Banel SOW, Fondatrice de HumanID : « Nous devons oser déconstruire, arrêter le mimétisme … »
lundi 15 juillet 2024
Dans cette interview exclusive, nous avons le plaisir de recevoir Banel Sow une experte passionnée par les villes intelligentes et durables fondatrice de HumanID. Avec des années d’expérience dans le domaine, elle a acquis une expertise approfondie sur les technologies émergentes et les solutions innovantes pour transformer nos villes en environnements plus efficaces, connectés et écologiques. Nous allons plonger dans le monde fascinant des Smart Cities et découvrir comment elles peuvent améliorer notre qualité de vie et notre avenir urbain.
Présentez-vous à nos lecteur.rice.s ?
Je suis Banel SOW. Je m’intéresse à l’humain, à ses pouvoirs de connexion aux autres vivants. J’ai fondé HumanID pour accompagner les territoires, les décideurs dans leurs stratégies smart City à travers des missions de veille et de conseil. J’accompagne les territoires dans la montée en compétences de leurs équipes en les aidant à mieux comprendre les enjeux de transformation de leurs cités.
Pouvez-vous revenir sur votre parcours professionnel ?
J’ai rejoint la SONATEL en 2014, en tant qu’ingénieure chef de projet dans le Département Ingénierie. Par la suite pour des raisons personnelles, je me suis installée en France où j’ai eu l’opportunité d’intégrer le Mastère spécialisé CREACITY à Polytech Lille et Sciences Po Lille. Sur ma thèse professionnelle, j’ai travaillé sur les smart cities africaines qui s’inventaient à l’époque en 2016, et j’avais étudié le cas spécifique de Diamniadio smart City en intégrant la Délégation Générale du Pôle Urbain de Diamniadio. Après cette expérience, j’ai rejoint Rhon’Télécom un bureau d’étude interne à SFR en tant qu’Ingénieur Référent d’études FTTH avant de rejoindre Axione du groupe Bouygues Energie et Services en tant qu’Ingénieur Réseaux d’Initiative Publiques avant de fonder HumanID en 2022.
Qu’est-ce qu’une Smart city ?
Une smart city renvoie à un concept, il s’agit d’une représentation abstraite de ce que pourrait être nos villes demain avec une référence forte aux technologies. Elle est considérée comme le modèle le plus abouti de la ville de demain et recommande de s’appuyer sur les technologies numériques de l’information et de la communication. Nous pouvons aussi l’appeler ville numérique, ville résiliente ou sharing City, ville durable, ville organique… Une ville intelligente est celle qui saura mettre l’intelligence de tous les vivants du territoire pour offrir une meilleure expérience à chaque habitant et à chaque visiteur. Il faut tout d’abord des humains qui connaissent le sens qu’ils veulent donner à leur vie, ensuite avec une gouvernance intelligente où tous les acteurs du territoire fonctionnent en écosystème et par la suite des solutions intelligentes sociales, économiques, politiques, technologiques pourront être apportées d’une manière efficace.
Qu’est-ce qui vous a poussé à faire carrière dans ce domaine ?
Depuis toujours, j’ai été intéressée par les utilisations et les objectifs des technologies. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de travailler sur un sujet sur l’expérience de mobilité d’un Dakarois pour mon mémoire d’ingénieur. J’ai vécu une expérience merveilleuse qui m’a fait réaliser à quel point élaborer une solution pour les résidents d’un territoire exigeait bien plus que des compétences techniques. Ensuite, j’ai découvert le Mastère spécialisé CREACITY et j’ai décidé de reprendre mes études à l’université car j’avais beaucoup à apprendre sur les systèmes urbains et le développement durable en général. En résumé, ce qui m’a attiré, c’est de mieux appréhender la façon dont les citoyens vivent dans la ville, afin de mieux comprendre la complexité de nos territoires et d’apporter une réponse qui combine différents savoirs, avec une part importante des savoirs endogènes.
Quelles sont les principales technologies utilisées pour rendre « une Ville ou localité intelligente » ?
Il n’y a pas que les technologies qui font qu’une ville soit intelligente. Il n’y a pas non plus de modèle figé de ville intelligente qui dit qu’il faut utiliser exclusivement telle ou telle technologie. Ce qu’il faut tout d’abord c’est construire les bases d’une ville intelligente, c’est à dire permettre une bonne intelligence de la ville : il s’agit de disposer d’informations fiables, de pouvoir les stocker, les traiter, les analyser, en ayant la possibilité de prendre une décision et de mener des actions d’une manière efficace. Il convient de rappeler que la notion de technologies doit être clarifiée en tant qu’africains. Car à l’ère des « Intelligences artificielles », il convient de ne pas fermer les yeux sur le fait que nous traversons un grand moment de colonisation qui passe par internet et par toutes ces nouvelles solutions qui nous sont présentées comme l’avenir. Notre défi en tant qu’africains c’est de créer un modèle du futur qui puise sur nos technologies et sciences africaines aussi. Ce modèle à créer doit faire sens pour nous et pour l’humanité, c’est notre responsabilité.
Il y a énormément de sciences et technologies africaines qui sont reniées car d’aucuns ont estimé que nous n’avions pas d’histoire donc pas de savoirs. Il faut nous rappeler comment nos pêcheurs, nos bergers se sont dirigés pendant longtemps sans GPS. Comment nos ancêtres se connectaient à des espaces lointains sans connexion internet. Tout ceci pour dire qu’il faut réinventer nos imaginaires pour mieux savoir de quelles technologies nous avons besoin et l’éthique à avoir face à toutes les technologies.
Quels sont les défis les plus importants en Afrique pour l’émergence de « Villes intelligentes » ?
Je l’ai dit en 2016 dans ma thèse sur les villes intelligentes africaines et ça n’a pas changé : le facteur humain reste le défi le plus important à relever dans une démarche smart city en Afrique. De ce fait, les villes (états) africaines doivent non seulement disposer des infrastructures et des financements nécessaires pour leurs transformations mais le plus important reste les africains eux-mêmes. Le premier défi qui est à relever aujourd’hui : c’est de devenir l’africain qui prend son destin en main et qui ose ouvrir tous les possibles. Il ne s’agit pas de ressembler à Paris, à New York ou à Dubai, d’ailleurs nous avons assez d’éléments qui devraient nous décourager. Nous devons oser déconstruire, arrêter le mimétisme et partir de ce qui fait sens pour nous. Se reconnecter avec le territoire pour comprendre le rapport entre l’habitant et le territoire est une étape importante. Ce travail de théorisation de la pratique de la ville est nécessaire pour améliorer nos expériences dans la ville : la mobilité, l’habitat, l’accès à l’énergie, la santé et l’éducation, la qualité du service public, … Il suffit de voir à quel point des réponses apportées sont souvent en décalage avec le besoin des populations. S’approprier nos territoires et penser réellement leurs transformations est un défi. En effet, l’Afrique cherche des solutions hors sol très souvent. Le fait de retourner dans les territoires, d’observer leur dynamique permet de mieux comprendre les défis de ces territoires, les ressources, les forces et les opportunités sur lesquelles s’appuyer.
Comment les smart cities peuvent contribuer à un développement durable et à une meilleure qualité de vie pour des populations ?
L’objectif d’une démarche smart city doit être de contribuer à mieux respecter le vivant pour une meilleure qualité de vie de ceux qui l’habitent. L’urbanisation transforme la structure même des Etats, et dessine des besoins nouveaux. Une démarche smart city qui repense la recréation des formes urbaines constitue l’un des moyens de résoudre la contradiction entre la croissance urbaine des agglomérations majeures et ses retombées sociales et environnementales. Par exemple, nous ne pouvons continuer à construire telle que nous l’avons fait depuis nos indépendances avec du béton et une climatisation artificielle à outrance. Il nous faut écouter nos architectes qui repensent nos habitats et qui le recréent d’une manière plus responsable de l’environnement. Ce sont des technologies de construction que nous savions déjà faire, il nous faut faire cet effort de retour en arrière qui est en réalité une prise de responsabilité.
Quels sont les domaines clés sur lesquels vous travaillez actuellement pour améliorer les fonctionnalités d’une smart city ?
Depuis que j’ai lancé HumanID, en 2022, je me suis vraiment concentrée sur le marché français avec des missions ponctuelles de veille, de formation et d’appui à des cabinets ou à des collectivités dans leur stratégies. Cette année je suis beaucoup plus présente à Dakar, je me suis associée avec une startup pour offrir des solutions complètes à des entreprises et à des collectivités. Nous concevons des plateformes de digitalisation de bout en bout pour améliorer leur efficacité. Et de l’autre côté, je suis en train de développer des outils pour mieux accompagner le Sénégal, l’Afrique dans ses démarches smart city. C’est tout un univers de prospective que je propose pour aider à mieux appréhender les questions de transformations de nos territoires. L’idée c’est d’aider les acteurs du territoire à mieux se projeter et surtout démystifier la smart city, la digitalisation de nos villes et d’ouvrir d’autres champs des possibles.
Peut-on rendre les zones rurales, souvent isolées et dépourvues d’infrastructures, plus intelligentes ?
Oui bien sûr et je crois que c’est un grand défi. Déjà l’équité territoriale exige que tous les territoires soient connectés. Une possibilité serait de créer des villages pilotes Très Haut Débit, où les passionnés de technologie pourront s’installer et y vivre à l’image du Parc de Technologies mais sous un autre format. Ils devront s’insérer dans le village en y apportant leur touche, intégrant ainsi une manière de penser bien locale qui ne sera pas le digital de Musk ou Zuckerberg, mais un digital souverain, responsable et inclusif bien sénégalais. C’est une bonne manière d’inciter à l’exode urbain.
Quelles sont vos perspectives d’avenir pour les smart cities et comment voyez-vous leur évolution dans les prochaines années ?
Tout est à inventer et à réinventer. Dans le contexte politique actuel, je crois que tout est possible. Le nouveau gouvernement a le devoir de rendre au sénégalais son espace d’action, afin qu’il puisse créer des solutions qui lui parlent. Nous avons un futur à dessiner et les perspectives sont innombrables. Nous devons tout d’abord écouter nos artistes, ils rêvent nos territoires et nous connectent avec notre culture. Les perspectives liées au smart City sont énormes, en Afrique tout est urgent, tout est à faire : en 2050, un tiers de la population mondiale sera constitué de jeunes africains. Rien qu’en 2023, nous sommes plus d’un milliard quatre cents millions d’habitants, l’Afrique est le deuxième continent le plus peuplé après l’Asie. Nous y sommes déjà, c’est aujourd’hui ce n’est pas demain et nos enfants nous regardent. Nous avons aussi des vieux hommes et femmes qui ont énormément à nous transmettre. Si nous arrivons à relever le défi de nous reconnecter entre nous, de nous reconnecter avec nos territoires, de nous rappeler de nos rapports avec la terre, nous saurons renouveler nos imaginaires.
Profitons de la Vision 2050 annoncée par le Premier Ministre Ousmane Sonko, pour construire une vision claire de l’afrotopie que nous désirons et ensuite créer une stratégie de construction en grappes qui favorise les synergies. Et chacun dans son espace puisse apporter sa pierre. Je sens une volonté politique dans nos pays et beaucoup d’exigences de la part des populations, certainement toutes ces bonnes énergies permettront de prendre la bonne direction dans les mois et années à venir afin que les éléments structurels de la smart city soient au rendez-vous.
Quels sont les conseils que vous donneriez aux femmes qui souhaitent travailler dans le domaine des smart cities ?
L’essentiel c’est de savoir ce que l’on veut et si on veut vraiment travailler à transformer nos territoires. Acquérir les compétences nécessaires est une phase importante. La première compétence à avoir pour travailler sur les villes de demain, c’est de savoir lier des acteurs, tisser des savoirs, c’est de savoir faire un puzzle pour recoller les morceaux. Il faut savoir connecter et pas déconnecter, malheureusement pendant longtemps nous avons appris à mettre des cloisons dans nos vies, dans nos connaissances partout alors que tout est lié. Nos propres archives personnelles, familiales nous sont d’une grande aide dans cette démarche de transformation de nos villes, nos territoires, nos cités, nos villages pour des meilleures conditions de vie.
Propos recueillis par Ndèye Maguette Kébé
(Sources : Les Africaines, 15 juillet 2024)