Bibliothèques sans frontières : l’expérience sénégalaise
dimanche 5 avril 1998
BIBLIO-FR est une liste de discussion qui représente un grand intérêt pour nous, car c’est une fenêtre sur le monde et un outil pour rompre l’isolement dans lequel nous étions jusqu’à présent en termes de communication. BIBLIO-FR doit rester un espace d’échanges, d’expériences, un espace de partage, un espace de communication mais aussi un espace de solidarité. C’est pourquoi je tiens à remercier Hervé Le Crosnier et à Jean-Michel Salaün de m’avoir invité à ces rencontres.
Nous avons discuté le premier jour la question de savoir, si la communication électronique brise la communication classique et donc le contact direct entre les individus. Je pense que les réseaux électroniques ne peuvent exister que s’il existe des réseaux humains sur lesquels ils peuvent s’appuyer. Plutôt que de limiter la communication, ils permettent de créer ou de renforcer les liens qui peuvent exister notamment au sein de la communauté des professionnels de l’information et de la communication.
Dans le cadre de cet atelier « bibliothèques sans frontières », je vais faire une présentation « sans papiers » et je vais donc quelque peu improviser. Au passage je note qu’un des avantages de BIBLIO-FR, c’est qu’on peut voyager sans papiers, ce qui est quelque chose de fort intéressant à l’époque actuelle !!! Ceci dit, je ferais une présentation assez rapide du développement du phénomène Internet au Sénégal, de ce qui se passe aujourd’hui notamment dans les unités d’information pour terminer sur les perspectives en termes de coopération.
Tout d’abord, il faut savoir qu’Internet a débuté au Sénégal dans les années 90 avec deux principaux fournisseurs de services : Enda Tiers-Monde (une organisation internationale oeuvrant dans le domaine de l’environnement et du développement du tiers-monde -http://www.enda.sn), qui est une ONG en relation avec APC (Association for Progressive Communication - http://www.apc.org) et RIO (Réseau intertropical d’Ordinateurs, - http://www.rio.net) le réseau mis en place par l’Orstom. Grâce à ces deux fournisseurs de services, certains utilisateurs pouvaient faire à la fois de la messagerie électronique et du transfert de fichiers.
Une petite anecdote pour indiquer l’intérêt des rencontres du type « rencontres de BIBLIO-FR », c’est en 1992 à la Sorbonne dans le cadre de journées scientifiques organisées par l’AUPELF, intitulées des réseaux documentaires aux réseaux d’informations que j’ai appris de la bouche d’un représentant de l’ORSTOM (Institut français de recherche scientifique pour le développement en coopération -http://www.orstom.fr) que cet organisme offrait la communication électronique dans mon université à Dakar mais pour le savoir il avait fallu que je vienne à Paris...
Donc, Enda Tiers-monde, essentiellement pour les organisations non gouvernementales, et RIO, pour les gens qui travaillaient avec l’ORSTOM, offraient la possibilité d’utiliser la messagerie électronique et le transfert de fichiers. En 1995, l’AUPELF-UREF (AUPELF : Association des universités partiellement ou entièrement de langue française /UREF : Université des réseaux d’expression française -http://www.aupelf-uref.org) leur a emboîté le pas, ce qui nous a permis d’accéder à la messagerie électronique. A l’époque c’était « assez horrible » puisque cela ce faisait via le Minitel mais cela était mieux que rien puisque cela me permettait entre autre de recevoir BIBLIO-FR. Certes cela n’était pas facile lorsqu’il fallait consulter des messages d’une vingtaine de pages et que de surcroît on devait les imprimer page par page !!! Mais encore une fois, le Minitel nous permettait au moins de communiquer avec l’extérieur même si bon nombre de personnes trouvaient que nos messages étaient bizarrement formatés...
A partir de mai 1996, la Société nationale des télécommunications du Sénégal (SONATEL - http://www.sonatel.senet.net) nous a offert la connectivité totale avec Internet grâce à une liaison à 64 K sur les États-Unis via l’opérateur américain MCI. Il existe aujourd’hui une autre liaison à 1 MB vers le Canada via l’opérateur Téléglobe (Télécommunicateur canadien intercontinental -http://www.teleglobe.ca/fr/index.html). Aujourd’hui la SONATEL n’est plus une société nationale puisqu’elle a été récemment achetée par France Télécom... A ce sujet, il est paradoxal de constater qu’au nom du « modèle français » on refuse de privatiser l’opérateur national de télécommunications en France mais que dans le même temps les Français disent au Sénégalais qu’un opérateur national de télécommunications à l’époque du libéralisme est quelque chose de tout à fait impensable et qu’il faut donc le privatiser !!??. De ce fait, nous avons remplacé le monopole public sénégalais par un monopole privé français. Résultat, le tarif des télécommunications a baissé de 75% vers l’Afrique du Sud vers laquelle les Sénégalais ne téléphonent pratiquement pas mais vers la France, les communications ont seulement baissé de 10 ou 15 %. !!!
Cela étant, comment Internet se développe-t-il au Sénégal ? Il y a d’abord un certain nombres d’obstacles, parmi lesquels la cherté du matériel informatique. Ainsi, pour moi qui suis enseignant à l’Université de Dakar, et faisant à ce titre parti des moins mal payés, une plate-forme multimédia complète équivaut à 10 mois de mon salaire. Si on multipliait par 10 le salaire d’un universitaire français cela ferait environ 150 000 Francs pour une plate-forme multimédia complète. Voilà pour vous donnez une idée du prix du matériel informatique.
De plus le nombre de lignes téléphoniques est relativement réduit (environ 100 000 lignes téléphoniques) et concentré principalement dans la capitale, Dakar. A titre d’illustration, il y a plus de lignes téléphoniques à New-York que dans toute l’Afrique et la majorité de celles-ci sont concentrées en Afrique du Sud. L’installation d’une ligne téléphonique coûte relativement cher puisque cela représente environ un cinquième du salaire d’un universitaire à quoi il faut ajouter le prix d’un abonnement chez un fournisseur de services Internet et le coût des communications téléphoniques.
Il existe cependant quelques atouts parmi lesquels un réseau de télécommunications qui est entièrement numérique et l’existence d’ une dorsale en fibre optique qui fait à peu près le tour du pays. De ce fait le réseau de communication est techniquement au point.
Parmi les services offerts, il y a Senpac, le petit frère de Transpac, le RNIS, réseau numérique intégration de services et le GSM. Pour le moment il existe deux opérateurs sur le GSM et le réseau couvre les principales villes du pays.
En ce qui concerne les Fournisseurs d’Accès Internet, il y en a à peu près une dizaine à l’heure actuelle et leurs prix ont beaucoup chuté par rapport à ce qu’ils étaient en 1996/1997. Au début, c’était presque du racket, avec des abonnements de l’ordre de 150 Francs français par mois pour 4 h de connexion gratuites auxquels il fallait ajouter 15 francs français pour chaque heure de connexion supplémentaire. Aujourd’hui les tarifs ont nettement chuté puisqu’il est possible de trouver des abonnements de l’ordre de 96 Francs par mois avec connexion illimitée. Bien entendu, l’abonnement reste cher par rapport au niveau de vie. Il faut noter que encourager le développement d’Internet, la SONATEL considère que quelque soit le point du territoire national d’où l’on appelle, il s’agit d’une communication téléphonique locale facturée à 50 centimes les 2 minutes.
Pour ce qui est des liaisons spécialisées, la SONATEL garde le monopole de leur commercialisation. Elles coûtent environ 10 000 Francs français hors taxe (avec 25% de TVA) par mois. Pour les liaisons de type RTC, il existe des opérateurs privés tels Télécom plus, qui est une filiale de la SONATEL et de France Câble et Radio, l’Université, etc. soit à peu près une dizaine de fournisseurs d’accès.
Dans ce contexte, très récemment un certain nombre d’acteurs du développement d’Internet ont décidé de se retrouver dans un cadre associatif. C’est ainsi, que nous avons créé une structure qui s’appelle OSIRIS (Observatoire sur les Systèmes d’Information, les Réseaux et les Inforoutes au Sénégal), qui regroupe à la fois des gens qui viennent de l’Université, des ONG, de la Société nationale de télécommunications, des marchands de matériel informatique, etc. L’objectif est de promouvoir l’utilisation et l’appropriation des technologies de l’information, recenser les initiatives (il y en a un certain nombre mais elles sont souvent parallèles) et contribuer ainsi au développement de la société de l’information en popularisant notamment les recommandations qui ont été faites par la Commission économique sur l’Afrique dans le cadre de l’ IASI (Initiative Africaine pour la Société de l’Information).
S’agissant de la coopération internationale, je souscris tout à fait à ce qu’ont dit Hervé Le Crosnier et Nicoleta Marinescu sur la coopération. Il faut aussi intégrer la coopération est-sud et comme cela nous pourrons faire partager à nos amis roumains notre expérience en matière de projets avec les bailleurs de fonds. Je pense qu’il faut utiliser Internet pour discuter et dire ce qu’il faut éviter de faire en la matière. Donc il y existe toute une série d’initiatives qui sont prises par les uns et par les autres. Il existe également des initiatives locales et nous avons juger nécessaire de voir comment les recenser ces initiatives et essayer ainsi d’organiser des synergies pour faire en sorte qu’il n’y ait pas des projets qui soient concurrents voire incompatibles. C’est justement l’intérêt des réseaux. Comme autre objectif, il y également le fait d’informer les décideurs des différents secteurs comme d’ailleurs les simples citoyens sur les opportunités et surtout les enjeux qu’il y a autour des technologies de l’information et de la communication. Très souvent, dans nos pays, il y a une présentation très technocratique qui fait d’Internet la panacée universelle qui va permettre de régler tous les problèmes. Il faut qu’il y ait une autre approche, que l’on puisse initier des débats sur les enjeux de société, que l’on puisse discuter les politiques misent en oeuvre par l’État, que l’on puisse également discuter et aussi s’opposer aux opérateurs de télécommunication et aux fournisseurs d’accès pour négocier avec eux des prix plus avantageux. Il y a donc nécessité d’organiser la société civile autour de ces questions. Le dernier point c’est de favoriser la coopération internationale à la fois l’échelle régionale avec les autres pays africains, et au delà dans un cadre mondial.
Pour ce qui est de l’utilisation d’Internet dans les unités d’information au Sénégal, nous n’avons pas la chance de bénéficier des mêmes financements que la Roumanie puisque depuis que le mur de Berlin est tombé, les financements de la coopération ont été en grande partie réorientés vers les anciens pays de l’Est !!!. Ceci dit, l’informatisation a commencée assez timidement depuis le milieu des années 80. A l’époque on utilisait surtout des logiciels documentaires comme Texto ou Cds/Isis donc essentiellement en local et en monoposte. Puisque le matériel informatique évolue très vite, les questions de maintenance se posent aussi. Aujourd’hui très souvent le matériel informatique est obsolète et cela pose beaucoup de problèmes. Si on prend le cas de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, il n’y a pas d’infrastructure informatique, il n’existe pas vraiment de centre de calcul, il n’y a pas de réseaux locaux dans les facultés, les départements et bien entendu il n’y a pas de réseaux de campus. On construit en quelque sorte l’Internet à l’envers. C’est ainsi que nous avons la connexion qui vient de l’extérieur, puis une liaison spécialisée jusqu’à un point donnée de l’université, mais ensuite il n’y a pas de ramifications, pas d’irrigation et donc la plupart des utilisateurs sont obligés de se déplacer pour aller consulter internet (ce n’est pas ce qu’il y a de plus pratique). A part cela, il y a des cas atypiques comme le Centre Culturel Français qui est connecté sur Internet et est vraiment bien équipé du point de vue matériel.
Un petit détail que je n’ai pas indiqué c’est qu’il a fallu qu’on se batte véritablement pour que l’on introduise internet à l’Université. En effet à l’époque dans nos pays, il y avait des gens (notamment des « experts » étrangers), bien ou malintentionnés, qui, lorsque l’on a commencé à parler d’internet, sont venus nous dire que dans les campagnes, les gens étaient tanalphabètes, qu’il n’y avait ni eau courante ni l’électricité et par conséquent internet était un luxe et qu’il fallait attendre d’être passé par toutes les étapes par lesquelles eux étaient passés, et qu’après seulement on pourrait utiliser internet (je caricature à peine leur raisonnement). Pour illustre cet état d’esprit je citerai cette petite anecdote.
Il y a quelque mois je faisais une consultation pour le CRDI dans le cadre de l’initiative ACACIA, qui vise à mettre les technologies d’information et de la communication au profit des communautés de base. Il s’agissait de voir ce que faisait les différents bailleurs de fonds au Sénégal et de leur demander s’ils seraient éventuellement intéressés à collaborer à cette initiative. J’ai notamment pris contact avec les services de l’ambassade de France où j’ai demandé le responsable qui s’occupait du développement d’internet et je lui ai demandé s’il serait intéressé à participer à cette initiative. Il m’a alors répondu, très gentiment, « votre question est sans objet ». Donc, il a fallu véritablement que nous nous battions pour avoir le droit d’utiliser ces technologies, et notamment que nous les amenions à l’Université, pour faire comprendre à nos responsables (qui n’en étaient souvent même pas à l’époque du fax) qu’envoyer un message électronique revenait moins cher que d’envoyer un courrier par la poste et que par ailleurs ça arrivait beaucoup plus vite !!!
Il a fallu également que nous nous battions pour la gestion du domaine national .sn, parce qu’au début, l’opérateur qui était national, voulait le gère. Nous avons dit aux autorités universitaires qu’il n’en était pas question, que partout ailleurs, ’étaient les universités qui le faisaient et qu’il était fondamentales que ce soient des structures indépendantes mais non privées qui le fassent. Heureusement que nous avons pris cette initiative parce que sinon, avec la privatisation de l’opérateur national, notre domaine national serait géré aujourd’hui par France Télécom. Nous avons donc créé au sein de notre Université une structure qui s’appelle la CURI (Commission Université-Réseau d’Information), qui est chargée de définir la politique en matière d’internet à l’échelle de l’Université. Les gens n’arrivent pas à comprendre que maintenant il nous faudrait un réseau de campus, et à défaut d’avoir un réseau de campus, nous avons fait un projet avec des radios-modems sur les différents bâtiments pour éviter d’avoir à creuser pour mettre de la fibre optique et réduire ainsi et les coûts et les délais que cela impliquerait. Malheureusement jusqu’à ce jour nous n’arrivons pas à avoir les financements pour ce projet qui est de l’ordre de un million de francs français ? Ce n’est pas quelque chose d’énorme pour notre Université, mais cela ne fait pas partie des priorités.
Sur le campus, il y a deux centres d’accès, dont le un centre syfed-Refer de l’AUPELF Dakar (http://www.refer.sn/sngal_ct/edu/ucad/ucad.htm) et le centre propre de l’Université Cheikh Anta Diop Dakar (http://www.ucad.sn). Il y a à peu près 1000 personnes qui ont une adresse électroniques au niveau de l’Université et généralement c’est la bousculade dans les centres d’accès pour consulter son courrier car la plupart des utilisateurs n’ont pas de micros dans leurs bureaux et encore moins à domicile. Sur le site web de notre Université (http://www.ucad.sn), pour le moment il n’y a pas grand chose. Là aussi, il a fallu qu’on se batte pour montrer qu’internet c’était bien, mais que pour nous universitaire et au delà même en tant que Sénégalais, il ne s’agissait pas uniquement de connecter le Sénégal à internet pour que les gens passent leur temps à aller surfer sur internet pour voir ce que les autres disaient et ce qu’ils offraient en consultation, mais que c’était aussi et surtout une opportunité extraordinaire pour nous de mettre nos contenus sur internet. Pour le moment, ce message a du mal à passer et il n’y a rien en terme de contenu créé par l’Université et très peu de choses faites en dehors de l’Université.
Pour ce qui est de la division entre info-pauvre et info-riche, c’est une donnée déjà ancienne, je ne dirais pas que c’est un invariant, mais ce n’est pas une nouveauté. Souvent les gens ont l’impression qu’Internet est une source de nouveaux problèmes et ils parlent de pornographie, de criminalité, etc. Or en matière de pornographie, dans n’importe quel kiosque à journaux de Dakar ou dans les gares routières il est possible à tout un chacun d’acheter une revue pornographique. Cela demande, me semble-t-il, moins d’équipement que de consulter des images pornographiques sur Internet, sans parler du fait qu’il n’y a pas un si grand nombre de Sénégalais équipés pour la consultation à domicile de telle sorte que les ’bonnes moeurs« soient en danger. Il y a toute une série de maux qui existait avant internet et qui prennent tout simplement une autre forme. La division entre info-pauvre et info-riche ne date pas d’aujourd’hui et c’est d’ailleurs pourquoi nous nous sommes battus pour que le pays soit connecté et évite ainsi d’accroître sa marginalisation. En effet, il y avait un risque réel pour les pays qui n’étaient pas connectés d’être complètement marginalisés. Maintenant à l’intérieur des pays (cela est valable aussi bien dans les pays du sud, du nord, de l’est que de l’ouest), il y a également un risque de marginalisation entre les gens qui ont accès à ces ressources informationnelles et ceux qui ne sont pas connectés. Hier il y avait une dame qui disait : dans mon université tout le monde n’est pas connecté donc suis obligée d’imprimer les messages postés sur BIBLIO-FR pour les diffuser ». En tant que professionnel de l’information, nous devons réfléchir à toutes les modalités qui permettent justement que la chaîne informationnelle ne connaisse pas de rupture entre l’émetteur et l’utilisateur final, y compris pour ceux qui n’ont pas la possibilité d’accéder aux réseaux électronique. Cela fait partie de notre travail.
Dans les pays du sud notamment, il faut que nous réfléchissions à la façon de reformater l’information qui arrive en fonction des besoins des utilisateurs privilégiés et aussi à la manière de l’amener à ceux qui en ont véritablement besoin. Pour ce qui est de la résorption du développement informationnel inégal, sur le plan national, il y a des initiatives et des batailles que nous essayons de mener contre l’opérateur des télécom. Pour le moment, par exemple, les tarifs éducation n’existent pas et la Sonatel estime par exemple que nous sommes bien lotis, avec des budgets importants pour l’enseignement supérieur et la recherche. Il y a également les batailles à mener contre l’État pour baisser la fiscalité sur le matériel informatique, sur le matériel de télécommunication et tout ce qui rentre dans la chaîne d’utilisation des TIC. Sur le plan international maintenant, il y a également toute une série de pistes à explorer. Cependant, les consortias de bibliothèques par exemple, se trouvent hors de notre portée puisque, au Sénégal, nous n’avons que deux universités. Dans ce contexte, la question de la taille critique pour créer un consortia afin de pouvoir discuter avec Elsevier, est rapidement être réglée !!!
Ann Okerson nous a dit l’autre jour qu’elle avait 60 millions de Francs français pour 15 000 étudiants. A titre de comparaison, le budget de la bibliothèque universitaire de Dakar est de 60 millions d’anciens Francs français donc 600 000 Francs (dont 230 000 francs pour les acquisitions) pour 20 000 étudiants. Il est évident qu’avec de tels budgets, nos bibliothèques sont généralement sinistrées. Ainsi, moi qui enseigne dans une école des sciences de l’information, je ne reçois ni Documentaliste, ni la Gazette des archives, ni le Bulletin des bibliothèques de France, ni Argus, ni Bibliothèque et documentation, etc. On les recevait dans le cadre du projet bibliothèques minimales de l’AUPELF, mais maintenant, nous ne les recevons plus depuis un ou deux ans. Quand je viens en France, je suis obligé de faire des photocopies pour mettre à jour mes enseignements et pouvoir rediffuser l’information à mes étudiants. Bien entendu, je peux en glaner d’autres sur internet et à travers les listes de discussion.
Un des problèmes découlant du développement d’internet est qu’on a trouvé que cela coûtait moins cher de publier des versions électroniques. Certaines revues n’existent même plus en version papier et de ce fait, les bibliothèques qui ne sont pas connectées à internet et qui recevaient gratuitement ces revues, ne les reçoivent plus. Il faudrait que des bailleurs fassent une enquête auprès de leurs dépositaires pour savoir quelles sont les bibliothèques qui sont connectées à internet et qui pourront recevoir la version électronique. Dans bon nombre de bibliothèques en Afrique, il n’y a pas d’acquisition à titre payant, pas d’abonnement, pas d’achat d’ouvrages et les seules revues qui étaient reçues gratuitement l’étaient dans leur version papier. Quand seule la version électronique subsiste, le puis se tarit.
Il y a des accords de coopération possibles avec les universités africaines sur des questions comme la négociation de licences multi-sites, la réalisation de site miroir, etc. Nous espérons avoir assez rapidement des contenus à mettre sur internet, or nous savons que les autoroutes de l’information ressemblent parfois à nos pistes de brousse et la circulation n’y est pas très rapide, surtout quand les gens d’Amérique du Nord sont connectés. Donc il faut envisager, entre autres, des sites miroir, c’est-à-dire que des bibliothèques universitaires, des centres de recherche et autres puissent avoir leur site hébergé sur nos serveurs au Sénégal ou ailleurs en Afrique et que vous puissiez héberger dans vos bibliothèques, dans vos centres de recherches des sites miroirs de ce que feront demain les universités africaines.
Une autre piste de collaboration serait « le rapatriement » de nos thèses. Quelqu’un disait tout à l’heure que les textes des chercheurs français, publiés dans des revues étrangères, ne sont pas disponibles dans les bibliothèques françaises. De même, les thèses des étudiants africains qui sont souteneurs à l’étranger ne sont pas toujours disponibles dans les bibliothèques africaines. Il faudrait penser à une démarche pour pouvoir rapatrier des versions électroniques des articles de périodiques ou des thèses produits par des Africains et qui sont aujourd’hui disponible dans les pays du Nord, et aussi dans les pays de l’Est. Quelque part, cela fait partie de notre patrimoine national, il serait important que nous puissions rapatrier ce type de documents.
Il existe également des possibilités en terme de recyclage de matériel informatique. Mais ne faites pas comme les américains ! Ne nous envoyez pas des 286, dont on ne pourra pas faire grand chose. Mais pour certaines applications, des 486 peuvent faire l’affaire (par exemple pour de la consultation). J’étais cet été dans une université américaine ; il y avait de vieilles bécanes dans les couloirs, qui permettaient aux étudiants de consulter sur un écran monochrome leur e-mail. Donc je pense qu’il y a certains matériels qui éventuellement peuvent être recyclé et réutilisé dans nos pays. Le SNESUP et un syndicat sénégalais le SAES ont pris l’initiative d’arranger l’acheminement de matériel informatique de la France vers le Sénégal. Nous pourrions trouver avec vous d’autres solutions pour l’acheminement du matériel.
Il faut aussi réfléchir à des projets en collaboration pour la création de revues électroniques et de bibliothèques numériques. Nous n’avons pratiquement pas de revues scientifiques car les annales de faculté n’arrivent même plus à paraître. Pourquoi ne pas créer d’abord des versions électroniques ?. Si ce texte a été validé par un comité de lecture, il faut qu’on puisse le mettre sur un site auquel beaucoup plus de gens auront accès de l’extérieur. Ce que l’on écrit dans nos annales de faculté se tire à 500 ou 1000 exemplaires, donc c’est très peu lu. Des gens disent que les articles écrits par les universitaires ou les thèses sont peu lus, mais la situation est pire en ce qui concerne les annales. Les mettre sur un site web permettrait au moins aux gens de savoir qu’elles existent, de prendre contact avec les auteurs, avec les institutions. Il faudra se battre au niveau des instances de validation africaines comme le CAMES pour que les articles qui soient publiées sur internet aient la même valeur que ceux qui sont publiées sur des supports papiers, et pour que cela entre en compte dans la promotion des enseignants et des chercheurs.
Lorsque des oeuvres de la littérature sénégalaise, tels les contes d’ Amadou Coumba ou les oeuvres de Senghor tomberont dans le domaine public, cela me ferait mal de voir leur texte intégral sur le site d’une université américaine. J’estime que notre université devrait jouer un rôle pionnier dans la numérisation d’oeuvres du domaine public. Si elle n’en a pas les moyens, elle pourrait voir, dans le cadre de collaborations techniques, financières, et scientifiques avec des institutions des pays du Nord comment cela pourrait se faire. Il me semble également important qu’on ne soit pas obliger de faire ce qu’on a fait pendant longtemps, à savoir payer un droit d’accès aux bases de données étrangères pour consulter des documents ou payer un CD-ROM dans lequel il y a des informations qui ont été fournies gratuitement par nos pays...
Il existe aussi des fonds iconographiques parfois extrêmement importants. A Dakar, l’IFAN (Institut Fondamental d’Afrique Noire - http://www.refer.sn/sngal_ct/rec/ifan/ifan.htm) propose des images de la période coloniale. Le stockage classique peut poser des problèmes parce que les termites sont très voraces. Nous avons ainsi des collections qui sont entrain de disparaître et qui sont des collections uniques. Il faudrait voir comment les numériser pour les sauver. Cela pose évidemment des exigences techniques et financières et je pense qu’il faut envisager cela dans le cadre de coopération internationale.
En ce qui concerne le rôle des bibliothèques dans ce bouleversement mondial de la diffusion du savoir et du pouvoir, dans nos pays, il y existe deux cas de figure : il y a les bibliothèques universitaires d’une part et les bibliothèques de lecture publique d’autre part.
S’agissant des premières, il existe un gros projet de réhabilitation et d’extension de notre bibliothèque universitaire financé par la Banque Mondiale. J’ai l’habitude de dire que cela nous permettra en l’an 2000 d’avoir la bibliothèque universitaire que nous aurions dû avoir dans les années 80... C’est un gros projet d’un montant de 40 millions de francs mais j’aurais préféré que l’on nous installe un réseau sur le campus. Je ne suis pas contre l’extension et l’amélioration des bibliothèques existantes, mais je crois qu’aujourd’hui les technologies de l’information et de la communication permettent d’autres modes d’accès et de gestion de cette information. On aurait pu largement couper la poire en deux : voir comment la bibliothèque peut être réhabilitée avec 20 millions d’un côté et comment utiliser les 20 autres millions pour utiliser les technologies de l’information et de la communication. La technologie aujourd’hui permet des accès complètement délocalisés : il faut donc revoir la diffusion de l’information scientifique et technique car je ne pense pas que des lieux forcément centraux soient aujourd’hui la meilleure solution.
Les bibliothèques de lecture publique ont également un rôle extrêmement important à jouer pour permettre l’accès à internet à la majorité des citoyens. On l’a vu avec les chiffres qui ont été cités (prix du matériel, prix des communications, rareté des lignes téléphoniques et autres), les structures publiques ou communautaires sont les seules, dans nos contextes, à pouvoir accroître le nombre d’utilisateurs réels d’internet et donc à démocratiser l’accès à internet. Dans notre pays, il y a un système qui a assez bien fonctionné pour le téléphone et qui est celui des télécentres : ce sont des personnes privées qui gèrent une ou deux cabines téléphoniques avec un compteur et où les gens viennent téléphoner. Ces télécentres qui offrent aujourd’hui le téléphone et le fax, ont commencé à offrir également la connexion sur internet. Autour de cette pratique, il y a des possibilités d’utilisation communautaire qui sont relativement intéressantes.
Il y existe aussi des projets d’introduction d’internet dans les écoles mais malheureusement sans une véritable réflexion sur ce que cela implique en termes de pédagogie, de durabilité, etc. On a déjà vu quelques résultats : les gens se connectent et au bout de deux mois on coupe la ligne parce que les gens n’ont pas eu les moyens de payer la facture de téléphone. Il faut donc vraiment qu’il y ait une réflexion autour de ces questions.
Sous forme de conclusion, je dirais d’une autre manière, ce qui avait été dit par quelqu’un il y a très longtemps, mais qui ne semble plus être à la mode : bibliothécaires de tous les pays, unissez vous ! Dans le cadre de la globalisation et de la mondialisation, nous sommes face à des phénomènes qui impliquent que si l’on veut résister à Microsoft, à Elsevier et à un certain nombre d’autres monstres, les utilisateurs et les citoyens doivent obligatoirement s’organiser sur un plan international pour mener les batailles.
Olivier Sagna,
École des Bibliothécaires, Archivistes et Documentalistes (EBAD)
Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD)
Sénégal
(Source : Rencontres de BIBLIO-FR, 3-6 avril 1998, Caen)