurs téléphoniques essaient maintenant de récupérer coûte que coûte les centaines de milliards perdus. Adieux donc le téléphone bon marché ! Nous et nos enfants aurons à combler les pertes des deux spéculations les plus gigantesques de l’histoire de l’économie, et si nous sommes du tiers monde et de surcroît latino-américains, à un prix plus élevé que dans les pays du Nord, que nous finissons toujours par financer (d’après une étude conjointe Economist Intelligence Unit et Eurodata, le Vénézuéla, l’Argentine et le Mexique ont la téléphonie internationale la plus chère du monde, plus-values qui vont désormais dans les poches des multinationales propriétaires des réseaux locaux) [30] ».
Remarquons enfin qu’on semble assister à l’amorce d’une inversion de tendance. Aux Etats-Unis, toujours présentés comme le pays par qui tout arrive en matière de dérégulation, ce qui est particulièrement vrai pour les télécommunications, les opérateurs longues distances viennent tous d’annoncer les uns après les autres des augmentations.
4.5 Quelques exemples d’échec
A côté de cet exemple pour le moins nuancé, qu’en est-il des autres opérations de privatisation ? Nous ne pouvons prétendre à des études exhaustives, tout juste nous contenterons-nous de livrer quelques informations parcellaires mais révélatrices de difficultés résultant des privatisations. En Guinée, 7 ans après l’entrée de Telecom Malaysia dans l’opérateur, la situation de la SOTELGUI est préoccupante à tout point de vue. « La SOTELGUI, une société en panne » titrait récemment Guinée News le 27 juillet 2002 avant de dénoncer les multiples dysfonctionnements au sein de l’opérateur. Celui-ci n’a par ailleurs raccordé que 22000 nouvelles lignes entre 1997 et 2002 alors que l’objectif était de 100000 en l’an 2000. L’Etat guinéen et Malaysia Telecom sont d’ailleurs en conflit.
Au Ghana, où Malaysia Telekom détenait 30% des parts de l’opérateur, le gouvernement a décidé de ne pas renouveler l’accord avec cet opérateur en raison de performances jugées insuffisantes mais aussi après la découverte de plusieurs opérations illicites. Le contrat de 6 ans qui liait Telekom Malaysia et le gouvernement du Ghana pour la gestion de Ghana Telecom arrive à échéance le 2 mars 2002. Le gouvernement ghanéen a annoncé sa décision de ne pas le reconduire, apparemment pour cause de manque de performances. Il semble aussi que le gouvernement actuel reproche en Malaysia Telecom son soutien au pouvoir précédent de Jerry Rawlings. Rappelons au passage qu’un des arguments des libéraux c’est que la libéralisation doit libérer les opérateurs des contraintes politiques qui pèsent sur leur développement.
Le gouvernement entendait vendre une partie de ses 70% de part dans le capital de Ghana Telecom et libéraliser le secteur. L’objectif du gouvernement était d’augmenter le nombre de lignes fixes jusqu’à 400 000 ce qui constitue tout de même un objectif assez peu ambitieux [31]. Mais on apprenait tout récemment qu’un accord de gestion venait d’être signé avec Telecom Norway (Telenor, société norvégienne) et que l’Etat souhaite récupérer les 30% de capital que possédait Malaysia Telecom
En Afrique du Sud, où les syndicats ont récemment fait grève contre les privations après avoir dénoncé quelques 20000 suppressions d’emplois Telkom, le nombre de lignes a diminué selon le dernier rapport de l’UIT. Durant l’année 2000, près de 500000 lignes auraient été déconnectées pour fraude ou non-paiement ce qui a amené une baisse de la télédensité en un an de 12,2 à 11,36. En mars 2003, Telkom a été introduit en bourse après la vente de 25% supplémentaire de son capital. Selon JA l’Intelligent, cette vente « a renfloué les caisses publiques de 3,9 milliards de rands (moins de 449 millions d’euros). Un montant largement inférieur aux 5,7 milliards de rands escomptés. Si l’offre avait eu lieu, comme prévu, en 2002, elle aurait permis de récolter plus de 25 milliards de rands [32] » .
4.5 Comparer avec les opérateurs restés publics
Enfin l’analyse serait incomplète si l’on ne comparait avec les opérateurs restés totalement propriété de l’Etat. En Afrique du Nord, sur l’ensemble de la région, la télédensité est passée de 4,59 en 1995 à 7,35 en 2000 alors qu’en Afrique du sud, sur la même période elle passait de 10,14 à 11,36, tandis qu’à Maurice, privatisée aussi seulement en 2000, elle passait de 13,21 à 23,5. Certes la santé d’un opérateur et son efficacité ne saurait se mesurer à la seule télédensité mais il n’en reste pas moins un indicateur de premier ordre.
Qu’en est-il même des opérateurs des pays les plus pauvres du monde comme le Mali et le Burkina Faso. La télédensité est passé pour ces deux pays respectivement entre 1995 et 2000 respectivement de 0,16 à 0,35et de 0,29 à 0,45, et le nombrede lignes 17200 en 1995à 39200 en 2000et de 30000 en 1995 à 53800 ce qui signifie pour chacun un doublement du nombre de leur lignes avec un effort réel pour la téléphonie rurale. Ces deux pays arrivent respectivement en 18 et 19 ème rang des opérateurs africains avec des CA respectivement de 55,5 millions de dollars et 52,7 millions et des résultats nets de 10,3 millions et 1,8 millions de dollars. Ces exemples montrent qu’une entreprise publique peut très bien s’en sortir et ce dans des conditions pourtant souvent difficiles. En effet, les Etats disposant souvent dans les télécommunications de la seule entreprise véritablement rentable, n’hésitent pas à ponctionner dans les comptes des opérateurs pour d’autres investissements et restent souvent débiteurs de grosses factures impayées. La rareté des lignes entraîne évidemment ici ou là des facilités pour le personnel d’arrondir ses fins de mois par quelques petits services mais l’attachement au service public reste cependant des valeurs largement partagées qui pourraient certainement être mieux mis à profit dans un environnement plus propice.
Car aujourd’hui les pays subissent de très fortes pressions de la part du FMI et de la Banque Mondiale qui place parmi les privatisations celle du secteur des télécommunications en priorité. Outre la démobilisation du personnel que cela entraîne, les plans de développement sont souvent suspendus en attente de l’arrivée d’un partenaire stratégique de plus en plus hypothétique, si l’on s’en tient aux difficultés accrues à en trouver à des conditions acceptables. A cela ajoutons, les surfacturations dues à l’éloignement des fournisseurs qui entraînent de surcoûts non seulement pour le matériel, mais aussi pour communiquer avec eux, pour les études et l’installation du matériel, et bien évidemment pour la maintenance sans compter les délais de livraison.
5 Eléments pour un deuxième constat : des conséquences indirectes néfastes
5.1 Une mutation du réseau au détriment des opérateurs des pays en développement
Philippe Quéau pointe les dangers du bouleversement actuellement en cours. « On estime que vers 2010, la quasi totalité du trafic téléphonique mondial sera « internétisé ». C’est-à-dire que les communications vocales de téléphone à téléphone emprunteront, à un moment ou à un autre, les autoroutes de l’information. Les opérateurs de l’Internet vont monter en puissance en devenant également des transporteurs de trafic vocal. Les conséquences de ce bouleversement technologique seront considérables. Plus de négociations bilatérales entre pays. Il n’existera qu’un grand tout le nuage Internet, auquel il faudra se connecter. Les appels seront acheminés par tel ou tel opérateur, au gré des accords contractuels entre fournisseurs d’accès Internet. Chaque pays devra négocier sa connectivité Internet, y compris celle du téléphone appelée VOIP (Voice Over Internet Protocol) dans une relation client à oligopole. On peut prévoir d’âpres négociations commerciales avec les grandes compagnies comme Worldcom, ATT ou Câble et Wireless. Le bilan pour les PED risque d’être particulièrement sévère. Hier ils recevaient 50% des bénéfices générés par des appels téléphoniques. Demain ils devront payer 100% de tous les coûts de communication [33] ».
Cette mutation se traduit par une perte de recettes pour les pays en développement à la merci du reroutage. Ces pratiques sont peu connues et mériteraient l’apport, pour une description détaillée, de professionnels de la facturation des communications internationales. Il semble en effet qu’elles ont eu pour effet de déposséder les opérateurs des PVD de la maîtrise des circuits des communications internationales mais aussi que ces opérateurs se trouvent à la merci de routeurs peu scrupuleux faute d’une connaissance précise des mécanismes en cours [34] . Annie Chéneau Loquay écrit : « Autre exemple de cette emprise extérieure, la remise en cause unilatérale, par les Etats-Unis, de la taxe qui répartissait à peu près à égalité les revenus des appels internationaux entre l’émetteur et le récepteur. Cette remise en cause occasionne une perte de ressources parfois considérable pour les pays les plus pauvres, ceux qui reçoivent plus d’appels qu’ils n’en émettent : « Pour une fois la pauvreté payait. (...) Recevoir des appels internationaux était pour certains leur plus importante industrie d’ « exportation » : en 1996, ces pays recueillaient quelque 10 milliards en devises extérieures. Quand, courant 2002, le marché sera totalement libéralisé, les Etats-Unis ne paieront plus au Sénégal que 23 cents pour une minute de trafic, au lieu de 1,8 dollars aujourd’hui. Pourtant, le déficit des Etats-Unis dans le trafic international est largement dû à leurs opérateurs qui proposent aux abonnés du monde entier des solutions illégales dans la plupart des pays : le rétro appel (call back) et le re-routage (passage de la communication par un pays tiers) [35] ».
5.2 La remise en cause des stratégies nationale, régionale et continentale
La déréglementation entraîne d’autres conséquences.Les anciens opérateurs publics deviennent petit à petit des instruments de la stratégie des opérateurs internationaux, dénommés « partenaires stratégiques ». Les opérateurs se retrouvent pris entre des stratégies de développement national des Etats et celles des géants internationaux et nul doute que les arbitrages se jouent le plus souvent au profit des seconds. Dans le cas le plus défavorable comme au Ghana par exemple, le pays se trouve obligé de se séparer de son opérateur stratégique ce qui ne peut qu’entraîner un retard dans leur développement du réseau et un affaiblissement face à la concurrence accrue d’autant plus que les Etats avaient tendance à se reposer sur les opérateurs stratégiques pour élaborer leur plan de développement.
On ne peut que s’interroger sur les retards accumulés par le projet RASCOM, l’un des plus anciens projets panafricains qui consiste à lancer un satellite capable d’offrir un accès au réseau pour tous les villages. Longtemps, les Européens en ont refusé le financement alors que beaucoup d’opérateurs étaient engagés dans Iridium, Globalstar ou ICO, autres projets satellitaires tous tombés en faillite depuis [36], responsables de gâchis et de pertes importantes. Les gâchis ainsi accumulés sont aujourd’hui facturés de façon indirecte aux consommateurs comme nous l’avons vu plus haut [37].
Et ce n’est que lorsque la perspective de voir RASCOM financé par les américains paraissait imminente que l’Europe s’est finalement véritablement intéressée au projet. Un accord de partenariat de type BOT (Build Operate, Transfert) [38] a alors été finalement signé avec ALCATEL, chargé de la construction et du lancement du satellite.
Jamais autant qu’aujourd’hui la possibilité de créer une industrie et une recherche continentales n’a paru autant nécessaire du fait du développement important du secteur et pour une longue période compte tenu des immenses besoins non satisfaits. Il existe d’ailleurs semble-t-il des exemples d’industrie locale de fabrication de câbles en Algérie mais la proximité des opérateurs internationaux avec leurs fournisseurs occidentaux en éloignent sans doute à jamais la perspective faute d’une volonté politique continentale.
5.3 La disparition de la coopération bilatérale, la mutation de l’UIT
La coopération bilatérale en matière de télécommunications, nous l’avons déjà vu, a pratiquement disparu en France. Le dispositif en place est aujourd’hui au service des opérateurs et constructeurs français ou européens. Les détachements au service de missions de coopération que ce soit auprès d’opérateurs africains ou même de l’UIT sont suspendus. L’Agence Française de Développement est au premier rang des acteurs. Le soutien va à la mise en place des autorités de régulation ou à la définition de service universel à l’image de la mutation que nous avons connue en France et en Europe de la notion de service publique à celle de service universel. Les ONG, les plus importantes, sont parfois mises au même plan que les sociétés de service et ont pour mission de répondre et de remporter les appels d’offre des différents organismes internationaux avec pour objectif que le volume des marchés remportés dépassent les cotisations de la France à ces mêmes organismes ou agences internationales [39].
Quant à l’UIT, la dernière plénipotentiaire [40] semble avaliser la dangereuse dérive qu’elle subit depuis quelques années que nous avons évoquée ci-dessus [41]. Les pouvoirs donnés aux opérateurs et sociétés de service sont de plus en plus importants au détriment de ceux des Etats par un procédé qui consiste entre autre pour les plus riches à priver l’UIT de ressources pour la faire dépendre des grosses sociétés de télécommunications. Faute de moyens pour organiser des formations, ce travail est par exemple confié à Cisco qui en profite pour ouvrir des académies du même nom dans différents pays africains censés dispenser des formations dont on imagine bien que l’objectif consiste à rendre le personnel ainsi formé, dépendant du matériel de cette compagnie. L’UIT semble plutôt préoccupé par son autojustification. Ainsi dans les commentaires accompagnant les statistiques publiées fin 2001, l’année 2000 est jugée « historique » pour les télécommunications africaines pour trois raisons. « Premièrement l’Internet a fait son entrée dans les quelques pays qui n’y avaient pas encore accès. Deuxièmement, l’Afrique subsaharienne a franchi le seuil d’un abonné au téléphone pour cent habitants [42]. Troisièmement, un nombre croissant de licences ont été octroyées pour les services mobiles et les privatisations se sont multipliées dans le secteur. Le continent a donc abordé ce nouveau siècle en tout optimisme [43] » . Et de se satisfaire un peu plus loin : « Nous pouvons dire adieu aux clichés dont l’un est que la ville de Tokyo à elle seule compte plus de téléphones que la totalité du continent africain ».
M. JL Fullsack, ancien expert de l’UIT écrit ainsi en introduction de quelques exemples de décisions prises récemment : « nous voulons montrer par quelques exemples fort différents combien l’UIT s’est engagée sans états d’âme dans la mouvance néolibérale en se compromettant ici ou là dans des aventures hasardeuses, d’autre part comment l’UIT n’a pas su trouver de solutions adéquates au développement sinon harmonieux du moins coordonné des télécommunications. Elle a ainsi failli à répondre à l’attente et aux espoirs justifiés des Pays en Développement et tout particulièrement les Pays africains, qui en sont pourtant les Membres les plus convaincus [44] » .
6 Conclusion
6.1 Un bilan encore provisoire et pour le moins mitigé
Ce travail se veut plus un appel à poursuivre ce qui ne constitue qu’une ébauche de pistes ouvertes plutôt qu’un travail achevé. Compte tenu de l’ampleur du travail à réaliser et des compétences diverses nécessaires, ne faut-il pas faire appel à des équipes pluridisciplinaires, économiste, statisticiens, sociologues, géographes, mais aussi personnel d’opérateurs ou de bureau d’étude du secteur, membres de l’UIT et bien sûr militants syndicaux et animateurs d’ONG ?
Ce premier aperçu, alors que la privatisation s’est effectuée en maintenant le monopole sur le fixe, permet-il d’affirmer la supériorité des opérateurs privatisés sur les opérateurs publics, ou que la déréglementation est un succès ? Les opérateurs publics doivent certes s’améliorer mais ce premier bilan partiel des privatisations paraît pour le moins mitigé. Les échecs sont nombreux, et l’expérience du Sénégal souvent montrée en exemple mérite discussion. Car si la « performance » de l’opérateur s’est améliorée, l’objectif du désenclavement des villages par le réseau fixe est loin d’être atteint alors qu’il devrait être considéré, pour le moins, comme une des priorités.
Certes le développement des opérateurs publics est souvent freiné par des ponctions de l’Etat. Les ponctions opérées par les « partenaires stratégiques » des opérateurs privatisés sur les bénéfices au profit des maisons mères à la recherche de nouveaux marchés pour compenser les pertes de marché sur leur territoire d’ancien opérateur historique ou pour rembourser leur dette sont-elle pour autant des perspectives à promouvoir [45] ? Quant à la supériorité des uns par rapport aux autres, rien ne permet de dire qu’elle provient de la privatisation. Des analyses géographiques ou historiques apparaissent même sans doute plus pertinentes quand on considère le formidable développement de l’Afrique du Nord, l’Afrique du Sud ou l’Ile Maurice. Le Sénégal compte tenu de son originalité et de l’histoire récente de son opérateur mérite une étude particulière et la prudence reste de mise, du fait de sa dépendance envers France Télécom et en attente de ce qui se passera les années à venir alors que la téléphonie fixe va s’ouvrir à la concurrence.
Quant aux pays les plus pauvres, que l’opérateur de télécommunications soit privatisé ou non, ils rencontrent tous de grandes difficultés du fait d’une désorganisation interne et de l’ampleur des financements nécessaires.
Ainsi contrairement à ce qu’affirment les libéraux pour se justifier, la privatisation ne permet pas de développer les télécommunications des pays pauvres qui ont besoin de financement et ne sauraient donc en constituer l’unique solution. Elle permet par contre aux multinationales, souvent anciens opérateurs historiques, de s’installer dans des pays obligés de s’ouvrir par les accords de l’OMC, d’entrer dans le capital des opérateurs les plus rémunérateurs et de rapatrier ainsi une partie des bénéfices réalisés en position de monopole et de compenser ainsi les pertes subies sur leur marché d’origine.
Quant aux classes dirigeantes, et leurs nombreux « prédateurs », des pays où les opérateurs étaient les plus prometteurs, la privatisation ne les empêche pas de continuer à toucher leur rente, soit par les dividendes qu’ils touchent en tant qu’actionnaires, soit en continuant à ponctionner le trésor public nouvellement alimenté par les dividendes au titre des parts que conserve l’Etat dans l’opérateur du fixe.
Enfin et ce n’est pas des moindres de l’utilité de privatisations imposées par le Fonds Monétaire international, les énormes sommes versées lors des privatisations ne sont pas investies dans le développement des télécommunications, puisqu’elles sont versées au Trésor Public. Elles sont ainsi disponibles ponctuellement pour les prédateurs les mieux organisés mais surtout elles permettent de rembourser une partie de la dette... N’est-ce pas là le rôle assigné au Fonds Monétaire International ?
6.2 Explorer de nouvelles pistes
N’est-il pas temps d’instaurer un moratoire sur les privatisations et de faire un bilan des premières privatisations avant d’aller plus loin alors que les résultats apparaissent pour le moins nuancés et que de nombreux pays éprouvent des difficultés à trouver des partenaires stratégiques ? Mais surtout les Etats ne doivent-ils pas retrouver la maîtrise de leur politique nationale y compris dans le domaine des télécommunications ? Et ce d’autant plus que dans un certain nombre de pays, la démocratie progresse permettant à la société civile de commencer à jouer son rôle de contrôle citoyen même si de nombreux progrès restent nécessaires.
Une piste n’a pas été explorée, celle de la refondation des services publics des télécommunications. Elle paraît certes aujourd’hui difficile compte tenu des fortes pressions exercées par les institutions de Brenton Wood mais elle permettrait d’espérer une meilleure prise en compte des besoins des populations. Pourquoi ne pas laisser se développer des opérateurs historiques restés propriété publique mais qui cette fois s’appuieraient non seulement sur une mobilisation du personnel motivé [46], mais aussi de sa population qui a montré, lorsqu’il le faut, sa capacité à s’investir physiquement mais aussi financièrement [47]. Les opérateurs qui pourraient bénéficier de prêts avantageux auprès des Banques Nationales ou Interafricaines et d’une coopération rénovée s’appuyant sur des partenaires extérieurs tout aussi motivés et sur une aide au développement plus importante comme le réclament depuis longtemps les sociétés civiles d’Europe et d’Afrique ?
Nous souhaitons collaborer à une telle expérience à CSDPTT. Après avoir d’abord connecté quelques villages au réseau téléphonique, nous avons commencé à rassembler quelques professionnels du secteur issus de différents niveaux hiérarchiques et de différentes professions. Nous souhaitons travailler plus globalement avec un opérateur tenté par l’expérience. En effet nos actions concrètes s’accompagnent d’un travail critique des évolutions actuelles mais d’une réflexion prospective pour une alternative crédible N’est-il pas temps de libérer « le génie créateur du peuple » selon l’expression de Thomas Sankara. Plus récemment Aminata Traoré a écrit que « la réhabilitation de notre imaginaire violé est un enjeu à la fois économique, politique et civilisationnel [48] » et précise plus loin : « Le détournement des ressources africaines de la satisfaction des besoins vitaux des populations, la dépendance financière, technologique et politique, la dépossession des chercheurs et décideurs des outils théoriques et des cadres analytiques indispensables pour comprendre nos sociétés comptent parmi les maux dont on ne vient à bout qu’en imaginant ou en optant pour un autre monde [49] ».
Bruno Jaffré
Président de CSDPTT
(Source : CSDPTT, novembre 2003)
[1] La situation du secteur des télécommunications est extrêmement mouvante en Afrique. Aussi les informations publiées ici peuvent pour certaines être datées
[3] Discours prononcé à l’ouverture de la Conférence Mondiale du Développement des Télécommunications (CDMT 02) en mars 2002 à Istanbul
[4] Cette déclaration a été faite avant que ne débute la préparation du Sommet Mondial de la Société de l’Information. La dernière monture de la déclaration de Principe disponible avant le Sommet, prévu du 10 au 12 décembre 2003, n’évoquait que le raccordement de tous les villages à Internet pour 2015
[5] Les dépêches des agences et les articles dans les journaux locaux aujourd’hui facilement accessibles par Internet constituent une de nos principales sources
[6] Numéro double 26-27 décembre 2002 janvier 2003
[7] N° 88 lundi 12 novembre 2001 de Mamadou Diallo et Charles Laubier
[8] Indicateurs des télécommunications africaines 2001 Union Internationale des télécommunications. Combien de temps encore l’UIT aura le moyen de publier ces statistiques ? Des journaux suisses annonçaient en octobre de graves difficultés financières
[9] Voir http://www.csdptt.org/ rubrique « lettre de CSDPTT », on y trouve les archives depuis septembre 1995 et aussi la rubrique « documents » qui contient de nombreux textes d’information et de réflexion
[10] AFP Paris 16 février 1997
[11] Cité dans RESEAUX n°78 CENT 1996 par Thierry Vedel dans Les politiques des autoroutes de l’information dans les pays industrialisés
[12] Service public, entreprises publiques et appropriation sociale, Yves Salesse, voir à l’adresse http://www.otherdavos.net/PDF/Salesse_-_Appropriation.pdf
[13] Office des Postes et Télécommunications. Avant la privatisation un certain nombre de pays avaient entrepris de séparer les activités postales et celles de télécommunications ce qui eut pour effet de mettre les postes africaines dans de graves difficultés financières
[14] J’ai pu le constater moi-même au cours de discussions avec plusieurs cadres dirigeants en particulier au Bukina Faso et au Mali au début des années 90
[15] Signalons aussi le Niger, où FCR possède encore un peu moins de 1% du capital
[16] Dépêche de l’agence Pana du 10/08/2002
[17] Ce problème mériterait une étude spécifique que nous ne pouvons entreprendre ici. Il faudrait évoquer la nécessité qui persiste de construire un réseau de transport pour faire transiter des données à l’intérieur du pays ce que ne permet pas le réseau mobile, le contournement du territoire nationale par les accès satellites très coûteux au détriment de l’aménagement du territoire, des surcoûts qu’entraîne la substitution du fixe par les mobiles etc.
[18] C’est en tout cas un des axes qu’a choisi CSDPTT pour son action dans la préparation du Sommet Mondial de la Société de l’Information et qu’a défendu pied à pied son délégué M. Jean Louis Fullsack lors de toutes les conférences préparatoires
[19] L’UIT, la vieille dame des télécommunications, dans la tourmente néo-libérale de Jean Louis Fullsack. Voir à l’adresse http://www.csdptt.org/article148.html et dans cet ouvrage du même auteur « La coopération multilatérale dans le secteur des télécommunications »
[20] La grande désillusion Fayard 2002 p.90
[21] Les réflexions à la fin du paragraphe 3.6 et dans la note 17 ont toute leur place ici. Soulignons aussi le choix quelque peu discutable du choix du ratio « population couverte pour un réseau mobile » pour rendre compte du développement du réseau mobile sans doute pour des effets de marketing
[22] Sud NTIC n°10 (Supplément de Sud Quotidien du samedi 27 avril 2002)
[23] Observatoire sur les Systèmes d’Information, les Réseaux, et les Inforoutes au Sénégal voir http://www.osiris.sn/
[24] Mensuel Economia numéro double décembre 2002 - janvier 2003. Palmarès des entreprises africaines
[25] OSIRIS par la voie de son Président M. Amadou Top s’est cependant rangé, à l’approche du Sommet mondial de la Société de l’Information, derrière la proposition du « pacte de solidarité numérique » du président sénégalais Maitre Wade
[26] Batik numéro 42 de décembre 2002 http://www.osiris.sn/article416.html
[27] Ces derniers éléments nous ont été fournis oralement au cours d’une rencontre avec un dirigeant syndical de le SONATEL
[28] La grande désillusion Fayard 2002 p.90-91
[29] L’INSEE en produit tous les mois. Signalons que l’indice général des prix donnait lieu à une discussion permanente en regard de celui que produisait la CGT. Ce débat n’existe pas pour les produits et services télécommunications probablement car la production d’un indice alternatif demande des moyens et des compétences pointues. Il faudrait encore vérifier que le calcul d’un tel indice (télécom) existe dans les pays africains
[30] La « Société de l’Information » des précédents qui plaident pour la mise en place d’un Tribunal International 06/2002. Voir http://www.csdptt.org/article153.html ou http://www.movimientos.org/foro_comunicación/
[31] Informations datant de février 2002 issues du site Africanti http://wwwafricanti.org/
[32] Afrique du Sud , Privatisation au forceps, JA l’Intelligent du 23 mars 2003
[33] « L’Inégalité des échanges numériques » dans Le Fossé numérique, L’Internet, facteur de nouvelles inégalités. août 2001.Textes rassemblés par Michel Elie la Documentation Française, Problèmes politiques et sociaux.
[34] On vend en effet aujourd’hui des minutes de communications en grande quantité et chacun se livrant à des surenchères les discussions se font souvent au téléphone comme pour les achats de titre en bourse
[35] Quand l’Etat disparaît : Manœuvres autour des télécoms africaines Annie Chéneau Loquay, Le Monde Diplomatique, janvier 2002
[36] Le projet Iridium a été ressuscité récemment à la suite de sa reprise à un prix dérisoire d’une société américaine qui a bénéficié du marché des communications du Pentagone
[37] Voir citation de M. Pasquali
[38] Alcatel doit entièrement installer le système à ses frais en recherchant les financements et récupérer le chiffre d’affaires généré par les services pendant dix ans. Le système doit ensuite être cédé progressivement à RASCOM qui doit alors prendre en charge la maintenance mais récupérer aussi les bénéfices
[39] Voir les discours tenus lors des rencontres françaises de la coopération multilatérale des 2, 3, 4 avril 2001, organisées par le Ministère des affaires étrangères
[40] La conférence des Etats chargés de prendre des décisions sur les orientations et le fonctionnement de l’UIT Voir à l’adresse http://www.csdptt.org/article162.html un compte rendu critique de cette conférence rédigé par M. Jean Louis Fullsack
[41] Voir aussi la fin du paragraphe 4.2
[42] Le calcul de cet indicateur a été effectué en additionnant les lignes fixes et les lignes mobiles
[43] Indicateur des télécommunications africaines année 2001 page 1
[44] Voir « L’UIT, la vieille dame des télécommunications, dans la tourmente néolibérale » déjà cité. Il décrit dans les détails, une première, le fonctionnement trop méconnu de cette agence de l’ONU, en particulier de son Bureau de Développement des Télécommunications. Il se livre à une critique virulente de son fonctionnement et de ses orientations en appuyant son argumentation sur plusieurs exemples précis
[45] Par exemple le quotidien La Tribune destiné aux entreprises écrit dans son édition du 28/04/2003 : « Il ne serait donc pas surprenant que Maroc Telecom, rondelette machine à cash de 468 millions d’euros de profits opérationnels en 2002 soit finalement conservé » (par Vivendi Universal NDLR)
[46] A noter par exemple depuis quelques temps l’implication du syndicat des salariés des télécommunications du Mali, bien que partisan de la privatisation faute d’une confiance envers les dirigeants du pays, qui intervient et mobilise le personnel pour la défense de la SOTELMA en critiquant les insuffisances de sa direction. C’est ainsi que l’interconnexion d’IKATEL, filiale de la SONATEL sénégalaise a été bloquée, pour obtenir l’application par cette société de la loi sur la numérotation et pour obtenir un calculateur pour déterminer les coûts d’interconnexion
[47] Un certain nombre de villages pourraient directement participer au financement de leur raccordement au réseau, sous forme de travaux ou d’avance financière, comme nous avons pu le constater, sous des formes qu’il reste à préciser pour qu’il ne soient pas lésés
[48] La Viol de l’Imaginaire p.12 Actes Sud janvier 2002
[49] Idem p178 179