Le 2 janvier 2018, la direction de Panafrican system production annonce la dernière parution du magazine Nouvel Horizon après 20 ans d’existence. Si la nouvelle fait l’effet d’une onde de choc dans une bonne frange de la société, elle est révélatrice d’une crise qui couve pourtant depuis longtemps. Les difficultés économiques de la presse sénégalaise sont si récurrentes et si persistantes qu’elles ne sont en réalité plus un événement. Entre 2000 et 2014, pas moins de 41 quotidiens et magazines ont disparu du paysage médiatique sénégalais. NH vient s’ajouter à ce lot sinistre. Engluées dans un environnement économique peu propice, les sociétés éditrices de journaux croulent sous le poids de lourdes charges sociales pour de maigres retombées financières, car elles évoluent sur un marché étroit du lectorat, puisque dans un pays qui compte 54% d’analphabètes, seuls 37,8% des adultes (âgés de 15 ans et plus) ont la capacité de lire et écrire dans une langue quelconque. Il s’y ajoute des coûts d’impression élevés en raison de la vétusté et de la rareté des imprimeries en service, de maigres recettes publicitaires, une distribution coûteuse, etc. En conséquence, des arriérés de salaires, une absence de cotisations sociales pour les travailleurs, l’endettement font la « Une ».
Pendant que cette crise perdure, suscitant le désarroi des patrons de presse, l’internet se généralise au Sénégal, transformant radicalement les moyens de s’informer. Le marché s’équipe en smartphones et se connecte tandis que les prix des téléphones et les coûts d’accès à internet baissent de plus en plus. Depuis 2015, plus de la moitié des Sénégalais est désormais régulièrement connectée à internet, selon les données de l’Autorité de régulation des télécommunications et des postes (Artp). La connexion mobile avec ces téléphones intelligents conçus pour lire tous types de contenus représente 94,2%. Ces outils sont aujourd’hui les moyens privilégiés d’accès aux contenus médiatiques. Les relations entre les publics et les médias sont devenues ainsi plus étroites dans un environnement numérique marqué par l’interactivité et la gratuité.
Concurrence ou parasite ?
Pionniers de la presse en ligne au Sénégal, les journaux imprimés sénégalais sont pourtant peu visibles sur internet et quasiment absents dans le haut des classements de sites web d’informations. Au Sénégal, la date de naissance des médias en ligne est fixée à février 1997, l’année du lancement de sudonline.sn, la version numérique du journal Sud Quotidien édité par le groupe Sud communication. Dès l’année suivante, Le Soleil a suivi cette expérience en proposant à son tour une version électronique de son numéro du jour. Walfadjri se lance sur le web en 2000 et reçoit même le prix « Mediaweb » du meilleur site web des médias africains. Qu’est-ce qui explique alors le « retard » accusé par la presse écrite sur internet ? Dans son étude intitulée « Les nouvelles technologies de l’information et de la communication et les personnels des médias » (2002), Abdou Latif Coulibaly rapporte que 93% des dirigeants d’entreprise de presse interrogés affirmaient exploiter toutes les possibilités offertes par internet et prévoyaient d’investir pour équiper les rédactions en matériels informatiques.
Cette présence sur le web aux premières heures d’internet traduisait une prise de conscience du potentiel de la « nouvelle » technologie dans le secteur des médias. Force est de constater aujourd’hui que les défis de la formation aux nouvelles pratiques journalistiques n’ont pas été relevés. Bien que ces médias soient encore présents sur le web, leurs sites sont des reproductions des articles des journaux imprimés.
La nature ayant horreur du vide, d’autres acteurs évoluant plus principalement dans l’informatique que dans le journalisme ont occupé l’espace. En effet, depuis bientôt deux décennies, une dynamique « presse en ligne » surfe sur la vague de numérisation de l’information. Si en 2013, sur les 189 groupes et organes de presse recensés, contre 147 en 2012, figuraient 35 sites d’informations, l’Association professionnelle de la presse en ligne (Appel) compte en 2016 plus de 200 organes de presse sur le web. La multiplication de ces plateformes numériques a favorisé l’expression des publics à travers des forums de discussion. Alors que partout dans le monde on prévoit la disparition des journaux imprimés puisque le développement de la presse en ligne est perçu comme une menace pour les médias traditionnels, le Sénégal fait exception, car les sites d’informations se nourrissent en réalité des contenus des autres médias : informations importantes de la presse, séries, émissions et journaux des télévisions sont systématiquement repris sur le web. Il n’existe pas donc d’offres concurrentes entre les médias en ligne et traditionnels, mais un système parasite, de sorte que si la presse devait disparaître, elle emporterait sans doute dans sa tombe les sites web. Ce « journalisme de reprise » consistant à reproduire notamment les articles de la presse écrite mis gratuitement à la disposition des lecteurs qui, dès lors, ne sentent plus le besoin d’acheter des journaux bouleverse l’équilibre des médias. « Les rédactions, leur organisation et leur fonctionnement vont donc devoir se transformer substantiellement en même temps qu’elles sont dans l’obligation d’inventer de nouvelles formes éditoriales, de nouveaux types d’emplois et d’activités journalistiques », observe Jean-Marie Charon, chercheur au Cnrs. Cependant, malgré ces évolutions majeures des modes d’accès aux médias, des stratégies ambitieuses d’adaptation de la presse écrite sont encore attendues.
Des audiences génératrices de revenus
L’ère numérique a en effet induit une offre foisonnante de contenus médiatiques occasionnant une remise en cause de l’ancien modèle économique, comme l’indique Nathalie Sonnac, spécialiste de l’industrie des médias. En raison de l’apparent accès gratuit aux contenus numériques, la presse en ligne est plus attractive pour les citoyens et draine donc plus d’audiences. Par conséquent, « les modèles économiques des anciens médias sont à réinventer, avec une urgence particulière pour les quotidiens », ajoute Jean-Marie Charon. Les annonceurs, soucieux d’être en contact avec leurs clients, investissent le web. La publicité, source de financement privilégiée de la presse, est aujourd’hui de plus en plus captée par les médias en ligne. L’internet permet en effet de mieux répondre aux préoccupations des publicitaires liées au ciblage des messages, à la large couverture, à la mesure des campagnes, etc. « Dans l’ère du numérique, la publicité est la seule source de financement, et donc la seule à contribuer aux ressources d’un site lorsque celui-ci bénéficie d’une audience importante ou qualifiée », note Nathalie Sonnac. Sur le web, toute la stratégie des médias repose donc sur leur capacité à générer des audiences les plus larges possible en vue de les monétiser auprès des annonceurs. La presse traditionnelle a pourtant tous les atouts à disposition pour s’imposer sur « le média des médias ».
Déjà producteurs de la plupart des contenus médiatiques, les groupes de presse traditionnels ont tous les atouts pour s’imposer sur le web. Les coûts d’impression et de distribution sont inexistants et les publics desquels on se rapproche davantage sont potentiellement plus larges. La périodicité est abolie, il n’y a plus de contrainte de bouclage, l’information est délivrée en temps réel. Comme les autres médias, les sites web d’informations vivent aussi par et pour les audiences. Google et Facebook, qui captent 70% des revenus publicitaires, mettent à la disposition des éditeurs des outils très performants permettant de valoriser les trafics sur les sites web. Les rémunérations dépendent en effet du nombre de visiteurs et des clics sur les annonces : plus un portail est visité, plus les revenus augmentent. Grâce à cette méthode de facturation, des charges commerciales de démarchage des annonceurs sont supprimées et la dépendance à certains pouvoirs réduite, puisque « c’est l’audience qui fonde le pouvoir politique et économique des médias ». La régie publicitaire de Google étant la principale source de revenus des éditeurs, certains promoteurs de sites ne sont pas tentés d’installer des services commerciaux au sein de leurs organes, ce qui nécessiterait de recruter du personnel supplémentaire. Ils préfèrent alors adhérer gratuitement à ce service dont le fonctionnement automatique empêche toute intervention humaine. Les sites n’ayant pas de service commercial en vivent exclusivement sans supporter des charges commerciales. La quête de Google Ads expliquerait sans doute la profusion de sites web.
« Internet sera le premier média au Sénégal »
Même si l’environnement technologique est contraignant et que ces deux géants du web imposent toujours leurs règles, pour les médias, en difficultés financières, les avantages sont beaucoup plus nombreux. Il faut y ajouter la nécessité de toucher le maximum d’utilisateurs afin de générer des revenus publicitaires conséquents. Loin du souci d’un journalisme de qualité, c’est la publicité qui guide la production de contenus médiatiques en ligne, conduisant à un phénomène de marchandisation de l’information devant un produit répondant aux logiques de marché. Dans cet exercice, la plupart des médias privilégient alors les sujets sensationnels à fort potentiel d’audience : le fait divers qui « fait diversion » (Bourdieu), la sexualité, le sport, le people, etc.
Tout compte fait, un journal sérieux, qui investit sur le web, augmente ses espaces publicitaires disponibles, car les annonceurs ont pris conscience de la puissance d’internet dans la communication dans un marché de plus en plus connecté. Ils procèdent à « un arbitrage délicat » dans leurs budgétisations des campagnes, comme nous le confiait dans le cadre d’une recherche un publicitaire dans une grande agence de communication à Dakar. A la question de savoir si ses clients procèdent à un transfert de budgets des médias traditionnels vers internet, il répondait que « pour le moment », c’est une augmentation globale des dépenses publicitaires dans tous les supports qui est à l’œuvre. Mais « à l’avenir, les budgets de la presse ou de l’affichage, qui ont moins la tendance, peuvent être transférés vers le digital. Dans trois ou quatre ans, l’internet sera le premier média au Sénégal ».
Le monde médiatique sénégalais s’attend à des changements majeurs suite à l’adoption d’un nouveau Code de la presse après 10 ans de débats. Lors de son élaboration, la redéfinition des identités professionnelles (« qui est journaliste ? »), la place de la presse en ligne et l’environnement économique des médias étaient les questions qui ont le plus animé les débats. Sur le modèle économique, on s’est beaucoup interrogé sur la création de l’entreprise de presse alors que « l’organe de presse » était plus courant, sur les méthodes de financement des médias, la régulation de la publicité, les redevances pour l’audiovisuel public. En outre, au même moment que se développent les médias en ligne au Sénégal, le basculement à la Télévision numérique terrestre (Tnt) est intervenu et celui à la Rnt se prépare. Les groupes de presse étant confrontés à une vague de numérisation et de multiplication des supports d’informations, il est donc opportun de réfléchir aux questions portant sur la nécessaire adaptation des médias traditionnels à la déferlante numérique.
Pour les médias, internet est plus qu’un reflet de modernité, c’est une source de revenus insoupçonnée des groupes de presse traditionnels, mais bien comprise par tous ceux qui s’y aventurent depuis bientôt 20 ans.
Abdoulaye NIASS, Journaliste
Master en Médias et Communication au Cesti
abdniass@gmail.com
(Source : Le Quotidien, 23 janvier 2018)