L’Europe est-elle condamnée à réagir continuellement contre des initiatives américaines pour établir un certain équilibre entre les deux entités ? Quand les Etats-Unis ont Boeing, elle crée Airbus. Quand l’Amérique a le GPS (système de positionnement par satellite), elle développe le sien, Galileo, qui devrait être opérationnel dans deux ou trois ans. Et quand les Américains ont CNN, la chaîne télévisuelle d’informations en continu, la France décide de lancer prochainement une télévision en français sur le même concept...
C’est maintenant la numérisation des bibliothèques, annoncée en décembre 2004 par Google, leader des moteurs de recherche sur Internet, qui inquiète l’Union européenne. Google a, en effet, commencé de mettre en place, depuis quelques mois, une bibliothèque interactive. D’ici à 2015, le géant des moteurs de recherche entend dépenser entre 150 et 200 millions de dollars (environ l’équivalent de 76 milliards de FCFA) pour numériser des livres appartenant à quelques-unes des plus grandes bibliothèques anglo-saxonnes ; il s’agit de quatre bibliothèques américaines (Bibliothèque de New York, bibliothèques des universités du Michigan, de Stanford et de Harvard) et d’une bibliothèque britannique (Oxford). Au total, c’est 15 millions de livres, représentant 4,5 milliards de pages imprimées qui seront disponibles gratuitement sur le Net, étant entendu qu’il ne s’agit que d’ouvrages tombés dans le domaine public et donc non soumis aux règles du droit d’auteur.
C’est la France qui a pris l’initiative de sonner l’alarme, regroupant derrière elle cinq autres pays (Pologne, Allemagne, Italie, Espagne et Hongrie) pour demander, le 28 avril dernier, aux autorités de l’Union européenne de mettre en place une bibliothèque numérique européenne. Auparavant, dix-neuf bibliothèques nationales européenes, sous le leadership du président de la Biblothèque nationale de France, avaient appelé à des actions communautaires pour faire contre-poids au projet américain, lequel, d’ailleurs, il faut le souligner, émane d’une entreprise privée et non de l’Etat fédéral. L’UE vient de donner son feu vert. Le plus extraordinaire dans cette affaire, ce sont les termes guerriers utilisés par les Européens pour justifier l’initiative (louable par ailleurs) : « l’Europe ne doit pas se soumettre devant la virulence de l’attaque des autres », a-t-on entendu de la part d’un officiel de l’UE ; « les autres » étant, bien entendu, les Etats-Unis - ou Google.
Il est vrai que la culture et l’information sont devenues un enjeu d’une importance capitale dans la société de l’information, mais de là à hausser le ton parce qu’une entreprise privée (et non le gouvernement américain) met en œuvre, de façon tout à fait légale, une idée intéressante, il y a quand même un pas qu’il nous paraît bien inutile de franchir. Pour la petite histoire, il y a vingt-cinq ans, en 1980, avant la vulgarisation de l’Internet, Senghor avait compris l’importance de la numérisation des données : dans un texte passé plus ou moins inaperçu, il militait pour la création d’une « base de données culturelles, techniques et économiques au service du développement des pays africains et de leur coopération ». C’est peut-être aussi, pour l’Afrique, le moment de revisiter et d’approfondir cette idée [1], à l’heure de la préparation du troisième festival des arts nègres.
Cela dit, il faudra beaucoup d’efforts de la part des Européens, dont le budget culturel ne représente que 0,12% du budget de l’UE, pour réussir leur entreprise de numérisation de leur fonds livresque. Réagissant à la décision de l’UE, et, sans doute, au fait de la bureaucratie à Bruxelles, un internaute écrit que « Google aura fini sa version européenne de sa bibliothèque virtuelle bien avant que les différents mammouths bureaucratiques européens ne se soient mis d’accord sur les modalités de financement du projet et la répartition des responsabilités entre les différents pays membres. C’est la différence entre le lièvre et la tortue, sauf qu’en plus le lièvre est parti en avance ». On sait en tout cas, en ce qui concerne le projet de Google, que les premiers titres seront disponibles avant la fin de la présente année ou au début de 2006.
Correspondance d’ALAIN JUST COLY
aljust@aljust.net
(Source : Le Soleil, 7 juillet 2005)
[1] « Projet d’une base de données pour la communauté organique africaine ». Lire des extraits de ce texte dans le site d’Osiris (http://www.osiris.sn/). Référence directe : http://www.osiris.sn/article13.html