Le marché gabonais de la télévision numérique et d’Internet va connaître au cours des prochaines semaines une concurrence bien plus accrue. Le groupe français Canal+ a lancé sur ce marché ses premiers tests commerciaux de triple play. Une solution qui permettra à ses abonnés d’accéder à Internet haut débit par fibre optique. C’est donc la suite logique qui découle de l’obtention de la nouvelle licence du Groupe Vivendi Africa (GVA) obtenue au Gabon et qui lui permet de déployer la fibre optique jusque dans les domiciles. Voilà la dernière information parvenue du Gabon et prouesse du groupe français qui est en train de « bouffer » littéralement l’espace audiovisuel africain dans la plus grande indifférence ou naïveté des africains eux-mêmes. Aucun de nos pays échappe à cette « nouvelle colonisation » de l’Afrique.
Mais Vivendi, le groupe propriétaire de Canal+ Afrique engrange désormais 1 millions d’abonnés sur le continent et une « robuste croissance à deux chiffres ». Canal a développé une stratégie sournoise depuis son installation dans nos pays, surtout au Sénégal. Profitant d’un lobbying d’enfer mené à l’époque par Feu Fara Ndiaye et Diagna Ndiaye homme fort de Mimran, Canal a bénéficié d’une convention sur mesure et complaisante signée par le gouvernement de Diouf en 1991.
Au Sénégal, le groupe français a exercé dans l’illégalité depuis près de 20 ans, selon les termes qui régissent sa convention signée avec le gouvernement sénégalais , renouvelé en décembre 2011.
Aux termes de l’article unique de la loi 2000-07 du 10 janvier 2000 abrogeant et remplaçant l’article 2 de la loi n°92-02 du 6 janvier 1992 portant création de la Société nationale de Radiodiffusion Télévision Sénégalaise (RTS), les droits de diffusion et de distribution appartiennent exclusivement à l’Etat. « Ils peuvent faire l’objet d’une concession totale ou partielle à un ou plusieurs concessionnaires de droit public ou privé, par voie de conventions et cahiers des charges précisant les obligations réciproques du concessionnaire et de l’Etat. Ces conventions sont approuvées par décret. »
Après avoir opéré pendant des années dans le marché sénégalais sans convention, CANAL+ SENEGAL SA dispose depuis le 21 décembre 2011 d’une convention de concession.Toutefois, il faut relever que cette convention de concession n’est pas approuvée par décret comme requise par l’article 2 de la loi 2000-07 précité. En effet, l’approbation de la convention par décret est une formalité substantielle. Le manquement à cette formalité est sanctionné par la nullité. En effet, selon l’article 5 de la loi n°65-51 du 19 juillet 1965 portant Code des Obligations de l’Administration modifiée par la loi 06-16 du 30 juin 2006, « les conventions conclues par une personne morale de droit public avec une personne morale de droit privée ou une autre personne morale de droit public sont des contrats administratifs… » et l’article 51 du Code des Obligations de l’Administration prévoit que « le contrat conclu en violation des règles de forme imposées par la loi est nul de nullité absolue ».
Malheureusement, sur la base de celle-ci, elle se prévaut de droits de diffusion et de distribution dans le marché sénégalais en violation des dispositions du Code des Obligations de l’Administration du Sénégal (C0CC).
Par conséquent, CANAL+ SENEGAL SA ne dispose pas de droit de diffusion et de distribution de programmes de télévision au Sénégal.
Plus embêtant, dans l’article 5 de ladite convention, la société Canal s’engageait à consacrer 3% de ses recettes annuelles hors taxes provenant des abonnements à la production audiovisuelle et cinématographique sénégalaise en contrepartie de la concession de service public. Cette disposition n’a jamais été respectée par Canal entre 1992 et 2011, date à laquelle le ministère de la communication avait courageusement dénoncé la convention trop complaisante qui permettait au groupe français de nous exploiter sans coup férir. Les cinéastes et les professionnels de l’audiovisuel sénégalais doivent demander à Canal des comptes au sujet de cette manne financière.
L’ORTS, l’ancêtre de la RTS est aussi victime de Canal. Dans la fameuse convention de 1991, l’article 12 stipule que Canal doit verser aussi 3% de ses recettes à l’ORTS jusqu’à la fin du monopole de cette dernière, soit trois ans de versements non effectués.
Après avoir usé de toutes les ficelles du lobbying, les boss du groupe français ont réussi à faire plier le gouvernement sénégalais d’Abdoulaye Wade pour se faire une nouvelle convention de concession de 10 ans qui prend fin en 2021.
Les comptes et mécomptes doivent etre faits pour élucider le manque à gagner et le préjudice financier subi par le trésor public sénégalais, la Rts et les producteurs et professionnels du cinéma en 26 ans d’exploitation du service par Canal.
En 2014, Canal+ a choisi de sortir du créneau du luxe chez nous pour occuper un segment plus en phase avec les nouvelles classes moyennes. Ce qui signifie de viser un ménage aux revenus supérieurs à 160 000 francs cfa et capables de dégager un surplus de trésorerie pour payer entre 5000 et 20000 frs par mois. Énorme pour une cellule familiale où les motivations d’abonnement sont multiples : suivre les matchs de foot, regarder des séries et distraire ou éduquer les enfants.
Bref, Canal + Afrique n’a aucune peine à se dire « aspirationnelle » : elle aspire en effet une très grosse partie du budget loisirs de ces ménages. Grâce à des offres prépayées mensuelles, la dépense s’arbitre chaque mois dans les porte-monnaie, et notamment via les solutions de paiement sur mobile.
Avec des partenariats avec d’autres multinationales françaises comme avec Orange et les opérateurs télécoms, Canal recolonise l’espace audiovisuel avec des moyens sans commune mesure avec ceux des opérateurs nationaux qui pataugent dans des difficultés devant lesquelles l’Etat reste impassible. Sur le plan éditorial, Canal+ mise également sur un renforcement de sa programmation africaine : Talents d’Afrique sur les champions du foot, la Coupe d’Afrique des Nations, le magazine Réussir coproduit avec Jeune Afrique ou encore le cinéma africain. Mais il rêve surtout d’élargir sa fenêtre avec des contenus spécifiques.
Dans la stratégie de recolonisation culturelle, Canal a depuis 2014 décidé de créer « ses propres chaines » chez nous. Ainsi après le projet « A+ », le groupe français vient de lancer une chaine sportive africaine et prévoit d’éditer des chaînes sur les thématiques des séries, du cinéma et du divertissement.
Si la stratégie de Canal aboutit, la TNT va entrer dans son escarcelle et lui donner toute notre souveraineté audiovisuelle et culturelle. Ce qui serait un précédent dangereux pour les sénégalais qui cherchent dans ce monde mondialisé et connecté, à sauvegarder notre identité et notre culture malmenée déjà avec toutes ces images imposées par l’Occident qui a réussi à acculturer et pervertir notre jeunesse.
Non content de faire une opa sur l’audiovisuel, Canal cherche aussi à étouffer le sous-secteur des cablo distributeurs qui emploie près de 10000 jeunes sénégalais. Ces derniers sont traqués par la justice sur demande de Canal. Nos autorités semblent observer cette mise à mort sans broncher alors que l’heure est grave !
Mamadou Dia, expert audiovisuel-Dakar
(Source : Dakar Actu, 26 octobre 2017)