La publication du plan national très haut débit, suivi du décret 2022-1357 du 7 Juillet 2022 relatif à l’Interconnexion, au partage d’infrastructure et à l’accès ainsi que la décision N°2023-022 de l’Autorité de régulation des télécommunications et des postes, fixant les conditions et modalités de partage des infrastructures de communications électroniques a soulevé deux questions qui agitent les acteurs de l’écosystème numérique sénégalais.
D’une part la question du co-investissement et le partage des infrastructures (passives ou actives) avec en corollaire l’exigence légale de l’orientation des tarifs vers les coûts et d’autre part celle relative au déploiement de la fibre optique.
La présente note a pour objectif de contribuer au débat afin d’aider à la construction d’une doctrine de la régulation sur ces questions importantes.
Le co-investissement et le partage d’infrastructure
Dans l’esprit de la loi de 2018 (Code des communications électroniques) notamment les articles 103 et suivants, le co-investissement consiste au partage de certains coûts d’investissement, que ce soit ex-ante ou ex-post le déploiement d’une infrastructure de réseau. Ex-ante, plusieurs types d’accords existent entre les opérateurs qui souhaitent investir. Ils peuvent par exemple partager les coûts fixes des tranchées afin de déployer plusieurs câbles en fibre optique comme ils peuvent aussi trouver un accord sur un partage du territoire et s’offrir mutuellement l’accès via une offre en dégroupage total ou une offre bit Stream si l’architecture du réseau le permet. Généralement, le co-investissement est utilisé pour le déploiement de la fibre car il permet aux opérateurs de diminuer les coûts d’investissement et opérationnels d’exploitation du réseau. En effet, les opérateurs ont naturellement intérêt à coopérer pour les zones les moins denses surtout s’ils ne disposent pas de position dominante.
Par exemple, il est démontré (Rendon Schneir et Xiong 2013) que sur la base d’une moyenne des données disponibles sur le co-investissement des réseaux FTTH, un opérateur historique qui ne partage pas son réseau, supporte un coût par « maison connectée » supérieur à celui de ses concurrents qui déploient un réseau partagé, dès lors que sa part de marché est inférieure à la part de marché cumulée de ces derniers. Ce résultat provient naturellement du fait que les rendements sont croissants et que le coût moyen diminue avec la demande. Sous ce rapport, il me semble que le régulateur doit s’intéresser de près au co-investissement car il peut permettre dans certaines circonstances d’augmenter la couverture des réseaux très haut débit parce que le co-investissement ex-ante peut dans le cadre d’un partage des infrastructures et des coûts permettre d’augmenter la couverture du réseau et réduire sa duplication et par voie de conséquence l’inefficience du déploiement. En revanche, le co-investissement ne conduit pas nécessairement à une augmentation de la couverture si l’opérateur historique est « le seul » à pouvoir couvrir les zones les plus coûteuses.
Si le co-investissement n’engendre pas de comportements collusifs, les accords peuvent être bénéfiques pour l’ensemble de la société. Ils ont dans ce cas un effet positif sur le taux de couverture de réseaux très haut débit et sur son taux de pénétration. Ils réduisent par la même occasion le montant des subventions publiques nécessaires afin d’atteindre les objectifs du Service Universel. Dans ce contexte, la régulation a un rôle important à jouer afin d’encourager et accompagner les opérateurs à co-investir. Et si jamais le régulateur choisit de réguler l’accès au réseau fibre déployé, il doit s’assurer que la régulation de l’accès ne dés-incite pas les opérateurs à co-investir car la relation entre le prix d’accès et le niveau de co-investissement des opérateurs n’est pas toujours linéaire. Le prix optimal de l’accès étant difficile à évaluer.
Inciter les opérateurs au déploiement de la Fibre optique
L’obligation d’ouverture associée à une régulation strictement basée sur les coûts de déploiement, sans prise en compte du risque d’investissement, ne peut être incitative au déploiement d’une nouvelle infrastructure de réseau. Un opérateur est incité à investir seulement s’il anticipe qu’il rentabilisera son investissement en fixant des prix relativement élevés sur la base d’un pouvoir de marché. Deux solutions peuvent être utilisées par le régulateur :
La première solution consiste à instaurer une régulation plus souple de l’accès, incluant une prime de risque.
La deuxième solution consiste tout simplement à ne pas réguler l’accès au réseau pendant une certaine période. En pratique, le régulateur peut implémenter cette solution de deux manières différentes. Soit le régulateur choisit d’annoncer des « pauses réglementaires » qui consistent à ne pas réguler l’opérateur historique jusqu’à un certain point, une date ou un autre critère tel que le pourcentage de fibre déployé. Soit le régulateur précise qu’il régulera l’accès au réseau au-delà du point pour lequel l’opérateur historique s’est engagé. L’intérêt de cette démarche est de donner la possibilité à un ou des opérateurs de bénéficier d’un pouvoir de marché pendant la première phase de développement du marché très haut débit de manière à réduire le risque d’investissement. En effet, en situation de faible concurrence en infrastructure comme c’est le cas au Sénégal, cette démarche peut inciter l’opérateur historique ou un opérateur à déployer le réseau fibre puisqu’un prix d’accès libéralisé peut lui permettre de se soustraire, au moins temporairement, à une concurrence en services, donc d’augmenter son prix de détail et d’améliorer la rentabilité de l’investissement. Par ailleurs, cette démarche est d’autant plus incitative que la concurrence sur le marché est faible car l’opérateur dominant qui investit est en mesure d’utiliser son pouvoir de marché pour fixer des prix de détail.
Si une pause réglementaire pour une durée limitée peut être incitative, a fortiori, le choix politique d’une dérégulation des prix de gros, sans obligation d’ouverture devrait inciter encore davantage les opérateurs à investir dans un nouveau réseau. Malgré tout, l’opérateur, même dans cette situation, ne peut être garanti qu’il ne fera jamais l’objet d’une régulation de l’accès à cause de possibles changements législatifs et réglementaires.
Dans tous les cas, il me semble que la compétition en infrastructure sur le réseau fibre n’émergera que lorsque les pouvoirs publics encourageront par exemple les investisseurs immobiliers à équiper les appartements d’un accès multicâbles en fibre optique par la mise en place d’incitation telle qu’un « système de certification » des immeubles et où bâtiments en travaux qui donne des éléments d’information sur leur niveau d’équipement. Ce système de certifications peut-être très incitatif car il peut permettre de valoriser le marché de l’immobilier et par la même occasion le déploiement de la fibre optique
Issa Isaac SISSOKHO
Docteur en Droit
Expert régulation marchés Télécoms/TIC
(Source : Social Net Link, 18 mars 2024)