COVID-19 au Sénégal : L’enseignement affecté par les limites de l’aménagement numérique
lundi 6 juillet 2020
Introduction
En général, la disposition des activités et des hommes de façon équilibrée sur le territoire est un des moyens pour faciliter le développement. Il s’agit de l’aménagement du territoire. Avec le développement sans précédent des technologies numériques, les mêmes préoccupations d’équilibre sur le territoire se sont posées aux gouvernants aussi bien dans les pays développés que dans les pays en développement. En effet, les outils numériques ont fini par créer un espace virtuel très prisé par ses propriétés inédites. Cet espace de communication électronique « ne vient ni se substituer ni se superposer passivement au traditionnel espace de la distance kilométrique… Il vient s’y mêler étroitement » (Bakis, 2014). En fonction des infrastructures et des équipements d’un territoire à un autre, l’utilisation des outils numériques diffère. On note dès lors des disparités parfois très profondes causées par les TIC. Le contraste noté justifie la nécessité d’appliquer les principes d’aménagement du territoire au numérique. L’aménagement numérique du territoire est une action décisive pour permettre à tous les citoyens d’un pays ou du moins l’essentiel des citoyens d’avoir accès aux réseaux de l’ensemble des technologies disponibles (téléphone, internet, radio, télévision, électricité, etc.). Si les pays développés ont su relever ce défi, les pays en développement à l’instar du Sénégal semblent encore trainer le pas dans la prise en compte de la correction du déséquilibre de l’espace virtuel que créent les TIC. Pourtant, le Sénégal a longtemps été considéré comme un pionnier en Afrique de l’Ouest dans le domaine de l’utilisation des TIC. Cette considération est faite d’ailleurs à juste valeur, puisque, l’introduction des TIC a eu lieu pendant la période coloniale, en 1859 (Sagna, 2001). Fort de cette ancienneté, le Sénégal semble en mesure de relever un certain nombre de défis surtout dans le domaine de l’enseignement à distance dans le contexte d’une pandémie obligeant la réduction des déplacements et des rassemblements. Malgré les efforts consentis dans le domaine de l’aménagement numérique, la maladie à coronavirus a permis de lever un coin du voile sur le déséquilibre de l’utilisation des TIC. Comment la pandémie à covid-19 a-t-elle montré les limites de l’aménagement numérique du territoire ?
Aperçu des limites l’aménagement numérique
Depuis à l’indépendance, le pays n’a cessé d’entreprendre des actions en vue d’améliorer l’utilisation des TIC sur l’ensemble du territoire. Les mesures prises à cet effet ont consisté à la réhabilitation des infrastructures de télécommunications héritées du régime colonial. Puis, au fil des années, les mesures ont porté sur la répartition des infrastructures, la modernisation d’équipements, la création d’institutions telles que l’ARTP et la promulgation des lois en faveur de l’utilisation des outils numériques (Diallo, 2014).
Bien qu’ambitieux, ces actions n’ont pas fini d’avoir des résultats concluants. En effet, si les opérateurs téléphoniques ont favorisé une meilleure couverture du territoire, la qualité du réseau et le niveau d’appropriation des usagers sont très contrastés. Les zones économiquement dynamiques ont une meilleure qualité de réseau par rapport au reste du pays. Cette disposition corrobore les actes posés par le colonisateur en matière d’aménagement et de développement. Selon les prévisions, le Sénégal doit compter en 2020 entre 8 et 10 millions d’internautes, mais une bonne partie de ces usagers sera concentrée à Dakar et en milieu urbain.
Carte : répartition territoriale du réseau 3G des trois principaux opérateurs en 2016. Source : stratégie Sénégal numérique 2016-2021
L’enseignement à distance face aux limites de l’aménagement numérique dans le contexte de la pandémie
La pandémie de la covid-19 a mis à nue cette réalité très peu suivie ou du moins très peu évoquée par les gouvernants, les ONG et même les chercheurs en sciences sociales. En début mars 2020, le Sénégal comme la plupart des pays du monde a enregistré ses premiers cas d’infection au coronavirus. Il s’en est suivi des mesures drastiques prises par le gouvernement afin de limiter la propagation du virus. Hormis les mesures sanitaires et les gestes barrières, le gouvernement a choisi de fermer les lieux de rassemblement, notamment, les établissements d’enseignement public et privé. Pour faire face à cette situation et tenter de sauver l’année, plusieurs initiatives ont été prises pour permettre aux apprenants de faire des cours à distance. Des chaines de télévision et des radios ont proposé des temps d’antenne afin de donner la possibilité à des professeurs pour assurer leurs cours. Cette stratégie concerne surtout le cycle primaire, moyen et secondaire. Pour ce qui concerne l’enseignement supérieur, les autorités ont mis en œuvre des plateformes pour permettre aux étudiants de poursuivre leur programme.
Ces deux techniques n’ont pas donné les effets escomptés pour plusieurs raisons. En effet, le pays couvre un taux d’électrification de 64% qui cache d’énormes disparités. Entre milieu urbain et milieu rural, il y a un grand écart qu’il convient encore de combler. On note un taux d’électrification de 88% en milieu urbain contre 29% en milieu rural, souvent sporadiquement servi. Ainsi, le milieu rural ne peut pas suivre en même temps que le milieu urbain les enseignements à la télévision. Puis, les zones rurales ne disposent pas souvent de postes téléviseur ou si elles en disposent, elles n’ont pas accès aux chaines privées qui diffusent ces programmes.
Pour ce qui est des plateformes d’enseignement, ils requièrent une bonne connexion internet et en quantité suffisante. Cette situation implique non seulement la couverture sur le territoire, mais aussi la capacité financière des individus à acheter une connexion suffisante. Les données publiées par l’Autorité de Régulation des Télécommunications et des Postes montrent que le taux de couverture d’internet s’élève à 60,8%. Cependant, ce taux cache des disproportions. Sur la qualité du réseau, la référence la plus adéquate est la couverture de la 4G qui correspond au haut débit. Selon les prévisions, la 4G devra couvrir 70% du territoire en 2021 et 90% en 2025. Curieusement, cette technologie ne couvre actuellement que quelques communes dans les régions de Dakar, Thiès, Diourbel, Saint Louis et Kaolack ainsi que les communes de Ziguinchor et de Kolda (au sud du pays) où la 4G est arrivée en 2018 soit 2ans après le début de sa commercialisation. Il convient de signaler que ce ne sont pas toutes les communes qui sont encore concernées.
Sur le plan de la quantité, la référence qui permet de juger la capacité des individus à acheter une connexion suffisante est le niveau de pauvreté. Au Sénégal, le taux de pauvreté est au tour de 47% (PSE, 2014), ce qui fait que l’essentiel de la population a d’autres préoccupations que d’acheter une connexion permanente. Toutefois, l’utilisation du téléphone portable permet de corriger partiellement cette disparité grâce à la concurrence qui a occasionné une baisse sensible des coûts de connexion. Les étudiants concernés ont majoritairement rejoint leurs localités respectives pour éviter d’être bloqués par la restriction du transport interurbain. Par conséquent, certains se retrouvent dans des zones où la connexion haut débit reste à désirer. En tout état de cause, l’organisation des cours en ligne se heurte au moins à ces deux contraintes qui ont certainement empêché le projet de se réaliser pour la plupart des étudiants.
Conclusion
La pandémie qui sévit actuellement dans le monde dicte l’orientation des discours sur un nouvel ordre mondial. Sans verser dans les spéculations véhiculées par les médias, il faut reconnaitre que le système de fonctionnement et de gestion de crise de plusieurs pays est fragile. Au Sénégal, les tentatives engagées pour sauver l’année scolaire et universitaire à travers l’enseignement à distance ont généralement échoué. Cette situation est causée fondamentalement par le déséquilibre de l’accès au réseau des territoires. Dès lors, il est impératif de repenser le territoire en tenant compte des réalités globales et de l’évolution des progrès scientifiques et techniques. Pour ce faire, la correction des disparités internes est un défi à relever afin d’assurer la continuité des activités le plus longtemps possible en cas de crise. Les limites de l’aménagement du territoire en général et de l’aménagement numérique en particulier sont plausiblement une des raisons qui ont poussé le gouvernement à desserrer l’étau malgré la hausse des cas infectés. Bien qu’inquiétant au regard du personnel de santé, la situation socioéconomique du pays avait commencé à provoquer des remous. La pandémie a fini par montrer les multiples failles de nos territoires.
Mamadou Mounirou Diallo [1]
(Source : Dakar Actu, 6 juillet 2020)
Les références consultées
– Bakis H, « première approche de la notion de cyberespace », http://hbgeo.upv.univ-montp3.fr/geographie-des-tic/le-geocyberespace-geocyberspace/, janvier 2014
– Diallo M.M., TIC et territoire : analyse des usages des technologies de l’information et de la communication dans la gestion de la commune de Kolda, UCAD, 2014
– Sagna O., les technologies de l’information et de la communication et le développement social au Sénégal : un état des lieux, UNRISD, 2001
– Plan Sénégal Émergent, 2014
– Stratégie Sénégal numérique 2016-2025, octobre 2016
[1] Mamadou Mounirou Diallo, doctorant en géographie/UCAD et consultant (CEO du cabinet Pro-pulsion). Spécialités : aménagement du territoire, développement local, économie numérique, TIC et territoire, passation de marchés publics. Il est membre du pôle communication du C.D.G/SN.