Economie numérique et gouvernance : à quoi ressemblera l’Homo-numericus ?
mercredi 21 avril 2021
L’histoire de l’humanité est faite de changements successifs, qui ont façonné notre manière d’exister à travers les différentes périodes. Une série de changements marqués de disruptions socio-technologiques qui modifient les époques. Des artefacts qui réinventent nos rapports sociaux, étendent nos connaissances de l’environnement universel et développent notre capacité d’adaptation. Une quête de confort « peu confortable », qui mobilise les intelligences collectives et les génies au service du progrès.
Après l’agriculture qui nous a sédentarisés, la science qui nous a conduits aux vaccins et l’exploration des autres planètes. Puis l’industrie qui nous a fait entrer dans l’ère de modernité, l’économie numérique constitue depuis 60 ans, ce nouveau virage qui illustre le monde digitalisé dans lequel nous avançons. Se développant de manière particulièrement rapide, le digital prend des dimensions de plus en plus titanesques. Qui, bien que génératrices de richesses et d’opportunités, devraient nous interpeller sur l’avenir promu par cette transformation. En l’occurrence, qu’a-t-elle changé dans notre essence, notre humanité ?
Telle était la préoccupation qui a animé Claude-Aimé Motongane, directeur général délégué de Global Activities Solutions and Technologies (GAST) à s’engager dans un travail anthropologique de 5 ans. Ayant pour objectif de traiter l’économie numérique avec un focus orienté sur le prisme de ses conséquences sur la société et l’homme d’aujourd’hui. Ceci, à travers son ouvrage « Economie numérique et gouvernance : anthropologie d’un monde en perpétuelle mutation en 10 points majeurs ».
« L’économie numérique va très vite et bien des choses essentielles des décennies précédentes ont aujourd’hui disparu. Il est facile de les oublier alors qu’elles nous ont conduit là où nous nous trouvons aujourd’hui », affirme Claude-Aimé Motongane dans une interview à CIO Mag. Ancien DSI dans plusieurs grands groupes en Europe, l’auteur explore la révolution numérique au titre d’une carrière de plus de trente ans. Appréhendée avec un esprit constamment méditatif, et capturant en permanence la constance du changement, pour analyser les trajectoires qu’il dessine dans l’horizon de l’Homme, sur le plan social et individuel.
« Quels sont les grands jalons ? Quels sont les impacts de l’Economie Numérique sur la société et l’Homme du 21ème siècle ? Quels sont les enjeux et les différences avec les décennies précédentes ? A quels risques l’homme du 21ème se trouve confronté ? » L’auteur propose une réponse à son questionnement en 10 thèmes majeurs qui sont en constante évolution, et qui définissent nos modes de vie actuels. Entre autres, cette liste inclut l’internet, les objets connectés, la téléphonie mobile, la cybercriminalité, le Machine Learning et Big data, l’E-santé, les cryptomonnaies, etc.
Une économie qui se met au chevet des processus d’inclusion
En prélude à son exposé, Claude-Aimé Motongane rappelle dans ses propos liminaires, les grands initiateurs du boom numérique, que connaît le monde. Ceci, avant de livrer sa lecture des impacts observés de cette mutation, sur les modes de vie humains.
« Les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft), l’avènement du Cloud, la dématérialisation, la mutualisation des Assets, la maximation de la gestion de la connaissance, l’apport continu et exponentiel de nouvelles solutions et technologies, la puissance des réseaux, l’implosion de l’interconnexion des objets, l’internet dernière génération, l’accroissement du cyber-crime, la monnaie électronique et enfin tous les nouveaux besoins métiers se sont conjugués pour catalyser la mutation de la société humaine », peut-on lire dans les propos liminaires. Ainsi, l’auteur énumère les différents avantages du numérique, qui a servi de pourvoyeur de solutions innovantes et rapidement réalisables. Cela permet in fine de relever des défis complexes dans un large éventail de secteurs, allant de la santé à l’éducation, les transports, la gestion des risques de catastrophes, l’agriculture, etc.
Bien que l’impact diffère d’une région à une autre, Claude-Aimé Motongane décrit une économie numérique intégrée dans les processus de progrès. Et ce, dans les pays développés comme ceux en voie de développement. A fortiori, quand elle offre des technologies qui permettent d’accélérer le développement socio-économique, de rapprocher société, hommes et services, de réintégrer l’économie informelle dans les circuits financiers et d’offrir de nouvelles opportunités d’emploi. « L’espoir, c’est de bâtir un avenir ou un monde performant, voire meilleur », confie l’auteur de l’ouvrage qui prévoit la globalisation digitale comme la prochaine tendance forte dans le monde.
Une fracture triptyque : numérique, économique, sociale
Selon l’auteur, le premier aspect négatif observé au niveau de l’économie numérique est relatif aux disparités sociales qu’elle alimente à certains égards. Notamment en ce qui concerne l’accès aux infrastructures numériques, qui varient d’un pays à un autre. Voire d’une région à une autre au sein d’un même pays, avec des disparités parfois frappantes en termes de pénétration, de coûts et de performances des services numériques. « Cela tient en partie au fait que le coût de l’accès à l’internet, qu’il soit mobile ou fixe, reste prohibitif dans bon nombre de pays en développement où le manque d’infrastructures numériques et les goulots d’étranglement réglementaires entravent toujours son développement », décrit l’auteur à la page 28 de l’ouvrage.
Il met ainsi en garde contre le risque de créer une nouvelle classe de pauvres numériques. « Pour éviter ce scénario, les pays s’emploient à intensifier leurs efforts en faveur de l’accès universel au haut débit et à donner aux individus les compétences et les ressources dont ils ont besoin pour participer et être pleinement portés par l’économie numérique. » Au même titre, Claude-Aimé Motongane alerte également sur les impacts de cette évolution sur les relations humaines, sociales et familiales, au regard de l’accroissement de l’usage du mobile et des réseaux sociaux.
« Il s’avère quasi impossible en 2021 de se passer d’un smartphone, d’internet, des réseaux sociaux. Le numérique ne doit pas remplacer les relations humaines. Aujourd’hui, tous les membres d’une famille à partir d’un téléphone peuvent facilement s’isoler dans une bulle, voire même ne plus converser entre eux », observe-t-il, en décrivant des vies familiales déconnectées au profit de la présence sur les réseaux sociaux. « Une tendance qui s’est davantage renforcée en période de confinement. Il ne faut pas oublier l’expérience du confinement et le passage massif au télétravail, qui renforce davantage ce type de tendances. »
Le futur du numérique, une responsabilité humaine !
Questionné au sujet de la place de l’humain dans l’avenir de l’économie numérique, l’auteur responsabilise l’espèce quant au destin de sa technologie. « L’Homme est le créateur de l’économie numérique. Il l’a conçue selon ses visions et ses choix, en l’immisçant dans tous les aspects de la vie quotidienne. C’est donc à lui d’en définir la régulation, les conditions éthiques et aussi les limites. » Il insiste sur la nécessité de cette prise de conscience pour éviter le pire : « si cela n’est pas fait, cette dernière continuera de progresser jusqu’à franchir certaines frontières critiques rendant le retour-arrière de moins en moins aisé et l’inéluctable pourrait arriver. » La révolution numérique a été précédée d’autres, qui ont conduit à cette finalité.
Ainsi, l’aspect anthropologique de cet ouvrage implique une remise en perspective qui permettrait de prévenir les pires usages des technologies numériques. Au risque de se développer dans le sens d’une auto agonie humaine. « Il existe une quantité de prodromes qui peuvent servir d’exemples des méfaits de l’Homme, où ce dernier a oublié sa place en concevant, modifiant, détruisant au détriment des répercussions long terme. Cela a été le cas notamment avec la bombe nucléaire, quasi-impossible à utiliser, les déchets radioactifs dont la durée de vie est estimée à 300 ans, les accidents nucléaires majeurs de Tchernobyl en 1986 et Fukushima en 2011 aux séquelles atemporelles, la destruction et la surexploitation de la forêt amazonienne mettant en péril 25% de la biodiversité mondiale et incidente sur la couche d’Ozone, la pollution des océans par les déchets plastiques, la création des subprimes ayant causé la crise économique de 2008, la surmédiatisation des réseaux sociaux, générateurs exponentiels de fake news », énumère-t-il.
Des scénarios qui restent envisageables au regard des grandes possibilités, parfois peu scrupuleuses qui se présentent avec les technologies numériques. De surcroît, l’auteur indique que l’environnement géopolitique pourrait bien se prêter à de telles trajectoires, au moment où la robotisation devient un choix stratégique, émanant de volontés étatiques souveraines. « De nos jours, l’homme délègue de plus en plus de décisions à des objets et des programmes informatiques. Certains pays vont même jusqu’à y consacrer une part importante de leur PIB. Comme le cas du Japon qui mise sur le tout numérique en accordant de plus en plus de fonctions sociales aux robots et à l’IA. C’est donc un choix humain de déléguer ou de réduire ses périmètres décisionnels ou d’arbitrage à des objets en minorant son propre rôle. Conduisant potentiellement à l’augmentation future de risques ou dangers inhérents. »
Pour conclure, Claude-Aimé Motongane a rappelé l’urgence de responsabiliser l’humain quant à l’appréhension du développement du numérique. Au risque de mener son histoire vers des issues qui le fragilisent. « L’Homme aura la place qu’il se sera donné. Et pour se faire, c’est à lui de définir les règles et les moyens pour prévenir et contrôler… » Suggérant en Dédale, ce juste milieu sommé à son fils Icare à l’aube de leur escapade de Minos. « Et toujours garder à l’esprit l’histoire d’Icare citée dans la mythologie grecque : ce dernier a tant souhaité se rapprocher du soleil, oubliant ses ailes en cire, une fois ces dernières fondues, il est tombé dans le vide », illustre-t-il.
Zakaria Gallouch & Michaël Tchokpodo
(Source : CIO Mag, 20 avril 2021)