Déjà les premières évaluations
Entretien avec Amadou Top Président d’Osiris Dakar (Sénégal)
vendredi 31 décembre 1999
Avec le directeur de l’Observatoire sur les Systèmes d’Information, les Réseaux et les Inforoutes au Sénégal (OSIRIS), un tour d’horizon des avancées de l’Internet dans un pays qui mise sur les nouvelles technologies.
Comment fonctionne Osiris ?
L’association regroupe de nombreuses personnes venant de divers horizons et qui se fixent pour tache d’essayer de comprendre l’impact des nouvelles technologies sur nos sociétés, notamment la société sénégalaise, et aussi d’étudier les moyens de les utiliser dans les contextes qui sont les nôtres. Osiris travaille aussi à la diffusion de ces technologies dans différents secteurs, pas seulement dans les quartiers favorisés mais aussi dans les quartiers populaires, au niveau des jeunes et au niveau des femmes.
Donc une direction assez sociale.
Oui, mais aussi avec l’envie d’étudier l’impact. Ces technologies vont induire des mutations assez profondes, beaucoup plus que la télévision, la radio, les autres formes de communication. Il nous a semblé judicieux de voir concrètement comment notre société pourra faire face à cette mutation.
Il est frappant que vous soyez déjà dans un processus d’évaluation d’un phénomène qui ne fait que commencer !
Justement, c’est parce qu’il y a une accélération de ce phénomène que trois ou quatre années représentent déjà une période d’expérimentation suffisante pour une évaluation. C’est aussi une particularité de ces technologies d’avoir des délais de mise en œuvre extrêmement courts. Il a fallu presque cinquante ans à certains pays africains pour rendre la télévision opérationnelle, alors que cinq ans ont suffi pour que tous les pays africains soient connectés à Internet, certains avec des moyens très avancés. Le Sénégal dispose d’un réseau national IP : où qu’on aille, on peut avoir le même type de connectivité Internet que dans la capitale. Le prix est donc le même partout.
Tout le monde a donc l’accès en communications locales.
Oui. Et le Sénégal a fait le saut technologique : utiliser la fibre optique pour tout le réseau national. A l’avenir, certains pays n’utiliseront peut-être même pas la fibre optique mais des réseaux wireless, sans fil, pour avoir des débits encore plus importants et donc de plus faibles coûts. Au Sénégal, le débit est de 2Mb pour l’international, et nous comptons avoir beaucoup plus à l’avenir. Le téléphone cellulaire, qui connaît un développement fulgurant en
Afrique, ouvre des perspectives d’interconnexion et un développement beaucoup plus rapide qu’aujourd’hui qui va désenclaver certains secteurs jusqu’au moindre village, sans compter les programmes satellitaires. La capitale africaine ne sera plus le pôle unique de la centralisation de tout. Pour l’Afrique c’est donc une extraordinaire aubaine : on fait des sauts consistants dans des délais assez courts, et surtout à des coûts, me semble-t-il, tout à fait acceptables quand on regarde ce qu’a coûté le réseau télécommuté traditionnel, d’autant plus que les prix vont chuter.
Vous êtes très optimiste !
En terme d’infrastructures, je pense que l’Afrique pourra tenir. Il reste à résoudre le problème des contenus. Qu’est-ce que l’Afrique va y mettre et que va-t-elle en tirer ? Il y a des savoir-faire à mettre en place, une formation à l’utilisation : c’est aussi pour ça que l’association que nous avons constituée a beaucoup de pain sur la planche. Nous pourrons exposer beaucoup plus facilement, sans la médiation de structures ou de relais, notre culture et nos
savoir-faire, notre tradition, notre art et pourquoi pas nos biens économiques, culturels et sociaux.
Quelles sont les conclusions de vos observations ?
Des conclusions ce serait trop dire : nous arrivons à des constats intéressants. L’un de ces constats est que les gens ne perçoivent pas ces technologies comme inaccessibles. Elles sont plus simples qu’ils ne pensaient : on a moins peur de l’ordinateur qu’avant, ce qui facilite le saut vers internet. Le deuxième constat est que nous avons vu des gens qui ne parlent ni le français ni l’anglais s’intéresser à l’Internet pour faire des affaires, et nous l’avons constaté dans des marchés car il y a beaucoup de télécentres au Sénégal. Ces gens viennent y chercher des informations économiques, culturelles, par la médiation de quelqu’un qui sait faire des affaires. Ils s’informent sur le coût des produit qui les intéressent, ce qui leur permet de dire : j’achète maintenant ou j’attends. Et surtout, nous avons constaté que dans les écoles qui sont branchées ou dans les universités, Internet est une aubaine pour les étudiants : ils ont accès à des documents absents de la bibliothèque universitaire de Dakar ou qui coûtent les yeux de la tête dans les librairies. 80% des nouveaux diplômés ont recherché leurs informations sur internet. Les enseignants ou le corps de la santé qui étaient réticents se mettent à utiliser ces technologies : la télé-médecine est suivie par tout le corps médical ; les enseignants demandent à ce que les écoles soient branchées, et des formations pour eux-mêmes ; les artistes sénégalais de renom conçoivent leur site, ont un cédérom de présentation de ce qu’ils font, sont des adresses e-mail. Mais une autre leçon est que cela ne suffit pas pour que ça se généralise : il faut un accompagnement, que l’Etat prenne des mesures pour faire baisser les coûts de télécommunication, et baisse les taxes douanières sur les ordinateurs et les périphériques. Au Sénégal, nous y sommes arrivés : les ordinateurs sont taxés à 5%, mais nous avons encore des difficultés au niveau du téléphone, bien que nous ayons un réseau
numéris complet au niveau du pays. Nous considérons que les tarifs pratiqués sont encore dissuasifs au regard du niveau de vie général. Les solutions d’attente sont les télécentres : il y en a 8000 et donc un accès potentiel à l’Internet public et communautaire. Des études sont en cours pour les transformer en télécentres polyvalents, avec accès à internet. Il suffirait d’y adjoindre un ordinateur avec un médiateur qui aide les gens au départ pour que ça se généralise assez rapidement.
Les avancées se cantonnent-elles à l’Internet ?
Le multimédia se développe aussi : des maisons de fabrication de cédéroms, une structure de réalisation de dessins animés pour des compagnies américaines, des sociétés de télétravail, qui reçoivent par exemple des abstracts de jugement, les transcrivent et les remettent au commanditaire. La société dans laquelle je travaille moi-même reçoit des commandes de sites web de grandes compagnies du Nord, qui trouvent que c’est beaucoup moins cher de le faire ici : la coopération est plus aisée de par nos liens culturels ; la surveillance se fait à l’heure près en sachant exactement ce qui vient d’être mis à jour, les orthographistes corrigent, les programmeurs modifient jusqu’à ce que le site soit prêt. Nous travaillons également à un projet qui dépassera la vente classique, intégrant la facilitation de paiement, le dédouanement du produit et l’information économique du produit. C’est donc tout un potentiel qui se dessine, avec des coûts envisageables et qui ne sont donc pas des éléphants blancs.
Le Sénégal s’oriente-t-il ainsi vers la sous-traitance pour un Occident friand de main d’œuvre bon marché ?
Le Sénégal sera vite rattrapé par les autres pays dans son développement technologique, notamment quand on voit le réseau de cellulaires suppléer aux déficiences du réseau filaire traditionnel. Dans un horizon de deux à trois ans, les opportunités de travail à distance se généraliseront. Ce qui fera la différence, c’est la formation, bien qu’on puisse parfaitement travailler à distance sur le net sans être diplômé de l’école classique. Il y a par exemple des sociétés de surveillance à distance, un travail qui ne demande pas un mot de français ou d’anglais ou d’espagnol : il suffit d’avoir de bons yeux et de réagir sur la base de règles établies. D’autres domaines vont s’ouvrir, comme la possibilité de visiter des pays par l’image, de faire un safari téléchargé par Internet. Il faudra offrir des produits répondant à l’attente des consommateurs, en utilisant toute la richesse de la culture africaine.
Comment est financée Osiris et comment fonctionne-t-elle ?
Osiris est financée difficilement par Anaïs. Nous sommes un réseau, nous avons été subventionnés par le Fond de la francophonie, mais pour l’heure nous ne sommes pas gros consommateurs de financements, parce que nous faisons de l’observation, des études, organisons des séminaires, apportons de l’assistance à des projets en cours comme des centres de lecture pour jeunes à qui nous avons donné des ordinateurs pour comprendre comment passer à la lecture du livre numérique ou au surf sur l’Internet. Nous assistons aussi des groupements féminins qui essayent d’utiliser Internet pour comprendre le cours du poisson et nous aidons des élèves à se connecter qui n’en ont pas les moyens... A l’avenir peut-être que nous aurons un ou deux gros projets. Nous voulons surtout aborder comment dans un contexte d’oralité utiliser les nouvelles technologies, ce qui engage des réflexions assez sérieuses, des expérimentations, un travail sur des équipements adaptés ne faisant pas appel à des claviers. Il n’y a que les Africains qui se posent le problème de développer des outils permettant à des gens totalement analphabètes de s’alphabétiser, de pouvoir naviguer sur Internet, de pouvoir échanger des documents oraux, d’intervenir sur la base de visuels.
C’est un travail assez proche de la radio, en fait
Si nous voulons que l’Internet ait la même audience, il faudrait résoudre le handicap des langues aussi bien que les radios l’ont fait. Cela veut dire que les appareils de réception soient aussi faciles à manier qu’un poste de radio que la ménagère utilise, avec écrans tactiles, programmes de reconnaissance vocale, systèmes de transfert et de réception adaptés etc.
Donc un contenu moins éphémère que la radio.
Tout à fait, d’autant plus que l’on étudie actuellement les passerelles entre radio et Internet, le message radiophonique relayant plus facilement l’espace communicationnel d’internet.
Ainsi, une réappropriation de l’Internet par l’Afrique pourrait en faire un outil de peuples à tradition orale.
Très exactement. Et le sous-équipement est à relativiser : l’Afrique a aujourd’hui une télédensité de 1,2 %, mais les appareils sont utilisés par 40 personnes comme s’ils leur appartenaient car on est dans un espace de solidarité. De même pour le téléphone qui sonne bien plus souvent que dans un foyer français.
L’Etat ne prend-il pas peur face à ces développements ?
Il y a une très grande inquiétude chez beaucoup de gouvernants africains de ne pas maîtriser ce qu’ils vont avoir sur Internet et sur l’usage que les populations vont en faire en toute liberté. Je pense que cela explique les retards dans beaucoup de pays qui on hésité à aller vers Internet parce que leurs experts les prévenaient qu’ils n’en auraient pas le contrôle. Aujourd’hui encore, la frilosité des efforts faits pour en étendre l’utilisation s’explique en partie par cette crainte de lâcher un instrument sur lequel on n’a pas une pleine maîtrise.
Vous sentez cette réticence au niveau de votre travail ?
Au Sénégal moins : les conditions d’utilisation d’Internet ne sont pas limitées. Aucune autorisation n’est nécessaire pour être fournisseur d’accès, contrairement à la quasi totalité des pays africains. Le rôle de l’Observatoire est de veiller à ce qu’il n’y ait pas d’obstacles Au Sénégal, ce qui coince est le monopole télécom, qui est privé. La concurrence permettrait la diminution des prix. La plupart des pays africains jouent l’attentisme plutôt que d’en chercher les bénéfices. On ne pourra pas le bloquer : il se développera de toute façon, même avec retard.
La peur n’est-elle pas aussi face à l’hégémonie des contenus occidentaux sur le net ?
Bien sûr cette hégémonie existe. On observe d’ailleurs au Nord des craintes semblables : les francophones par rapport aux anglophones etc. Mais on se rend bien compte que, dans le fond, les usagers ne vont pas sur Internet pour parler anglais ou français mais pour chercher des solutions à des problèmes précis dans des langues qu’ils comprennent. Je crois que les Africains devraient être plus optimistes : ils y chercheront eux aussi d’abord des
informations précises puis se saisiront d’un outil en perpétuelle mutation, pour finalement s’envoyer des messages dans les langues nationales, mettre des images suffisamment parlantes pour vendre un produit artisanal, etc. A terme, la langue ne sera plus un handicap. Par contre, les savoir-faire, les espaces de communication existant à travers le monde, l’identification des besoins des personnes avec lesquelles on va parler, la connaissance même
de la valeur de ce qu’on offre, tout cela sera important à maîtriser, et cela demandera une nouvelle forme d’éducation, car c’est un nouveau marché mondial qui va se dessiner, un nouvel espace de communication, un nouvel espace culturel, demandant une préparation, un accompagnement. Je suis optimiste parce que je pense qu’on a en face de nous une révolution technologique qui nous est plus favorable que celle du passé ; nous avons plus de
chances d’y participer. Nous pourrons mieux nous inscrire dans les échanges, sans passer par les courroies de transmission habituelles. A l’échelle des Etats, la complexité va rester, mais le citoyen va bientôt pouvoir échanger des biens matériels ou immatériels. Le handicap majeur reste l’éducation permettant de s’approprier le savoir.
Comment procéder ?
Si j’étais décideur, je construirais moins d’universités pour créer les conditions de connexion des différents secteurs et y diffuser le savoir. C’est moins cher et c’est plus réactif face aux situations qui se posent à l’avenir. Je mettrais l’accent sur l’autoformation grâce à ces outils plutôt que l’école classique qui coûte excessivement cher et pour laquelle nous n’aurons jamais suffisamment d’instituteurs, de professeurs, etc..
Un rapide état des lieux de l’Internet au Sénégal ?
Nous pensions qu’il y avait une trentaine de sites mais une récente étude de l’Observatoire a dénombré près de 600 sites au Sénégal ou parlant du Sénégal ! Il y a en outre 13 ISP au Sénégal, sans compter tous ceux qui ont des liaisons spécialisées, mais ne vendent pas de la connexion car ils l’utilisent pour eux-mêmes. Les banques ont leur système intranet. L’Administration prépare également un système intranet pour l’Etat, avec de la fibre
optique entre tous les ministères, pour pouvoir faire de la téléphonie, mais aussi de l’échange de données. Nous avons 8000 télécentres qui pourront, selon le plan, dans un an au plus offrir un hébergement pour 3000 accès internet. De 3000 internautes il y a trois ans, on en est à 30 000, malgré les coûts exorbitants de 12 FF l’heure. L’Etat veut développer les services, ce qui va donner dès le début 2000 de nombreux télécentres communautaires,
l’appui à des projets de téléservice, et la volonté de lancer l’économie de l’information. Nous avons un débit à 1Mb par MCI aux Etats Unis, 2Mb par Téléglobe au Canada, et nous préparons une sortie sur la France à 2Mb. D’après ce que je sais, le débit sera augmenté dès que la demande se fera sentir, surtout dans le cadre de cette volonté affichée de faire du Sénégal un pays de téléservices.
Donc l’internaute a une vitesse de connexion équivalente à ce qu’on peut avoir en Europe ?
Cela dépend du type de connexion qu’il a. Avec une connexion RNIS, il a du 64 Kb, du 128, celle qu’il demande, mais elle coûte cher, beaucoup plus cher qu’en Europe, et c’est ça notre problème. Par modem normal, il a 56 Kb sans problème, où qu’il soit dans le pays, parce que tout le réseau est numérique. Une entreprise peut avoir une connexion à très haut débit : les banques opèrent ainsi le « réseautage » de leurs agences,
Les télécentres sénégalais semblent être une solution originale ?
L’intelligence des gens qui ont pensé les télécentres était de délocaliser l’utilisation du téléphone public payant grâce à des privés. Vous pouvez créer un télécentre privé chez vous : vous ouvrez une petite cabine, une chambre dans votre maison qui donne sur la rue, vous y mettez deux ou trois téléphones, et tous les gens du quartier viennent là téléphoner ; ils peuvent aussi donner le numéro de téléphone du télécentre pour s’y faire appeler. L’opérateur télécom ne paye pas de frais de maintenance ni de gardiennage, et en plus ça crée des emplois, chaque télécentre employant au minimum deux personnes, parce qu’ils commencent à 6 heures du matin et s’arrêtent à minuit. Progressivement, la plupart de ces télécentres évoluent pour offrir aussi le fax, la saisie de documents, une boîte postale restante, et puis des télécentres plus importants comme les Métissacana, ont aussi décidé d’en faire un point d’accès à internet. On peut à l’avenir aller plus loin dans la communautarisation des ressources, avec des médiateurs qui savent utiliser Internet, et qui peuvent servir de relais à toutes les personnes qui ne parlent pas un mot de français ou d’anglais. C’est là une autre manière de s’approprier les nouvelles technologies !
propos recueillis par Olivier Barlet
(Africultures n°3 Decembre 1999)