Du retard technologique à la fracture numérique
jeudi 18 décembre 2003
Le président sénégalais a certainement du mérite, celui d’attirer constamment l’attention de ses pairs et du monde sur les défis que nous partageons dans ce début de millénaire. Il multiplie les initiatives, gonfle ses pairs africains sur la nécessité de changer de paradigme de développement pour le continent et lance des idées fortes, mobilisatrices autour d’idéaux de démocratie et de progrès humain. La fracture numérique pour laquelle il appelle un fonds de solidarité est on ne peut plus légitime. Cependant, il faut comprendre pourquoi le monde développé n’y a pas porté l’intérêt qu’on serait en droit d’attendre qu’il y porte… Cela tient non seulement à l’agenda du développement international qui, depuis quelques années, se cherche des repères et un contexte de mise en œuvre sans trouver les outils et les mécanismes concrets de politique et d’action, mais aussi à l’échelle des priorités de développement pour l’Afrique.
Les années 1990 ont été le témoin de nombreux sommets mondiaux (Rio, Copenhague, New York, Caire, Beijing, etc.) et qui ont conduit à l’adoption par près de 200 nations à New York, en septembre 2000, lors du sommet du Millénaire de l’Agenda des objectifs de développement du millénaire (Odm), qui signale l’urgence de réduire la pauvreté et ses déterminants (la faim, la malnutrition) et de renforcer le capital humain et les indicateurs sociaux (éducation, santé, eau et assainissement). Les premières analyses rétroactives qui ont conduit à la faisabilité des objectifs retenus ont vite fait de confirmer le retard de l’Afrique subsaharienne (Ass), il est aujourd’hui établi qu’excepté l’Ass, toutes les autres régions de développement (Amérique latine, Asie du Sud, Moyen-Orient et Europe centrale) peuvent atteindre les Odm d’ici 2015, tel qu’adopté par les pays riches et pauvres en 2000. Dans un tel contexte, le Nepad est certainement le bienvenu, pourvu qu’il identifie les goulets d’étranglement qui isolent l’Afrique de la dynamique de développement international afin d’accélérer le processus et de l’intégrer dans la marche vers l’atteinte des Odm.
Toutefois, c’est depuis la fin des années 1950 que la fracture numérique, sous un autre concept, le retard technologique, avait été signalé par Amartya Sen dans ses premiers écrits sur la thèse du développement. Sen (prix Nobel en 1998), prenant le contre-courant de Solow (prix Nobel en 1956) sur la théorie du rattrapage (comme corollaire à la thèse néoclassique) et de Rodan sur la théorie des gaps, démontra que le retard technologique était le seul handicap structurel des pays en développement qu’il faut surmonter au plus vite avant d’envisager investissements et croissance. Son pays d’origine, l’Inde, en a certainement tiré profit, aujourd’hui que les experts en Ntic se recrutent dans le monde entier à partir du réservoir de l’Inde.
La fracture numérique constitue moins un obstacle de développement que le résultat d’options de développement antérieures, qui a maintenu les pays pauvres à la périphérie du progrès scientifique et technologique et qui a creusé les écarts entre pays riches et pays pauvres au fil des années. Non seulement 90 % des financements de la recherche en santé sont aujourd’hui consacrés aux affections qui touchent seulement 10 % de la population mondiale, mais seuls 10 % de la population mondiale ont un accès permanent à Internet, et sur ces 10 %, 92 % sont dans les pays de l’Ocde. Va-t-on considérer comme repère 8 % de la population des pays en développement pour une question d’output et non d’input, alors que : * ils sont plus d’un milliard dans ces mêmes pays à ne pas manger à leur faim ; * ils sont plus d’un milliard à ne pas avoir accès à l’eau potable ; * ils ont plus d’un milliards d’enfants entre 5 et 12 ans à ne pas avoir accès à l’école ; * ils ont près de deux milliards d’adultes et d’enfants à ne pas avoir accès au moindre service de santé ; * ils sont plus de deux milliards d’adultes dans le monde à ne pas savoir lire ni écrire dans aucune langue.
Voilà les priorités de développement que le monde entier a discutées et couchées dans un agenda il y a juste trois ans, celui des Odm, et qui constitue le repère pour toute action, politique, vision ou initiative nationale et internationale. La fracture numérique n’est pas nouvelle, c’est seulement le retard technologique que Sen avait signalé il y a plus de quarante ans et qui s’exprime différemment à l’ère de la technologie numérique et digitale. Le défi du président sénégalais et de ses pairs, c’est d’éviter de tomber dans la naïveté conceptuelle d’un développement soudain et de croire qu’il est possible de sauter toutes les étapes (revisiter Rostow au besoin) des changements structurels, de l’agriculture, des infrastructures, de la construction des bases sociales du développement et du capital humain, etc., et de surfer sur Internet à la recherche d’un hyperlink au click duquel le développement se réalise (à la Aladin !).
Il est peut-être bon de rappeler aux dirigeants africains que pendant les années 1990, toutes les parties du monde ont réalisé des progrès sur la mortalité infantile, sauf en Afrique, où elle n’a même pas stagné, mais a repris une pente croissante !!! Le déclin de l’Union soviétique avait été prédit sur la base de la stagnation de cet indicateur dans quelques Etats, observée à la fin des années 1970. Si cela peut servir de leçons, les chefs d’Etat africains sont avertis sur les priorités et les opportunités de diversion. La fracture n’est pas principalement numérique, elle demeure.
Akoulamé SORO Abidjan
(Source : Wal Fadjri 18 décembre 2003)