Le sujet avait fasciné les médias occidentaux à l’occasion des mouvements d’Afrique du nord de l’hiver 2010-2011. Puis, l’engouement pour l’idée d’une révolution globale menée depuis les écrans d’ordinateur s’est apaisé. Pourtant, plus que jamais, les enjeux liés à Internet en Afrique sont élevés en ce moment, du fait des progrès spectaculaires du réseau mondial sur le continent africain, mais aussi parce que la politique africaine se saisit aujourd’hui réellement d’Internet.
L’Afrique des Révolutions 2.0
Déjà en Iran, lors des protestations qui ont suivi les élections présidentielles de 2009, Internet avait joué un rôle majeur, à tel point qu’on a parfois parlé d’une « Révolution Twitter ». Si la force de la mobilisation sur Internet avait à l’époque étonné les observateurs et désarçonné passagèrement le pouvoir, le fait même n’avait rien de surprenant. L’Iran est en effet un pays très développé du point de vue de l’équipement informatique et de son usage, près de la moitié de la population y utilise aujourd’hui Internet (soit un taux de pénétration de 46,9 % pour une moyenne mondiale de 30,2 %), ce qui représente plus de 33 millions d’Iraniens. Le nombre de blogs iraniens fait depuis déjà des années beaucoup parler, et avait incité dès 2006 le président Ahmadinejad à créer son propre blog.
Les Révolutions arabes de 2010-2011 se sont en grande partie conformées à ce modèle. Là se trouve peut-être l’explication du décalage entre les pays d’Afrique du nord et les autres pays arabes secoués par des mouvements : avec un taux de pénétration d’Internet de 9,7 %, le Yémen n’a en effet guère profité d’Internet comme moyen de mobilisation ; et avec un taux de pénétration de 19,8 %, la Syrie ne fait guère mieux. En revanche, le rôle d’Internet en Tunisie et en Égypte a été très vite souligné. De fait, l’efficacité des mouvements de révolte est étonnamment corrélée au taux de pénétration d’Internet : 33,9 % en Tunisie ― premier pays de la vague à faire tomber « son » dictateur, Ben Ali ― et 24,5 % en Égypte (mais, pour un pays de cette dimension, il est important de souligner un taux beaucoup plus élevé dans la population urbaine et chez les jeunes, qui fait de l’Égypte le deuxième pays d’Afrique en nombre d’internautes avec plus de 20 millions d’usagers). La vivacité de l’agitation au Maroc correspond aussi à un taux élevé (41,3 %), en revanche, on sait qu’Internet n’a pas joué un bien grand rôle en Libye ou ce même taux n’atteint que 5,4 %. Mais le cas Libyen est bien distinct, avec une Révolution éloignée de celles, urbaines, essentiellement non violentes, et impliquant en partie au moins une population importante de jeunes éduqués, qui correspondent au modèle des « Révolutions 2.0 » telles qu’elles sont surnommées.
L’importance réelle d’Internet dans la genèse et l’efficacité de ces mouvements est parfois contestée (comme par Ethan Zuckerman dans Foreign Policy) et sera probablement longtemps débattue. Un moyen de communication a-t-il vraiment pu favoriser l’éclatement de ces mouvements ― hypothèse que les événements au Yémen ou en Libye tendent à invalider ? En a-t-il facilité l’organisation ? A-t-il simplement contribué à la médiatisation des mouvements dans le reste du monde, et donc limité la capacité répressive des Ben Ali et Moubarak, voire plus rapidement accentué les pressions étrangères ? Toujours est-il qu’Internet a été ressenti comme une menace pour les régimes liberticides, comme le montre la coupure totale appliquée par un Moubarak aux abois le 27 janvier 2011 ― une décision qui demeure pour le moment unique dans l’histoire du réseau ― ou le projet du régime de déconnecter le réseau du reste du monde, ce qui créerait un Intranet à l’échelle nationale.
Internet peut-il devenir une menace pour les régimes autoritaires africains ?
C’est donc en Afrique du nord qu’Internet a véritablement réussi à devenir un outil révolutionnaire. Mais peut-on imaginer que cet usage s’étende à d’autres pays du continent ― y compris plus au sud ― et qu’il devienne dans les années à venir une menace pour les régimes autoritaires du continent ? En considérant les taux de pénétration d’Internet, on peut en douter. Les pays d’Afrique continentale sont, à l’exception de l’Afrique du nord, très mal reliés au réseau mondial. La seule exception dans ce domaine est le Nigeria avec un taux de pénétration de 28,3 % (toujours à rapprocher de la moyenne mondiale de 30,2 %). Mais la complexité du pays et de ses enjeux ethniques et religieux rend un soulèvement soudain et coordonné assez peu probable dans l’immédiat, et quoi qu’il en soit impossible à prédire d’après la configuration politique actuelle du pays. Aujourd’hui, Internet ne constitue donc guère un outil politique pertinent dans la grande majorité des pays d’Afrique.
La relation de l’Afrique à Internet change toutefois, année après année. Ainsi, depuis 2009, plusieurs grands projets visant à accroître les connexions intercontinentales et pays par pays ont été lancés, comme le montre de façon impressionnante la carte ci-dessus. En 2010, on estimait ainsi que la somme totale des débits disponibles entre le continent et le reste du monde allait passer de 430 gigabits par secondes à plus de 20 térabits par seconde, soit près de soixante fois plus. Désormais, c’est un débit total de près de 50 Tb/s que l’on prévoit en 2013, notamment grâce aux derniers projets. Ainsi, ces dernières semaines a été lancé le déploiement du câble sous-marin ACE entre la Bretagne et l’Afrique de l’ouest (France Télécom, en orange sur la carte, 5,12 Tb/s) ; le WACS construit principalement sur des fonds sud-africains entre Londres et l’ensemble de la côte ouest (5,12 Tb/s, en violet) rentrera très bientôt en service ; et le SAex entre l’Afrique du sud, l’Angola et le Brésil (12,8 Tb/s, en vert), financé à 60 % par la Bank of China, devrait être opérationnel en 2013.
Cette multiplication des câbles est impressionnante, et la géographe Annie Chéneau-Loquay estimait en 2010 que « le paysage de la connexion du continent au reste du monde est en train de changer radicalement, à tel point que l’on se demande si on ne passe pas d’un extrême à l’autre, d’une situation de pénurie à une situation de surcapacité en ce qui concerne les câbles à fibre optique ». Car le développement des réseaux nationaux, lui, demeure un défi d’ampleur, comme le soulignait récemment The Economist, qui rappelait que le téléphone portable demeure le meilleur moyen d’accéder à Internet dans la majeure partie de l’Afrique. Pourtant, de nombreux contrats visant à étendre les connexions terrestres sont actuellement en négociation. Ainsi, on apprenait il y a quelques jours que le Sud-Africain FibreCo a signé avec le Chinois ZTE pour le déploiement de 12 000 km de câble entre les villes d’Afrique du sud. Un déploiement de 1200 km de câble est également lancé en République du Congo. Internet en Afrique, presque inexistant jusqu’à la fin des années 2000, va donc voir sa pénétration augmenter significativement dans la décennie en cours, et se rapprocher des taux connus par les autres continents.
La politique africaine gagne Internet
Mais les Africains n’attendront pas forcément pour agir. On assiste déjà à certains changements, et à l’incursion de la politique africaine sur internet, même dans les pays à faible taux de pénétration, notamment grâce aux réseaux sociaux accessibles sur téléphone portable. Le mouvement « Y’en a marre » qui mène les mouvements de protestations au Sénégal depuis plusieurs mois et vise l’actuel président Abdoulaye Wade a ainsi envahi Internet, en misant sur Facebook ou encore sur Youtube où sont postées de nombreuses vidéos. Une stratégie qui a sans doute de l’avenir, le nombre d’utilisateurs africains d’un réseau social comme Facebook doublant tous les sept mois selon certaines estimations.
Par ailleurs, l’usage politique d’Internet en Afrique n’a pas forcément vocation à être uniquement protestataire ou révolutionnaire. Il peut aussi être plus conforme aux habitudes occidentales, du moins à celles impulsées par le candidat Obama en 2008. Les élections camerounaises qui se dérouleront le 9 octobre prochain sont ainsi l’occasion de voir certains candidats miser sur Internet. Si le site du Président Paul Biya, particulièrement lourd et peu pratique, constitue vraisemblablement une vitrine pour l’Occident, alors que sa réélection est « arrangée », les candidats de l’opposition se montrent plus innovants. La candidate Kah Walla dispose ainsi d’une présence significative sur Facebook où elle réunit plus de 5 700 supporters, soit seulement 3 000 de moins que Biya. Quant à Bernard Muna, il a récemment lancé un site internet de campagne (benmuna.cm) que ne renieraient peut-être pas des candidats aux présidentielles françaises. Visuellement moderne et épuré, bilingue (comme le Cameroun), il présente la particularité d’être optimisé pour des connexions bas débit et des écrans de petite dimension, et donc accessible en Afrique, depuis un cybercafé par exemple, comme nous l’a confirmé Julien Le Mauff, le chargé de communication français responsable de la conception de ce site :
« L’objectif de Bernard Muna n’était pas de faire un site internet parce que c’est à la mode, mais pour atteindre les électeurs. Or, même si la diaspora en Occident a le droit de vote et accède aisément à Internet, il fallait trouver le moyen de toucher les électeurs qui sont au Cameroun et qui sont eux aussi parfois très présents sur Internet, notamment les jeunes urbains. Un site internet reste un moyen au service du discours politique : il fallait fournir à des Camerounais un moyen de dialoguer avec d’autres Camerounais. »
Ce souci se reflète dans les contenus puisque, fait rare dans un pays comme le Cameroun, Bernard Muna affiche des valeurs claires (démocratie, bonne gestion), un programme détaillé, domaine par domaine (institutions, économie, santé, éducation, politique étrangère, etc.) et des engagements fermes (comme celui de n’effectuer qu’un seul mandat). Reste à savoir si Paul Biya, qui a déjà procédé il y a quelques mois à une coupure de Twitter au Cameroun, laissera les sites de ses concurrents accessibles dans le pays.
Comme le montrent ces initiatives, Internet est à proprement parler un outil de communication, d’échange, et non seulement un outil de propagande, et il s’agit donc d’un instrument politique apte à favoriser le changement, y compris en Afrique. La communication n’a jamais eu vocation à être verticale, à asséner images et messages. Au contraire, d’Aristote à Habermas, la communication ― dans une configuration « dialogique » ― a toujours été conçue comme indissociable du politique et de la vie démocratique. Les progrès d’Internet sont donc sans conteste un facteur de démocratisation en Afrique : il reste aux peuples et aux militants à s’en saisir.
(Source : La brèche, 26 septembre 2011)