Blocage de la voix IP au Maroc : la tentation du court-terme
samedi 16 janvier 2016
C’est arrivé le 7 janvier 2016. L’Agence marocaine de réglementation des télécoms (ANRT) a bloqué les services VoIP (Skype, Viber, WhatsApp et Facebook Messenger) sur la 3 et la 4G (le wifi devrait suivre) en vertu, argue-t-elle, des dispositions réglementaires régissant la fourniture des services de téléphonie dans le royaume.
Un loi marocaine datant de 2004 exige en effet une licence pour les appels IP. Autre argument avancé par l’ARNT, « le manque à gagner des trois opérateurs » occasionné par la voix IP.
Derrière cette décision qui touche 13 millions d’abonnés à l’Internet mobile et 1,8 million à l’ADSL (ligne fixe utilisant le wifi), il y a d’énormes enjeux financiers. Le régulateur marocain s’aligne sur le point de vue des trois opérateurs télécoms (Maroc Telecom, Inwi et Meditelecom) qui pratiquent une facturation élevée au national et à l’international.
Un exemple, la minute vers l’Afrique subsaharienne coûte en moyenne 30 dirhams (3 euros) chez Maroc Telecom lequel, tout comme ses deux concurrents, a interrompu les applications VoIP, bien avant la décision de l’ARNT. Le communiqué de l’agence marocaine est venue légitimer ce qui, selon les observateurs, ressemblait à une entente entre opérateurs, procédé condamné par la loi marocaine sur la concurrence.
Le malaise est profond. Un tel blocage appliqué plusieurs jours avant la lettre permet aux trois opérateurs d’engranger des gains juteux sur le court terme et de relever leur niveau de rentabilité des capitaux. Les opérateurs vont continuer ainsi à reverser à l’Etat des allocations importantes sous forme d’acquisition de licences (la licence 4G a coûté 910 millions de dirhams -plus de 90 millions d’euros- à Maroc Telecom ) de reversement de la TVA et de paiement de l’IS.
Mais, dans le fond, le citoyen et la cité sont perdants. L’usager sera obligé de débourser des montants élevée pour utiliser la communication « Voix » alors que celle-ci est en baisse continue dans le monde.
Autre conséquence, tous les services développés à partir du Maroc et ayant pour support l’appel téléphonique à l’international (prospection commerciale en générale) vont en pâtir.
Notons que dans le monde développé, les opérateurs ne gagnent plus d’argent sur la voix mais le font plutôt sur le contenu et les services à valeur ajoutée. Or, la sévère facturation téléphonique au Maroc permet aux opérateurs d’importants retours sur investissement sur la voix, segment d’entrée des télécoms . Est-ce qui qui a inhibé l’innovation chez les opérateurs de téléphonie qui n’ont que dernièrement implanté la 4G au prix de longues hésitations, annulations et reports ?
La faiblesse de la mobile money au Maroc comparée au reste de l’Afrique ne cache-t-elle pas ce retard dans l’innovation de la part des opérateurs ? En tout cas, ce rempart offert par l’ARNT maintient superficiellement les modèles de rentabilité des opérateurs téléphonie, mais élude une question de fond:les choix managériaux de Maroc Telecom qui a acquis en 2015 les 6 filiales africaines d’Etisalat (son actionnaire majoritaire ).
Problème, ces nouvelles filiales seraient deux fois moins rentables que le reste du groupe. De même les investissements massifs d’Inwi dans les nouvelles technologies auraient été faites sans avoir au préalable consolidé les parts de marcé de cet opérateur dans l’ADSL et le mobile classique ? Même critique concernant les montages financiers qui ont permis à Meditel de rester à flot. Mais à quel prix ? Ce sont là autant de choix qui ont eu leurs conséquences dans les résultats des trois groupes.
La baisse de chiffre d’affaires, de l’Ebidta et de l’ARPU sur le premier semestre 2015 du groupe Maroc Télécom ne devrait-il pas être l’occasion d’une analyse en profondeur du management de l’emblématique Abdeslam Ahizoune, PDG à l’origine du renouveau de l’ex monopole public. Mais, à plus d’une décade et demie à la tête du leader marocain, l’homme le plus payé du Maroc semble s’approcher des limites, humaines, de l’usure.
Bref, La dimension managériale ne peut être exclue des raisons expliquant la situation difficile des opérateurs marocains. En septembre 2015, Inwi (detenue à plus de 69% par la holding SNI) n’avait-il pas limogé son DG, Frédéric Debord, pour résultats jugés insatisfaisants… ?
Entre l’ancienne et la nouvelle économie
En fait, au delà du secteur des Tèlecoms, la décision de l’ARNT sonne comme un épisode de la guerre larvaire entre l’ancienne et la nouvelle économie. Les tenants de la licence, cette barrière d’entrée qui protège de nombreuses fonctions de la concurrence (notaires, assureurs, banques, taxi, agents de voyage etc) ne font que reculer l’échéance devant la déferlante de la mondialisation.
La dérégulation et la déréglementation, deux tendances fortes de cette mondialisation, qui se propagent à travers les TIC et l’Internet ont révolutionné les canaux d’échange et de distribution. Cela a commencé au début des années 2000 dans l’industrie des voyages quand les compagnies aériennes low-cost sont venues bousculer les compagnies réguliéres et quand des sites internet spécialisés ont mis fin au dictat des agences de voyages en proposant des billets d’avion de moins en moins cher.
C’est ce même processus qui a coûté au billettiste sa commission sur le billet de voyage qui guette aujourd’hui tous les secteurs évoluant sous licence. L’agence de voyage s’est repris depuis en surchargeant son client voyageur de fees. Mais d’autres secteurs, face aux grands groupes (Google, Aple, Uber,) qui transcendent les législations nationales et les régulations, tentent d’enrôler l’Etat dans des systèmes de protectionisme qui vont aux antipodes du bon sens. Au Maroc comme du reste dans toute l’Afrique, il n’est pas question de rater le virage du numérique.
La rente de la licence doit faire place progressivement à la réalité d’une nouvelle économie où il est possible de vendre à la fois des couches de bébé et des produits d’assurance. En Afrique plus qu’ailleurs, il sera difficile de faire bénéficier aux consommateurs les bienfaits de la promesse de concurrence contenue dans la déréglementation-dérégulation si celui-ci ne se mobilise pas.
Adama Wade
(Source : Financial Afrik, 16 janvier 2016)