La « Star Ac », « Nouvelle Star » ou « The Voice », les gamins de Douala, Bamako ou Kinshasa en raffolent ! Ils auront bientôt leur Jenifer ou leur Julien Doré. Le continent fou de musique, qui déferle dans les stades pour applaudir la star nigériane Davido ou le natif de Kinshasa Fally Ipupa, inaugure, ce 24 octobre, Island Africa Talent, son concours musical géant, diffusé dans une dizaine de pays. Les espoirs de la chanson qui se rêvent en haut de l’affiche ont été castés dans 12 Etats. Tous imprégnés des concerts planétaires vus sur YouTube, ils se défieront à Yamoussoukro, en Côte d’Ivoire, au son du balafon et autres percussions. Une fois sur scène, devant un public chaud-bouillant, même les plus timides déploient une énergie, une présence, un charisme hors norme. « Ils jouent leur vie », résume, épaté, Romain Bilharz qui, comme directeur artistique de Stromae, C2C, Ben l’Oncle Soul ou Ayo, en a pourtant vu d’autres. Lui aussi joue gros car il produira l’album du vainqueur au sein du tout nouveau label Island Africa. Acte fondateur de la major Universal sur le continent noir. « Enfin ! », s’exclame-t-il. Pour Canal+, aussi, le 24 octobre est une date : ce « talent show » ouvre l’antenne d’A+, la chaîne panafricaine portée, ce jour-là, sur les fonts baptismaux.
Contrairement à Universal, Canal+ était déjà active avec un bouquet par satellite mariant des chaînes nationales africaines et des programmes très français et attendus (Canal, ses Guignols, son « Grand Journal », son porno ; TF1 ; M6...). Comme en témoigne ce cri du coeur, il y a quelques années, d’un ministre d’Omar Bongo : « A Libreville, on attend de pouvoir voir OMTV [la chaîne de télé de l’Olympique de Marseille, NDLR] ! » Mais A+ est d’une autre nature. Elle est pensée pour un public africain : le manioc, la banane plantin et le fruit du baobab tiennent toute leur place dans « Star Chef » tandis que les boubous colorés et les coiffures sophistiquées font le sel de « Black-amorphoses », l’émission qui relooke les femmes. Soucieuse de ne pas se conduire comme en terrain conquis et de disposer de relais utiles, A+ a proposé aux différentes chaînes nationales de diffuser « Island Africa Talent » en même temps qu’elle. Diplomate.
Electrisé par les 5,8 % de croissance
Le label musical et la chaîne A+ ont été imaginés il y a plusieurs mois. Entre-temps, un événement majeur : l’homme d’affaires Vincent Bolloré a déboulé à la tête de Vivendi, maison mère d’Universal et de Canal. Dès son premier discours de président, il a surligné la cible : « Il y a actuellement 2 milliards d’individus sur Terre qui, grâce à la hausse de leurs revenus, veulent accéder à la société d’entertainment. Ces 2 milliards de personnes sont principalement en Afrique et en Asie. » Chacun a compris que l’Afrique était devenue « le » sujet. Vincent Bolloré, avant de lorgner Vivendi, y a fait fortune avec ses ports à containers, son huile de palme, ses voies ferrées. Et n’a pas attendu la litanie des rapports soulignant le potentiel du continent qui le rendent si tendance aujourd’hui. Afroptimiste, il est électrisé par les 5,8 % de croissance, prédiction du FMI, et par l’explosion de la population francophone dans le monde qui devrait passer de 230 millions à 700 millions en 2050. Dont 85 % d’Africains. Vivendi élargit bigrement son terrain de jeu. Il n’a peut-être que 5,04 % de son capital mais trouve là le parfait instrument du « softpower », cette influence qui passe par les tubes, les séries télé, les films... Canal+, premier groupe audiovisuel français, possède 5 000 films en catalogue, et Universal, avec 30 % du marché, est le leader mondial de la musique.
1,3 million d’abonnés et déjà du résultat
A peine installé, le nouveau boss a convoqué une réunion pour tout savoir de la stratégie de Canal+ sur le continent. Longtemps, l’Afrique a été ce petit territoire abandonné à qui voulait bien s’en occuper. Le piratage au Maghreb avait douché l’enthousiasme. Aujourd’hui, c’est là-bas qu’est la réserve de croissance de Canal+. Son patron, Bertrand Meheut, a rapatrié l’Afrique dans son domaine réservé, laissant à son bras droit, Rodolphe Belmer, les activités en France, plus compliquées et incertaines. Fondus dans un chiffre global, les abonnements africains, en constante croissance, ont masqué la déformation progressive du modèle économique dans l’Hexagone. Ils sont aujourd’hui 1,3 million d’abonnés, génèrent déjà « 25 % du résultat d’exploitation », et ce n’est qu’un début car Meheut table sur « leur doublement, voire triplement très rapide ». Ils sont la clé qui permettrait à Canal+ de jouer en première division : aujourd’hui, ses fictions lui coûtent 1,1 million d’euros l’heure. Pour se hisser au standard américain et produire des séries exportables dans le monde entier, elle doit doubler la mise. « Plus d’abonnés permet évidemment d’investir davantage », explique Bertrand Meheut. A l’origine, le groupe visait la bourgeoisie et les expatriés blancs. Avant de baisser ses tarifs, il y a quatre ans, pour conquérir les classes moyennes. Hélas, son développement ne passe pas tant par le miel de ses programmes que par l’arrivée de l’électricité dans les quartiers.
D’Abidjan à Conakry
Le nom de Bolloré est-il un atout ou un repoussoir ? Pour des entreprises branchées sur le journalisme et les milieux artistiques, est-il bon d’avoir pour patron l’incarnation vivante de la Françafrique ? Une chance, A+ ne vise qu’à « divertir » les classes moyennes émergentes, et se garde bien de se lancer dans l’information. A la polémique droit-de-l’hommiste, on préfère, chez Canal+, la contemplation des réseaux décrits dans « Africafrance », le livre d’Antoine Glaser. Vincent et son cher ami de trente ans Alpha Condé, le Guinéen, si utile pour décrocher la concession du port de Conakry ; Vincent, le roi du port d’Abidjan, et Alassane Ouattara, l’Ivoirien ; Vincent qui accueille, chez lui, Blaise Compaoré, le Burkinabé... « Vincent Bolloré peut nous aider ne serait-ce que dans nos relations avec les pouvoirs publics », dit Bertrand Meheut. Un sujet brûlant et concurrentiel se profile : en juin 2015, tous les pays africains doivent passer au numérique. Et pour obtenir ces fréquences en or, les Chinois sont prêts à tout. « Le 16 juin dernier, révèle l’homme de télé Hervé Bourges, ils ont invité, à Pékin, une centaine de ministres, de directeurs de télé et de radio africains. » Figure de proue, le groupe Star Times offre de créer un bouquet de chaînes francophones ou anglophones, et se chargerait aussi, ajoute Bourges, « de déployer des émetteurs, de les faire financer par une banque chinoise en échange d’une redevance mensuelle par foyer pendant un quart de siècle : des milliards de profits en vue ! Le contrôle de l’audiovisuel africain est un enjeu économique et politique colossal ».
Véronique Groussard
(Source : Le Nouvel Observateur, 28 octobre 2014)