Bertrand de la Chapelle, Français, membre du Board ICANN : « La notion de fossé numérique est en évolution constante et les problèmes se diversifient selon les régions »
vendredi 28 octobre 2011
Membre du Board of Directors (Conseil d’administration) de l’Icann depuis décembre 2010 et directeur d’un programme de recherche portant sur la question des juridictions sur Internet à l’Académie diplomatique internationale basée à Paris, le Français, Bertrand De la Chapelle, a suivi tout le processus du Sommet sur la Société mondiale de l’information entre 2002 et 2005. Une expérience entrepreneuriale, diplomatique et de société civile qui lui permet de jeter un regard lucide sur la Gouvernance mondiale de l’Internet.
Comment fonctionnement le Conseil d’administration d’Icann ?
L’Icann est un laboratoire de système multi-acteurs. Son Conseil d’administration est un organe collégial où il n’y a pas de rôle spécifique attribué à telle ou telle personne. Mais j’insiste beaucoup sur l’égalité qu’il y a entre les membres du Board. Il est clair que, par mon parcours, j’ai une sensibilité particulière pour tout ce qui concerne la relation entre l’Icann et les autres organisations, probablement plus que d’autres membres du Board qui, eux, sont plus liés à des structures techniques.
Comment sont représentés les gouvernements dans le système d’Icann ?
Les gouvernements sont représentés au sein du Governmental advisory committee (Gac) auquel n’importe quel pays peut adhérer. Il y a, aujourd’hui, plus de 100 membres du Gac. Cela ne veut pas dire que tous ces pays viennent aux réunions - généralement, seule une quarantaine de pays le font -, mais ils participent aux discussions, notamment à travers les forums. Le rôle du Gac a beaucoup évolué, particulièrement au cours de la dernière année à cause de la discussion sur le programme des nouveaux gTLD (nouveaux noms de domaine génériques).
Le rôle du Gac, c’est de fournir des conseils, principalement au Board, mais aussi, de plus en plus, pour l’ensemble des processus de l’Icann. Et la négociation sur le programme des nouveaux gTLD a abouti à une claire reconnaissance du rôle des gouvernements comme partie prenante dans le processus d’Icann. En revanche, il n’y a pas, au sein du Board, de membres votants qui soient désignés par le Gac. C’est le président du Gac qui assure la liaison avec le Board.
Internet n’est-il pas une chose suffisamment sérieuse pour que les Etats laissent sa gouvernance essentiellement entre des mains privées. Autrement dit, cette forme de gouvernance hybride qu’est Icann ne présente-t-elle pas des limites ?
Il faut se référer au Sommet mondial sur la Société de l’information de 2005 à Tunis. C’est exactement la même question qui s’était posée. Pour moi, le résultat principal de ce Sommet a été une forme de reconnaissance mutuelle entre gouvernements et acteurs de l’Internet. Lorsque vous regardez l’origine de l’Internet et la manière dont il s’est développé, ce ne sont pas fondamentalement les gouvernements qui y ont joué un grand rôle. L’internet a d’abord été développé par les ingénieurs, puis par les commerciaux et, peut-être, quelques gouvernements. Globalement, le réseau a été créé et développé grâce à un effort qui a rassemblé tous les acteurs. Et ça a marché parce que, justement, l’ouverture du modèle permet à n’importe qui d’y participer. Le raisonnement qui consiste à dire que comme ça devient important, donc il faut que les gouvernements en soient seuls responsables a été une tentation et avait même provoqué des tensions lors du Sommet de Tunis. Mais, en fin de compte, des deux côtés, on était obligé de reconnaître que l’autre partie était nécessaire. Les techniciens se sont rendus compte qu’on atteignait un niveau de développement et d’utilisation de l’outil internet (avec les enjeux que cela implique) qu’on ne pouvait pas faire sans les gouvernements. Du côté des gouvernements aussi, on était obligé de reconnaître la nécessité d’avoir l’expertise des techniciens.
Sur Internet, vous pouvez adopter toutes les lois nationales que vous voulez, si vous n’avez pas les acteurs techniques et privés, ainsi que ceux de la société civile autour, vous risquez de ne jamais les pouvoir mettre en œuvre, parce que le serveur ou l’opérateur télécom peut être dans un autre pays. L’ensemble est interconnecté. Finalement, tout le monde a reconnu que la gouvernance d’internet ne peut être qu’un système multi-acteurs qui demande l’association de toutes les parties prenantes. Ce qui a été entériné par le Sommet de Tunis par 174 pays. Donc, c’est une reconnaissance dans la définition même de la gouvernance actuelle d’internet.
Le problème du gap numérique a également été soulevé lors de ce Sommet de Tunis. Quel est votre sentiment par rapport à la question de Solidarité numérique préconisée pour la résoudre ?
Ce n’est pas un sujet qui est dans le mandat ou dans les compétences de l’Icann.
Quel est votre sentiment personnel sur cette idée de solidarité numérique ?
Au début, j’ai été associé à la réflexion sur le Fonds de solidarité numérique. Mais honnêtement, aujourd’hui, je ne sais pas où on en est sur cette question. Ce qui est clair, c’est que le gap numérique est une cible mouvante, c’est-à-dire qu’on a aujourd’hui une différenciation très forte. Il y avait une première étape : la connectivité générale, notamment les câbles pour le continent africain. Il y a un deuxième niveau qui, à mon avis, n’est pas suffisamment bien traité : l’interconnexion réseau. C’est un très grand enjeu, surtout pour l’Afrique. J’ai cru comprendre qu’il y a beaucoup de câbles qui sont en fibre noir actuellement, qui ne sont pas activés et qui sont là parce que les acteurs n’arrivent pas à se mettre d’accord sur les règles d’interconnexion. Ça c’est le premier niveau de connectivité. Le deuxième niveau, c’est la différenciation entre les zones urbaines et rurales. Dans les zones urbaines, le problème commence à se régler grâce au mobile. Donc, il y a un nouveau fossé numérique qui se développe même dans les zones connectées (connexion mobile et fibre optique). La notion de fossé numérique est en évolution constante et les problèmes se diversifient selon les régions .
La question du conflit d’intérêts est agitée au sein des membres de l’Icann au moment de l’attribution des nouveaux gTLD (noms de domaine génériques). Quel est votre sentiment par rapport à ce débat ?
Il y a un point de départ fondamental : c’est que l’Icann a, dans une certaine mesure, des fonctions quasi régulatrices. On établit la structure par le biais de son système de développement de politique, le respect de ses règles par les opérateurs. L’Icann, dans son ensemble, est un espace qui permet d’élaborer les règles. C’est parce qu’elle est une entité qui a une responsabilité d’intérêt public global qu’elle se doit d’être absolument exemplaire et irréprochable en ce qui concerne le traitement des potentiels conflits d’intérêts et des comportement d’éthique. Dans ce cadre, je voudrais faire deux distinctions : la première est qu’il y a une différence de vocabulaire extrêmement forte entre la manière dont, dans le monde francophone, on comprend l’expression « conflit d’intérêt » et dans laquelle on le comprend dans l’espace anglophone. Dans le monde francophone, un conflit d’intérêts, c’est quelque chose qui doit être évitée. Tandis qu’en milieu anglophone, un conflit d’intérêts est quelque chose qui demande d’être clarifiée, parce qu’il peut y avoir coexistence d’intérêts, mais il y a un besoin de transparence. Une large part du débat tourne autour de cette incompréhension sur la signification des deux termes. Parce que dans le monde français, la conclusion naturelle est qu’il ne doit pas y avoir de conflit d’intérêts. Or c’est délicat dans le cadre de l’Icann, parce que le modèle tel qu’il fonctionne actuellement repose sur la participation de gens de l’industrie à l’intérieur des organes de décision. Donc, si vous voulez avoir une règle complète de séparation de tout intérêt, vous ne pouvez plus prendre que des gens qui sont complètement à l’extérieur de l’espace.
Une bonne partie du débat porte sur ce que l’on veut dire par conflit d’intérêt : quel degré de transparence, et quelles sont les règles qui s’appliquent. L’Icann et le Board (Conseil d’administration) ont une politique de conflit d’intérêts pas toujours très connue, mais qui est très stricte. Le point essentiel est que le Board attache une importance extrêmement grande à la question de l’indépendance et de l’élimination de conflit d’intérêt potentiel et des règles éthiques.
Parlant de gouvernance de l’Internet, quelle est la place de la langue française au sein d’Icann et par extension sur la toile ?
Il faut faire une distinction entre le fonctionnement de l’Icann en tant que structure et les activités des gens qui y participent. La place de la langue française est très grande parmi tous les acteurs qui sont les utilisateurs du français. Dans le fonctionnement de l’Icann, il est que l’essentiel des discussions se passe en anglais, parce que c’est pour la majorité des gens la langue intermédiaire. En gros, on demande à tout le monde de faire des efforts, même si cela favorise ceux dont c’est la langue naturelle. Cela dit, il y a un vrai progrès, une vraie évolution sur les traductions. Par exemple la quantité de documents traduite régulièrement représente un coût non négligeable. Le deuxième élément, c’est l’interprétation. Au sein du Gac, par exemple, il y a une traduction dans les différentes langues dont le français. Il y a une vraie pression pour que le français et d’autres langues onusiennes soient utilisés dans les débats.
Pour en revenir à la question des conflits d’intérêt au sein d’Icann, comment doit évoluer cette structure à votre avis ? Est-ce en mettant des garde-fous pour le modèle actuel ou en nommant des personnalités neutres ?
Je prends une analogie avec l’exemple de la Commission européenne : les gouvernements désignent les Commissaires. Une fois désignés, ils ne sont plus les représentants de leurs pays, ils deviennent indépendants. Même chose dans la plupart des régulateurs. Vous pouvez avoir un collège de régulateurs où l’on a choisi volontairement d’avoir au sein du collège des gens qui viennent de différentes origines. Mais quand ils sont nommés, ils sont membres de ce collège, indépendants, et ils ne sont plus employés par leur origine. Le but n’est pas d’avoir des gens qui ne connaissent rien au sujet. Par le mode de désignation, si vous êtes de cette communauté, vous devenez indépendant pendant la durée de votre mandat.
Cela a des conséquences, notamment sur la rémunération. En tout état de cause, l’Icann est une organisation un peu particulière et hybride. Même si on va, à terme, vers un Board complètement indépendant, tout le processus d’élaboration des politiques demeure multi-acteur avec les opérateurs.
Le Board est un collège qui a une responsabilité d’indépendance. Le point le plus important, c’est un message qui repose sur la mise en œuvre du principe multi-acteur dans la transparence et l’auto-amélioration des processus.
Entretien réalisé par Omar Diouf, Massiga Faye & Seydou Ka
(Source : Le Soleil, 28 octobre 2011)