Article 27 du code des communications électroniques : vers le sacrement des lobbys et la légalisation de la censure
lundi 3 septembre 2018
Au Sénégal, le projet de loi sur le code des communications électroniques adopté le 6 juin dernier par le conseil des ministres est fortement décrié par les blogueurs, journalistes et activistes sénégalais. La raison ? L’ambiguïté qui réside au sein du dernier alinéa de son article 27 annonçant les prémices de mesures liberticides. S’il incombe à l’Assemblée nationale de statuer dessus d’ici la mi-octobre, les campagnes de sensibilisation portées par les professionnels de ce secteur se multiplient.
Le projet de loi sur le code des communications électroniques a pour ambition d’encadrer l’ensemble des communications électroniques permettant d’échanger des appels et messages (WhatsApp, Skype, Messenger, etc.). Les 266 articles que comporte la loi répondent à plusieurs besoins notamment en ce qui concerne la protection de la vie privée des utilisateurs et la consécration de la neutralité du net (même si ce dernier point est fauché par la suite).
En ce sens, le projet se présente comme une nécessité puisqu’il est essentiel pour un pays de disposer de lois protégeant ses citoyens d’éventuels abus. Ainsi le besoin d’encadrer la toile, domaine encore vierge de législation au Sénégal, est largement partagé. Toutefois, si l’initiative est souhaitable, le dernier alinéa de l’article 27 annonce la légalisation de manœuvres autoritaires au détriment de certaines libertés.
Un alinéa ambigu, sujet à de multiples questions
Le dernier alinéa de l’article 27 du projet de Code des Communications électroniques donne à l’autorité de régulation (ARTP) et aux fournisseurs d’accès à internet (FAI) une autonomie et indépendance dans la gestion de la régulation du trafic. Par conséquent, ces acteurs pourraient si la loi est adoptée, décider comment, où et qui se connecte.
Par ailleurs, les mesures dont ils pourraient user ne sont ni listées ni normées : « Est-ce que bloquer toute la connexion est une mesure ? Est-ce que baisser la qualité de la bande est une mesure ? Est-ce qu’empêcher l’accès à un contenu est une mesure ? Est-ce qu’empêcher l’accès à un type de contenu est une mesure ? Voici le premier problème. » nous confie Papa Ismaïla Dieng, journaliste blogueur et lauréat 2018 du prix Anna Gueye récompensant les web-activistes africains.
De plus, l’autre problème réside dans les conditions d’application de cette loi : peut-elle être appliquée de manière préventive ? Suffit-il d’une prévision d’un de ces acteurs, sans preuve ni besoin d’en présenter, pour l’user à sa guise ? La nécessité de clarification est tangible : « l’article apparaît comme une boite de Pandore par rapport au net neutrality, sur le plan de la e-transparency et e-governemency. Ce projet de loi, si appliqué, permettrait à l’ARTP ou aux différents FAI de bloquer l’accès à certains sites web » rappelle Don NattySeydi, membre fondateur du réseau des blogueurs du Sénégal et social web-activiste.
Une loi au service des fournisseurs d’accès à internet
Donner un tel pouvoir à l’ARTP et aux FAI, paraît comme une entrave grave à la neutralité du Net. Ces mesures ont déjà été testées ailleurs puisqu’en 2014 au Maroc, l’autorité de régulation les avait permises aux opérateurs. Ces derniers ont décidé de restreindre les manœuvres inhérentes à l’ensemble des services dits “over the top“ (OTT), à savoir les services qui permettant d’envoyer et de recevoir des messages via internet. En conséquence, il était impossible d’émettre un appel, d’envoyer une note vocale ou une photo sur WhatsApp dont seul l’envoi de texte restait possible.
Aujourd’hui si cet alinéa passe, les opérateurs télécoms sénégalais seront libres de baisser la qualité de la connectivité de certaines applications sous prétexte qu’elles consomment trop de bandes passantes, rendant ainsi leur utilisation presque impossible du fait de la lenteur des envois.
De plus, l’article pourrait permettre aux opérateurs en situation de quasi-monopole de renforcer leur puissance sur les autres opérateurs. Par exemple, en mars 2018, un combat de lutte opposant Balla Gaye 2 et Gris Bordeaux avait été diffusé exclusivement sur internet. Avec cette nouvelle loi, ce combat sponsorisé par l’opérateur de téléphonie mobile Tigo aurait pu pâtir de manœuvres d’Orange qui, sous le couvert de la bonne « gestion de trafic », aurait pu réduire la qualité de sa connexion afin que ses clients ne puissent pas profiter pleinement du combat sponsorisé par son concurrent.
Également, il est nécessaire de rappeler que ces mesures sont illimitées dans le temps. Toutefois pour P. I. Dieng : « Si nous parlons de WhatsApp et autres applications de ce type, c’est parce qu’elles sont prisées par le grand public. Mais, nous sommes certains que cet article vise les activistes, les journalistes, les blogueurs les lanceurs d’alertes et non pas le grand public. C’est une loi qui pour moi entre en droite ligne avec ce qui se fait dans d’autres pays ».
Un outil politique dangereux
Le projet paraît liberticide. Bien qu’il ne soit pas question de remettre en question la nécessité d’un encadrement de la toile, la distinction est à faire entre encadrement et restriction. Le fait que l’Etat sénégalais via l’autorité de régulation, puisse intervenir dans toute chose qu’il juge utile pose plusieurs questions. L’alinéa remet en cause les fondements d’une démocratie saine puisque l’accès libre à internet est un droit légitime. Par ailleurs, il est utile de rappeler que l’ARTP est un service directement rattaché à la présidence et dirigé par des membres de la mouvance présidentielle.
L’adoption d’une pareille loi à l’aube de l’année électorale 2019, est un risque puisque cet alinéa donne ainsi le pouvoir à l’autorité politique de réduire la connectivité des citoyens. Dès lors, P.I. Dieng craint que ces manœuvres soient en perspectives des futures joutes électorales : « on a eu des précédents. Sous le Président Wade, il y a eu une tentative de mettre dans le code électoral l’interdiction pour les médias et sites internet de diffuser les résultats d’élection avant 22h. On ne peut qu’être inquiet, car les tentatives et exemples de pays où cela a été fait sont nombreux. Ici, nous avions déjà eu un aperçu lors de la libération de Karim Wade pendant laquelle la connexion internet a été coupée de manière illégale et sans explications. Aujourd’hui, ils cherchent à légaliser cette pratique ».
Une lutte pour la liberté d’expression et la démocratie du côté civile
La dictature émerge lorsqu’un peuple est cantonné de son ignorance. Il existe déjà plusieurs exemples en Afrique, dont celui du voisin gambien. En effet, durant les élections de décembre 2016, la connexion internet fut coupée plus d’une semaine, en plus des appels téléphoniques directs (d’opérateurs à opérateurs) qui le furent également de la veille au lendemain des élections.
La loi peut également permettre à l’ARTP de cibler toute personne gênant la stabilité du régime. Ainsi ces personnes pourront se voir couper leur connexion internet au bon vouloir, et ce, légalement. De ce fait, un blogueur publiant une vidéo estimée nuisible par l’autorité de régulation pourrait la voir simplement retirée sans quelconque forme d’explications. La pratique est déjà normalisée dans le Code de la presse sénégalaise où il est permis à l’ARTP et aux FAI de bloquer des contenus et couper des signaux (le 20 février 2016, l’autorité de régulation a tout bonnement coupé, en exercice de son droit, le signal d’une chaîne de télévision sans autres formes de procès).
Le risque de voir le Sénégal, autrefois cité comme exemple de liberté d’expression et de démocratie, se diriger vers l’autoritarisme est tangible. Dans cette hypothèse, D. NattySeydi rappelle qu’internet reste aujourd’hui « le seul canal où on peut trouver une véritable opposition puisqu’il s’agit du seul domaine de communication non maîtrisé par le gouvernement ». Par ailleurs, pour le web-activiste les ambitions de l’Etat quant à ce projet de loi sont claires : « Le Président n’est pas à l’aise par rapport à tout ce qui se passe sur internet.
Par conséquent, ils cherchent des voies légales pouvant servir à contourner cette difficulté. Dans cette optique, nous faisons tout pour que cet article ne soit pas validé, car elle représenterait un recul quant à nos acquis. Il s’agira de trouver une réponse juridique et de sensibiliser tant les parlementaires que la société civile ». À cela il ajoute : « si ça ne passe pas, il y aura toujours un moyen sur le plan technologique de contourner les barrières. Il y aura toujours des techniques qui permettront aux gens d’éviter le blocus. Si aujourd’hui cette loi est validée, il y aura un training ou des sessions de formation. On va former les gens à utiliser d’autres canaux qui pourront passer ».
Awa Mbengue
(Source : AfricaPostNews, 3 septembre 2018)