Bruno Mettling : « Nous devons faire face à l’accélération du changement de notre business model »
jeudi 28 septembre 2017
Porté à la tête de la zone Middle-East et Afrique d’Orange il y a un peu plus d’un an, Bruno Mettling vient de boucler une année intense. Pour passer en revue ses 20 filiales, il a parcouru un demi-million de kilomètres et passé 1 nuit sur 3 dans un avion ou à l’hôtel. Son but : mieux partager les nouveaux enjeux du métier – dont le business model est profondément transformé par l’érosion du trafic voix -, anticiper les nouveaux usages, faire de la pédagogie autour d’une fiscalité stable et raisonnable, assurer l’intégration des nouvelles acquisitions, apaiser les tensions dans certains pays. Il revient sur son premier bilan dans cette interview accordée à CIO Mag.
CIO Mag : Bruno Mettling, quel bilan peut-on tirer un an après votre prise de fonction à la tête d’Orange Afrique et Moyen-Orient ?
Bruno Mettling : Ma prise de fonction est intervenue dans un contexte difficile. 2016 a été une année complexe en Afrique et au Moyen-Orient. Avec 1,3 % de croissance, l’Afrique a connu son plus bas taux de progression depuis deux décennies, selon la Banque mondiale. Un ralentissement qui affecte naturellement les entreprises, les industries et bien entendu, les opérateurs. Dans ce contexte, Orange Middle & East Africa a plutôt bien tiré son épingle du jeu en réalisant 2,4% de croissance là où notre principal compétiteur atteint 1% tandis que d’autres ont connu une baisse de leurs revenus.
Parallèlement, on doit faire face à l’accélération du changement de notre business model. En Afrique, tous les opérateurs sont confrontés à une baisse des revenus issus des appels à l’international du fait des offres OTT (Over-the-top, Ndlr). Les revenus directement générés par les diasporas qui représentaient près de 20% du total de nos recettes ont connu une baisse spectaculaire d’un trimestre à l’autre. Globalement, on appelle moins et on fait moins de SMS. En revanche, la data s’est bien développée et dans ce domaine, nos relais de croissance, nos revenus de demain, se portent plutôt bien. Le véritable enjeu pour un opérateur comme Orange est de réussir à gérer la transformation de ses revenus, tout en maintenant sa rentabilité notamment en optimisant ses coûts en matière d’énergie mais aussi informatiques et réseaux notamment.
Comment ont évolué les relations avec les pays ?
Il y a eu précédemment d’indéniables tensions dans les relations entre les filiales d’Orange et les autorités dans certains pays comme à Madagascar, en Guinée ou encore au Sénégal. Tout en défendant les intérêts de l’acteur économique que nous sommes, un des principaux acquis de cette année a été d’apaiser ces relations, ce qui est le cas désormais dans l’ensemble de la zone dans laquelle nous opérons.
Les relais de croissance ont-ils permis de soutenir la chute de revenus de la voix ?
En effet, si le trafic à l’international a baissé, nos relais de croissance ont bien fonctionné, et dans cet ensemble, nous avons délivré une performance économique que je crois satisfaisante. La data réalise plus de 30% de croissance et le B2B, l’une de nos grandes priorités, plus de 10%. Dans ce domaine, cette amélioration vient non seulement des grandes entreprises mais aussi et surtout des petites entreprises et du secteur informel. Je veux souligner également l’excellente performance d’Orange money, le paiement sur mobile, dont l’activité a cru de plus de 60% sur l’année.
Restons sur les métiers de demain, Orange est en train de se réinventer pour faire face à cette baisse des communications vocales. Aujourd’hui, quels sont les relais de croissance sur lesquels Orange mise le plus sur le continent africain ?
Nous devons en effet compléter notre métier historiques – le transport de la voix et des données – par celui de fournisseur de services digitaux et de promoteur des nouveaux usages. Le paiement sur mobile, Orange Money, en est aujourd’hui une très belle illustration.
Globalement, il s’agit de compenser un certain déficit en infrastructures et en moyens par le numérique. Par exemple, on compte plusieurs dizaines de milliers de clients par point de vente en Afrique contre 400 en moyenne aux USA, d’où le potentiel exceptionnel du e-commerce sur le continent. Autre exemple, dans le domaine de l’énergie, on peut désormais fournir de l’électricité aux populations dans les zones rurales pour un montant assez accessible, grâce aux nouveaux modèles de kits solaires. Dans le secteur agricole, 400 000 agriculteurs maliens utilisent régulièrement des applications d’Orange pour avoir des conseils sur la météo, sur les prix des denrées sur les places de marché, etc. J’ai la conviction que les services numériques dans les domaines de l’agriculture, de l’énergie ou du e-commerce sont au cœur des métiers de demain des opérateurs de téléphonie mobile ; il nous appartient de réussir cette diversification.
Concernant la monétisation de la data, les opérateurs réfléchissent aujourd’hui à de nouveaux modèles. Quel sera celui d’Orange ?
La monétisation de la data est un sujet essentiel. En Afrique, nous essayons d’installer un prix juste de la data en conjuguant les offres d’abondance et leur monétisation. Dans nos pays, nos consommateurs équilibrent leur budget voix et data dont l’usage explose. Ces progressions de volumes considérables permettent d’ajuster les prix et de libérer les usages. Par exemple au Sénégal, nous avons baissé de plus de 20% le prix d’accès à l’internet ce qui a eu pour effet de faire croitre significativement les volumes de transferts de données. Nous contribuons ainsi à la démocratisation de l’usage tout en garantissant le niveau de revenus nécessaire au financement de nos investissements.
Orange réfléchit à passer d’établissement de monnaie électronique pour devenir une vraie banque. A quelle échéance pensez-vous franchir ce cap ?
Dans beaucoup de pays, l’expérience Orange Money est un immense succès salué par 30 millions de clients. Là encore, on vit en Afrique en accéléré et en décalé ce qu’on a vécu dans le domaine du numérique en Europe : les services bancaires sur mobile font seulement maintenant leur apparition en Europe alors que cela fait plus de 10 ans qu’ils se développent avec succès en Afrique. Nos clients nous demandent maintenant d’aller vers de nouveaux services comme les micro-crédits, les produits d’épargne ou d’assurance. Nous réfléchissons à une évolution de nos activités vers ces nouvelles fonctionnalités. La réflexion est en cours, les décisions seront prises très rapidement.
Autre point qui concerne la fiscalité de vos activités, notamment dans certains pays où elle est encore confiscatoire, quel est le combat mené par Orange pour faire sauter les derniers verrous ?
Alerter les Etats sur les dangers d’une fiscalité excessive aura été un enjeu fort et souvent l’un des principaux points de satisfaction de l’année écoulée. Rappelons en premier lieu qu’un des premiers enjeux des Etats sera sans doute de viser à rendre leur économie plus formelle et ainsi d’élargir leur assiette fiscale. En attendant, force est de constater que la tentation existe dans certains pays de multiplier les taxes spécifiques au secteur ou d’augmenter fortement leur taux pour répondre à des besoins de financement public importants, au risque de freiner le développement du numérique. A l’inverse, d’autres Etats ont compris que c’est en fixant des taux de douane raisonnables, des fiscalités adaptées et en laissant se développer l’activité qu’ils généreraient des revenus fiscaux plus conséquents. Le grand acquis de ces derniers mois est d’avoir su convaincre de plus en plus d’Etats de l’intérêt de réfléchir à une fiscalité plus inventive, plus juste et plus profitable à tous. Prenons l’exemple du Mali et du Niger.
Le Mali a vu ainsi augmenter considérablement ces cinq dernières années ses recettes fiscales parce qu’il a bénéficié de la très forte hausse du taux de pénétration du mobile avec plus de 115%, favorisé par une fiscalité raisonnable. A l’inverse, le Niger qui avait multiplié les taxations, notamment sur les appels entrants, a creusé rapidement le déficit d’équipement numérique de son territoire. Les trois opérateurs au Niger se sont alors clairement posés la question de la viabilité de leur activité économique.
J’ai pu développer un dialogue d’une grande franchise, d’une grande loyauté avec les autorités du Niger. J’ai présenté à la Direction Générale des Impôts toutes les limites d’une telle situation. J’ai aussi expliqué que si l’activité n’est plus viable, Orange Middle & East Africa ne saurait financer une politique fiscale inappropriée dans un pays donné en fragilisant ses activités et sa capacité à investir dans les autres pays d’Afrique et du Moyen-Orient. Je veux redire ici toute ma reconnaissance aux autorités nigériennes, en particulier à S.E.M le Président de la République, à son premier ministre et à son ministre des Finances qui ont accepté de rebâtir un nouveau cadre fiscal en contrepartie d’une reprise significative des investissements d’Orange dans le pays.
Vous avez donc menacé de vous retirer du Niger ?
Orange ne menace personne. Au Niger, la situation était devenue tellement préoccupante que la viabilité de notre activité n’était plus assurée. Orange est un acteur économique qui a besoin d’un cadre transparent stable et ferme pour assurer son développement. Nous nous sommes récemment retirés du Kenya et d’Ouganda parce que nous considérions que les conditions d’une activité normale n’étaient pas réunies. A l’inverse, nous avons investi dans trois nouveaux pays l’an passé.
En termes de déploiement, est-ce qu’il y a des projets d’acquisition dans des pays, actuellement ou l’année prochaine ?
Dans le cadre du développement de notre activité dans la zone, notre Président Stéphane Richard nous a donné mandat pour travailler sur des scenarios de consolidation dans les pays dans lesquels nous opérons. Donc, la priorité absolue d’Orange pour 2016 comme pour 2017, est d’abord de réussir l’intégration des nouveaux pays où nous avons investi. C’est un énorme challenge auquel il faut ajouter en RDC la fusion entre Tigo et Orange RDC. Nous nous concentrerons sur l’intégration de ces nouvelles acquisitions pour que les populations de Sierra Leone, du Liberia, du Burkina Faso et de la RDC puissent bénéficier à leur tour des atouts de la marque Orange. A ce jour, nous sommes extrêmement satisfaits de nos nouvelles opérations qui représentent 7% de notre base de revenus mais plus de 30% de la croissance de ces mêmes revenus. L’arrivée de la marque Orange et les investissements réalisés dans ces pays ont permis de déclencher une dynamique très positive qui profite à tous.
Dans votre bilan, quels sont les points sur lesquels vous n’avez pas pu mener le combat jusqu’au bout ?
Je ne parlerai pas de combats mais je considère qu’il y a des sujets sur lesquels on peut faire beaucoup mieux, notamment pour convaincre les pouvoirs publics et les bailleurs de fonds d’investir massivement dans la transformation numérique. Il faut les inviter à repenser une approche qui privilégie trop systématiquement les projets de développement centrés sur les grandes infrastructures physiques aux dépens de nouvelles solutions digitales plus légères et prometteuses.
D’immenses progrès peuvent être faits grâce aux outils numériques appliqués à l’agriculture, à l’éducation ou à la santé. C’est aussi le cas de l’énergie. Là encore, l’enjeu n’est plus forcément d’engager des sommes très importantes sur de très grands projets – il en faut, il y en aura toujours – mais il est certain que financer des centaines de milliers de kits solaires en zone rurale pour offrir tout de suite un accès à l’électricité est quelque part tout aussi important que financer un très grand barrage qui apportera de l’énergie au pays dans 1O ans. Il est urgent de prendre collectivement la mesure des potentialités de la transformation numérique dans la recherche d’une croissance inclusive au cœur de tous les discours sur le développement en Afrique.
Orange a déployé des datacenter notamment au Sénégal, au Cameroun, en Côte d’Ivoire, etc. Allez-vous poursuivre cette politique d’investissement dans ces infrastructures, sachant que les pays y tiennent pour une question de souveraineté nationale ?
Le Datacenter, c’est l’infrastructure numérique de demain, donc c’est un élément clé d’une politique d’adaptation. Il y a différents types de Datacenters. Ceux dont vous parlez au Cameroun, en Côte d’Ivoire et au Sénégal sont de très grosses structures. Mais dans chaque pays, il y a aussi des datacenters de taille plus modeste qui permettent aussi de stocker et de sécuriser l’or noir du numérique de demain que sont les données. Dans ce contexte, il faut répondre à la fois aux enjeux de souveraineté des Etats qui souhaitent souvent que les données soient hébergées dans leurs pays et aux enjeux économiques des grandes entreprises qui sont plus ouvertes à la mutualisation de leurs données dans un pays donné pour peu que toutes les garanties de sécurité et de disponibilité leur soient apportées.
Enfin, au-delà des infrastructures nouvelles, il faut aussi pouvoir confier la gestion de ces équipements à des compétences locales pour permettre à l’écosystème africain de tirer pleinement parti des dividendes du numérique.
Il y a enfin la question de la gestion des talents issus de la diversité. En tant qu’ancien DRH d’Orange, comment comptez-vous impliquer davantage ces talents dans le management du groupe ?
C’est l’un des objectifs forts que je me suis fixé pour l’année prochaine. Nous avons formidablement développé les compétences issues des pays au sein desquels nous opérons y compris au niveau de leur direction générale. Il faut maintenant que ces talents soient encore plus présents au niveau du siège de la holding Orange MEA et du Groupe. Il faut plus de diversité dans les équipes qui m’accompagnent, plus de présence de talents venus d’Afrique et du Moyen-Orient pour répondre encore mieux aux enjeux qui sont les nôtres. Cela concerne également le conseil d’administration d’Orange Middle & East Africa et son comité de direction.
Propos recueillis par Mohamadou Diallo
(Source : CIO Mag, 28 septembre 2017)