Charles Sanches : Le blogging sénégalais à l’épreuve de l’activisme civil
lundi 9 mars 2015
J’ai tout de suite pensé à Don Quichotte de la Pampa, en voyant d’abord Charles Sanches, démarche altière, en même temps désinvolte ; cette perception s’est renforcée au fur et à mesure qu’avançait notre entretien. Le réalisme en plus, par rapport au héros de Cervantes. Mais comme le chevalier médiéval espagnol, Charles a un sens aïgu de la notion de justice, et de l’évolution de l’équilibre fragile des strates sociales qui composent la société sénégalaise. Portrait d’une singularité intellectuelle dans le paysage de l’activisme civil, et du blogging au Sénégal.
Un costume gris impeccablement taillé sur mesure. De grosses lunettes noires de nerd. Un grand regard qui cille à peine. “L’allure type de l’intellectuel de salon“ dirait un certain professeur. Mais de par son engagement dans le virtuel ET dans le réel, je savais déjà que ce monsieur avait bien plus qu’une “allure“ : la caboche fusait dans tous les sens, où sa curiosité et son dégoût de l’injustice le poussaient. Un dégoût foncièrement ancré dans son être qui ne pouvait le mener qu’à l’observation des réalités de sa société, notamment sur le plan humain, social et des libertés civiles. Dans une société sénégalaise en pleine “émergence“, deux réalités du Sénégal se font face, mais ne se côtoient pas :
“Il y a actuellement au Sénégal une société ultra-capitaliste en construction, comme un peu partout dans le monde d’ailleurs. Cela crée un déséquilibre dangereux dans la répartition des richesses. Rien ne bougait vraiment, en termes économiques avant Wade. Mais il y avait un équilibre social. Wade est arrivé avec tout le bouillonement de l’économiste qu’il est, et a donné un violent coup dans la ruche sociale. Aujourd’hui on a de véritables forts qui se construisent à Dakar même ; des ghettos littéralement, d’une frange de la population dakaroise, qui se coupe de cette réalité nouvelle qui les exclut du contrat social“ affirme Charles Sanches.
La dimension républicaine dans l’approche égalitaire, dans l’historique politique est explicite dans ses propos. “Macky Sall est un pur produit de cette approche égalitaire. Il est là où il est grâce au système scolaire sénégalais fondamentalement méritocratique ; cela se perd. Mais ce n’est pas propre qu’à ce pays : c’est une tendance mondiale“ déplore-t-il.
Un renversement des valeurs à imputer à ses yeux, en “très grande partie“, à la part prise par la finance dans l’agrégat économique. “On parle en fait plus de finance que d’économie réelle. L’économie implique le souci d’une répartition, qui peut être parfois déséquilibrée, mais d’une répartition du revenu global. La finance se fout de l’égalité sociale, se fout de l’individu !“ argue le blogueur. Il reconnaît au demeurant qu’il y a des tentatives politiques de répartition plus équitable des richesses, mais “l’état devrait d’abord réduire son train de vie faramineux“.
La distance de l’émigré
Né en Guinée-Bissau, Charles est issu d’une famille cap-verdienne émigrée au Sénégal en 1983. “J’avais deux ans à peine“ précise-t-il. Des origines, qui selon lui expliquent le regard “distancié“ qu’il peut avoir sur les choses. “Quand tu viens d’ailleurs, tu as quasiment deux racines au moins. Ça t’offre une perspective inédite, et plus “neutre“ de la société qui t’a accueilli et dans laquelle tu vis“ dit le blogueur.
Après une licence en droit public, Charles Sanches décroche une maîtrise en relations internationales. L’opportunité d’un DEA en histoire est stoppée par un emploi décroché à la Croix-Rouge. Là, il est conforté, par l’expérience, dans le fait qu’il ne faut jamais avoir des a priori sur une communauté sociale ou professionnelle. “Dans ce milieu humanitaire, j’ai travaillé en étroite collaboration avec les militaires, et les gendarmes en particulier, envers qui j’étais très rétif, ayant été confronté très tôt à l’injustice, et donc ayant rejeté toute forme d’autorité très tôt. J’ai compris alors qu’il n’y avait pas que des brutes épaisses parmi eux. Ça m’a appris à prendre les gens au cas par cas“ se souvient derrières ses lunettes noires, l’activiste civil, qui a eu à travailler avant cela, avec la RADDHO.
Sept ans plus tard, confronté à “un plafond de verre“, Charles se réinscrit dans un cursus académique, pour une formation sur la question des genres, financée par la Banque Mondiale. “Un sujet qu’on n’étudie pas beaucoup en Afrique“ justifie-t-il simplement.
Une « singularité » 2.0
“Ma mère me traite souvent de “rebelle“, mais j’évoquerais plus ma “singularité“, que tout le monde détient par ailleurs, mais que certains explorent plus que d’autres“ soutient Charles quand on l’interroge sur la mesure de ses analyses, sur les réseaux sociaux notamment.
De ce parcours dans la sphère humanitaire et des droits civils, Charles Sanches voit très vite les réseaux sociaux comme de nouveaux porte-voix. “Les feedbacks de mes publications, et le blogging ont sans nul doute affiné mon écriture. Je devais trouver mon sillage propre sur les réseaux. J’ai donc décidé de braquer mon faisceau sur les questions liées à mon travail, avec comme question centrale : comment ces nouveaux outils transforment notre rapport à l’information, et modifient nos rapports aux droits humains ?“ s’interroge le sénégalais.
Une question qui a récemment trouvé une réponse magistrale, durant l’été 2014, où le réseau des blogueurs sénégalais, sous la férule de Charles et de Cheikh Fall, entre autres, ont démontré l’aptitude du virtuel sénégalais à se saisir de questions urgentes et sensibles du réel, pour monter efficacement une plate-forme de sensibilisation sur le virus Ebola, par exemple. Une initiative saluée à l’époque par la classe politique, la société civile, et même des artistes… Dont Youssou N’Dour.
Les mains sur le clavier du virtuel, qui n’empêchent pas, en temps voulu, de présenter des initiatives d’un réalisme, et d’une efficacité sans faille. “Le virtuel nous permet de prolonger nos idées ; il ne faut le voir que comme tel : un outil de propagation d’idées“ assure le chargé de programmes d’article19.
Un pragmatisme, et un réalisme qui lui font froidement constater les choses. Comme la situation sociale au Sénégal, et “en Afrique“ s’empresse-t-il de préciser. “Nous avons dans les mains une véritable bombe à retardement. Ce sont littéralement des hordes de jeunes dans les rues, désoeuvrés. Ça a toujours été comme ça, mais là, le ratio entre la croissance démographique et la capacité de la société à résorber cette problématique, devient abyssal. D’autant plus qu’on assiste à un exode rural massif de ces jeunes, attiré dans les villes plus par les lumières, que le travail lui-même. Cela pose la question récurrente de l’occupation de l’espace public ; la révolte des marchands ambulants était presque une guérilla urbaine, souvenez-vous“ analyse longuement le trentenaire, qui ne veut pas sombrer dans un pessimisme morose malgré tout. “On a vu avec le mouvement “Y’en a marre“ , que les jeunes se prenaient de plus en plus en main, et n’attendent plus rien des autorités publiques“ soutient-il tout sourire.
La société civile sénégalaise est “relativement mature“ à ses yeux, mais elle “a besoin de se renouveler, comme la classe politique d’ailleurs“. “Ils doivent montrer l’exemple ; beaucoup ont été récupérés par le pouvoir actuel, et ne jouent donc plus leur rôle de contre-pouvoir ; on a l’impression de voir certains acquis reculer“ suppute l’originaire du Cap-Vert.
La même réserve est émise pour tout l’écosystème composé par les acteurs du blogging sénégalais. “Il y a trop de militantisme, pour trop peu de productions ; or le rôle premier du blogueur, c’est d’écrire, jouer son rôle de passeur d’informations, d’opinions“ explique-t-il.
Il appelle naturellement de ses voeux, une réforme politique de fond, pour un exécutif moins fort. “Il y a une vraie volonté démocratique au Sénégal, mais on ne peut pas parler d’équilibre parfait des pouvoirs ; n’oublions pas que nous avons hérité de toutes les tares politiques de la France. La Constitution de la Vème République est une “Constitution de coup d’état“. Les modèles constitutionnels ouest-africains, notamment sénégalais, sont basés sur cette constitution française, que de plus en plus de constitutionnalistes français appellent à dépasser, vous remarquerez“ souligne Charles Sanches.
Le blogueur regrette amèrement une “époque incompréhensible de nihilisme“ : “les frontières symboliques sont tombées avec les autoroutes de l’information, mais les instincts grégaires d’une très très grande d’individus sont toujours là. On est à l’orée de quelque chose de fondamentalement nouveau ; une transition entre deux visions du monde. Ceux qui veulent continuer, avec tous les soubresauts de l’Histoire, à tendre vers une certaine lumière, et ceux qui veulent nous enfoncer dans les ténèbres de l’ignorance et de l’ostracisme. C’est ainsi qu’on assiste à une montée en puissance des extrêmes un peu partout ; de ce fait, c’est l’Autre qui est pointé du doigt pour tous les problèmes. On tend à nier l’altérité de son vis-à-vis, alors que jamais de toute l’histoire de l’humanité, il n’a été aussi aisé de connaître autrui, d’aller vers lui“ s’inquiète celui qui vient de postuler pour pour le BOB Awards, sponsorisé par la Deutschwelle, pour promouvoir les militants de la liberté d’expression, dans le monde entier.
Des racines de ce “malaise du siècle“, à rechercher dans l’accès inégal à la richesse, “matérielle, intellectuelle et spirituelle“. “Pour la société occidentale, vous pouvez voir des manifesations de ce malaise, avec des jeunes qui à défaut de s’enrôler avec Daesh par exemple, approuvent leur méthodologie, leurs objectifs nihilistes“ dit-il.
Mamoudou Lamine Kane
(Source : Mozaikrim, 9 mars 2015)