Alioune Ndiaye, Directeur général d’Orange Middle-East & Africa : « L’Afrique est l’avenir d’Orange »
mercredi 26 février 2020
Présent depuis 20 ans sur le continent africain, le groupe Orange a officiellement inauguré le siège Orange Middle East & Africa (MEA), le 9 janvier 2020 à Casablanca. La mise en place d’une entité pour regrouper toutes les activités sur le continent africain est un moment important pour le groupe. C’est l’aboutissement d’une démarche engagée depuis quelques années. Bientôt, quelque 80 personnes s’installeront au siège de Casablanca – certains l’étant d’ores et déjà. Et c’est depuis la capitale économique du Maroc que seront pilotées les opérations d’Orange sur la zone Afrique Moyen-Orient. Dans cet entretien accordé juste après l’inauguration du siège OMEA à Casablanca, Alioune Ndiaye, Directeur Général OMEA s’est livré à nos questions en présence de Stéphane Richard, PDG du Groupe.
Pourquoi avoir tardé à prendre cette décision ?
Alioune Ndiaye : C’était un long processus. Nous avons pris cette décision parce que nous voulons rapprocher les centres de décisions de nos marchés, de nos clients et de nos partenaires. Nous l’avons fait dans un pays, le Maroc, où Orange est présent comme opérateur. Et parce que nous pensons que pour réussir en Afrique, il faut être Africain. Alors, nous nous africanisons davantage, bien que nous fassions partie d’un groupe européen et français. D’ailleurs, tous nos concurrents sont soit des groupes africains, soit des opérateurs dont le siège est sur le continent. Nous serons à présent à égalité avec ces grands acteurs, qui seront à la fois nos collègues et nos clients dans la plupart des pays. La portée est symbolique et probablement politique.
Pourquoi avoir choisi d’établir votre siège à Casablanca au Maroc ?
Stéphane Richard : Le groupe Orange est présent en Afrique dans 18 pays, y compris le Maroc. Nous étions les seuls acteurs significatifs sur le marché des télécoms à ne pas avoir de siège opérationnel en terre africaine. Aujourd’hui, la cérémonie d’inauguration a eu lieu à Casablanca. Le choix de cette ville se justifie d’abord par la qualité des infrastructures disponibles. Ensuite, par le fait que le Maroc est à mi-chemin entre l’Europe – le groupe Orange est quand même basé en France- et nos pays d’intervention pour le reste de l’Afrique. Il s’explique aussi par les conditions d’accueil, de séjour et de visa, qui sont relativement faciles. Et permettent ainsi à nos équipes des 17 autres pays de pouvoir se réunir au Maroc. Ajoutons à tout cela l’accueil chaleureux que réservent généralement les Marocains aux étrangers. Il faut toutefois faire la différence entre Orange Maroc et le siège opérationnel. Orange Maroc est en lien avec le Gouvernement pour négocier les conditions d’exploitation. Il en est de même des autres filiales. Elles négocient avec les gouvernements des pays où nous sommes présents. Bénéficier du régime Casablanca Finance City (CFC) confère un régime fiscal avantageux et permet de bénéficier d’exonération relative à l’impôt sur les sociétés Mais ce n’est pas l’élément qui a présidé au choix de nous implanter à Casablanca.
Au-delà de la portée symbolique et politique, cette décision d’avoir un siège en Afrique a-t-elle été motivée par d’autres impératifs ?
Stéphane Richard : C’est en Afrique que s’est effectuée notre croissance, ces dernières années. Elle a été de l’ordre de 5 à 6 %, voire 7% par an. Alors que dans d’autres pays d’Europe, où notre groupe est présent sur des marchés beaucoup plus matures, nous sommes à des taux de croissance beaucoup plus faibles, parfois même négatifs.
L’Afrique nous procure de la croissance. Et de l’innovation. L’illustration la plus emblématique, c’est le service financier sur le mobile. Ce qu’on appelle Orange Money. Les télécoms ont apporté au continent africain un service extraordinaire, lequel a d’ailleurs connu un succès fulgurant. Il est utilisé par plusieurs dizaines de millions de personnes. Ces types de services bancaires, déployés par les télécoms, profitent à deux fois plus de personnes que ceux proposés par les banques traditionnelles. Orange peut donc se prévaloir, via Orange Money, d’être un agent de l’inclusion par le mobile banking. C’est extrêmement puissant. Mais, cela ne s’arrête pas là ! Dans de nombreux autres domaines, les opérateurs télécoms – et Orange en particulier – déploient des services innovants et éminemment utiles pour les populations. Je pense à l’éducation, à la santé, à l’agriculture, à l’information. Ou encore au business, à travers de nombreux services et de nombreuses plateformes. L’Afrique est l’endroit du globe où la révolution technologique est la plus spectaculaire. On a pratiquement une carte Sim par personne. Ce développement est tout à fait exceptionnel et engendre un changement phénoménal.
L’Afrique est vraiment le continent où nos technologies et nos réseaux peuvent transformer et accélérer le développement. Comment ? En trouvant des solutions pour faire face aux grands défis que sont la démographie et la jeunesse. Et en favorisant la création d’emplois, tout en améliorant globalement le service essentiel.
L’Afrique, c’est aussi et surtout l’avenir d’Orange. Cela ne se réduit pas aux vingt années de présence sur le continent. Nous avons l’ambition de développer de nouveaux services. A charge pour nous de croître dans les pays où nous sommes installés et de tenter de nous déployer sur le continent. Nous pensons que notre potentiel de croissance en Afrique est énorme. Notre marque est très puissante et très forte. Elle est très connue sur le continent. Le groupe Orange soutient ce développement. Nos investissements et la solidarité qui existe entre les différentes composantes du groupe Orange en sont l’illustration. Pour preuve, la présence au Maroc des dix dirigeants du groupe. Ils ont fait le déplacement pour être aux côtés de nos collègues. Notre ambition, c’est de continuer à soutenir, via l’Afrique, l’essor du groupe. Nous accentuons notre développement sur notre cœur de métier : la fourniture, à nos clients, de la connectivité pour la voix et les données. En parallèle, nous nous déployons sur le multiservice. Dans ce domaine, nous escomptons une croissance durable et rentable. Et qui soit au bénéfice de toutes les parties prenantes : nos clients, les salariés, les partenaires, ainsi que les Etats des pays où nous avons nos activités.
Quelle sera la nouvelle relation avec la maison mère ? Le cordon est-il coupé ?
Alioune Ndiaye : Pas du tout ! C’est tout l’enjeu dont je parlais. L’alliance entre la proximité du terrain et la puissance industrielle d’un grand groupe mondial. Le secret de notre développement futur est basé sur cela. Il va nous permettre d’innover plus habilement. En partant des besoins des populations. Orange money n’aurait jamais été inventé en Europe, parce que pour ceux qui y vivent, ce n’est pas une nécessité. Pour transférer de l’argent, il y a beaucoup de moyens de le faire. En Afrique, il faut prendre des valises avec de l’argent, prendre un bus etc… Quand on vit dans ce contexte et qu’on constate que ce besoin est vital, il faut dire qu’on a des actifs pour répondre à la demande. Dire qu’on a un réseau de distribution de 200 000 points de vente. Que l’on est présent partout. On a créé Orange Money sur la base de nos 900 000 points de vente d’opérateur télécom. Nos 200 000 points de vente d’Orange Money sont autant de kiosques, qui permettent d’aller collecter de l’argent dans les villes. Le transfert d’argent, le paiement d’une facture, de l’essence à la station d’essence, de services marchands, la réception d’argent de l’étranger… Ces services ont été adoptés par les clients parce qu’ils ont été pensés à partir du terrain.
A l’heure actuelle, l’Afrique représente 13% du chiffre d’affaires (CA) du groupe. En vous rapprochant davantage des centres de décisions, des marchés et des clients, tout en accélérant vos ambitions de diversification, qu’escomptez-vous de plus ?
Alioune Ndiaye : La poursuite de la croissance. On s’est déjà fixé comme objectif d’être au moins à 20% du CA du groupe à l’horizon 2025, soit au terme du plan stratégique qu’on vient de lancer (Plan Engage 2025 lancé en décembre 2019, NDLR). Ce chiffre peut aussi évoluer si on fait des opérations de croissance externe. Les opportunités existent. Peut-être qu’à terme, on sera à 30%. Avec une croissance organique maitrisée, nous devons pouvoir réaliser cet objectif sur les pays où nous opérons aujourd’hui. On devrait mécaniquement passer autour de 20% dans quelques années.
Nous sommes présents dans 18 pays et aujourd’hui, notre modèle d’affaire a complètement changé. Nous nous sommes transformés pour nous adapter. Il y a quelques années, 90% de nos revenus provenait des services de la voix et des appels téléphoniques. Pour l’heure, cela ne représente que 50%, mais nous sommes toujours en croissance de 5% et de 5,2% en 2018. Et allons atteindre 5,6% en 2019. Nous avons donc réussi à mettre en place des relais de croissance. Cette stratégie d’opérateurs multiservices nous a permis de continuer à croître et à garantir une bonne part de revenus. En parallèle de la connectivité, qui est notre cœur de métier, nous avons lancé, il y a une dizaine d’années, Orange Money. C’est un des relais de croissance. Dans certains pays, Orange Money représente 20% des revenus du marché de détails. Et dans beaucoup d’autres, cela représente 3 à 4 fois plus de clients que toutes les banques réunies. Ce service fonctionne car il répond vraiment au besoin des clients. On peut transférer de l’argent à qui on veut, avec n’importe quel terminal, même le plus rudimentaire. Les 85% de la population des 18 pays, où nous sommes présents, qui bénéficient d’une couverture réseau, peuvent utiliser le service Orange Money.
Vous évoquez une possible croissance externe. Est-ce à dire que vous avez prévu des implantations dans d’autres pays ?
Stéphane Richard : Aujourd’hui, nous sommes présents dans 18 pays sur les 54 que compte le continent africain. On a encore de la marge. Il y a des terrains qui sont bien connus. Je pense notamment à l’Ethiopie. Là il y a une ouverture. Il y aura une compétition très forte, mais on a l’intention d’y jouer notre carte. L’Ethiopie, c’est 100 millions d’habitants. C’est l’un des pays les plus peuplés du continent. Il y a beaucoup à faire. Si on arrive à rentrer en Ethiopie, ce sera pour nous un développement tout à fait majeur. Aujourd’hui, en Afrique, il y a beaucoup d’opérateurs. Il ne faut pas se faire d’illusion. En termes de densité du nombre d’opérateurs, il y a davantage d’opérateurs qu’en Europe, qu’en Asie ou en Amérique. Il y a plus de 200 opérateurs sur le continent africain. Il y a donc un certain éparpillement. Sur ce secteur, on pourrait intervenir sur des opérations de consolidation. Cela pourrait être une bonne entrée pour nous développer. Au-delà de cela, il y a aussi des pays importants, où nous ne sommes pas présents pour des raisons historiques, mais que nous regardons, que nous surveillons et que nous analysons en permanence. Si on a l’opportunité de pénétrer le marché de l’une des grandes économies, on avisera sérieusement.
Quid de l’introduction en bourse de la filiale OMEA ?
Stéphane Richard : Un travail technique a été fait par nos équipes internes, il y a quelques mois. Nous avons également bénéficié de conseils pour examiner la faisabilité d’une opération de ce type. Ces études nous ont permis d’avoir une vision très claire de la question. Mais la décision n’est pas encore prise. Elle se sera en fonction d’analyses sur les perspectives de valorisation, la condition de marché et également des éléments externes. Si nous connaissions une croissance externe importante, ça pourrait accélérer la décision de cotation. Pour l’heure, nous sommes en stand-by, même si nous sommes techniquement prêts. Le calendrier n’a pas été fixé. Mais, c’est une option, une carte qu’on veut avoir dans notre jeu. On va l’avoir dans quelques mois et à ce moment-là, on verra, en fonction d’autres éléments, si on va l’actionner.
Le choix de la place financière est-il fixé ?
Stéphane Richard : Nous avons regardé de près. Ça serait, en tout état de cause, une double cotation. L’une s’effectuera sur une place financière occidentale, à priori au sein de l’Union européenne. La seconde cotation sera faite sur une place africaine. Celles qui sont susceptibles d’accueillir un véhicule aussi important que l’OMEA, ne sont pas légion. Mais ça fait bien sûr partie intégrante de l’étude qui a été faite.
Comment continuer à travailler avec Huawei et éviter les foudres américaines ?
Stéphane Richard : Les foudres américaines se ressemblent. Il y a six ou huit mois, tous les opérateurs travaillaient avec Huawei sans rencontrer de problème particulier. C’est donc une situation nouvelle, qui concerne toute l’industrie mondiale. D’autres opérateurs sont beaucoup plus concernés que nous. Un certain nombre d’actes a été décidé par les Etats-Unis. Sans qu’il n’y ait, pour l’heure, de portée définitive concernant Huawei. Il y a eu des moratoires, des prolongations… La situation est tout de même ambigüe. Sur l’aspect légal, rien n’empêche, aujourd’hui, un opérateur de travailler avec Huawei. La réglementation américaine va peut être faire changer les choses, du moins pour ce qui est des réseaux. Il y a en effet deux sujets sur Huawei : le réseau et les terminaux. Pour ces derniers, c’est un problème différent. Il s’agit de l’utilisation d’androïd par Huawei. En tant que distributeur de terminaux, nous préférons proposer une offre plus large, avec des terminaux Huawei. Dans le cas contraire, nous nous tournons vers d’autres fabricants.
Actuellement, cette question de Huawei est examinée pays par pays, en fonction des règlementations qui peuvent ou pas exister. Et aucune disposition n’a été prise, à ce jour, pour interdire à Orange de travailler avec Huawei ! Des pays peuvent exprimer des sensibilités plus ou moins marquées sur le sujet. Mais, ce n’est pas le cas en Afrique, ni en Europe d’ailleurs. En Espagne, par exemple, une partie du réseau mobile a été construit avec Huawei. Et on a l’intention de poursuivre en ce sens. On n’a aucun problème avec le gouvernement espagnol. Plus généralement, je pense que cette question pose indirectement celle de l’indépendance de l’Europe vis-à-vis des Etats-Unis. Et, la place du Vieux continent entre les Etats-Unis et la Chine. S’agissant d’Orange, notre approche est pragmatique. Et considère la situation pays par pays.
Il est probable que, dans les années à venir, le flux d’affaires avec Huawei diminuera du fait de ce contexte-là. Mais, la tendance peut aussi s’inverser. Si un accord commercial s’effectue entre les Etats-Unis et la Chine, la question sera aussi amenée à évoluer. Ou pas. Car sur ces sujets, des questions de sécurité sont avancées. Pour notre part, nous avons développé un certain nombre de programmes dont l’objectif consiste à s’affranchir progressivement des dépendances technologiques des opérateurs vis-à-vis des équipementiers. Et avons mis en place, dans tous les pays du groupe, ce qu’on appelle des business contingency plans. Il s’agit d’un accord avec Huawei, qui nous permet de faire face à une éventuelle rupture d’approvisionnement. Si d’aventure cela devrait se produire, ce serait sans dommage pour nos opérations. Nous avons en effet augmenté considérablement le stock de pièces détachées, pour parer à toute éventualité.
L’opérateur Free vous succède sur le marché sénégalais avec une stratégie très agressive. On l’impression d’un remake avec ce qui s’est passé en France, il y a quelques années. Comment percevez-vous cette arrivée ?
Stéphane Richard : Nous avons l’avantage de les connaître. Et nous y sommes préparés, comme ce fut le cas en France, il y a quelques années. A son arrivée dans l’Hexagone, Free avait quand même réussi à créer un choc majeur pour l’industrie. Nous avons donc anticipé avec des réponses adaptées. Au Sénégal, nous avons effectué, bien avant son arrivée, des exercices assez approfondis pour mettre en place un certain nombre d’actions. Il est certain qu’un phénomène de ce type provoque nécessairement une onde de choc. Il y a un engouement… Mais, l’expérience montre, à l’instar de ce qui s’est passé avec la France, que cela ne dure pas très longtemps. Les gens reviennent aux fondamentaux : la qualité du réseau, la disponibilité du service, la qualité de la relation client, le maillage, la fiabilité. Ce sont autant d’atouts que nous avons de notre côté. C’est ce qui s’est passé en France. Les opérateurs ont perdu beaucoup de clients dans les trois premières années, mais ils sont revenus après. Je ne suis pas en train de minimiser la chose. C’est une part de marché également importante.
Orange dénonce le traitement inéquitable dont ont fait l’objet certaines de ses offres. Qu’en est-il précisément ?
Alioune Ndiaye : Orange avait lancé des offres considérées comme très attractives. Mais, en juillet dernier, le Régulateur a demandé de les retirer du marché. L’offre à 100 F.CFA permettait d’appeler 10 minutes. On la proposait avec Kirène, un partenaire distributeur. Le Régulateur nous a demandé de retirer cette offre qu’il a jugé non rentable. Effectivement, si les 10 minutes concernaient des appels vers nos concurrents, vu le niveau de reversement, l’offre ne pouvait, d’après le Régulateur, être rentable. Nous avions en revanche une connaissance de la structure des appels de nos clients. Et étions convaincus de la pertinence de cette offre du fait de la répartition des appels du réseau Orange vers les concurrents. Malgré tout, nous avons fini par retirer cette offre de notre catalogue. Mais, début octobre, Free a lancé des offres exactement semblables et encore moins rentables que les nôtres. En outre, elles violaient la loi. On ne peut en effet discriminer des entités. Au Sénégal, un opérateur ne peut proposer des conditions plus avantageuses seulement pour WhatsApp. C’est interdit et pourtant Free l’a fait. Nous avons alors déposé un recours auprès du Régulateur, lequel a mis en demeure l’opérateur pour qu’il stoppe cette offre. Ce qui a été fait au bout d’un mois. Chaque semaine, nous avons fait constater les faits par un huissier. Et finalement, Free a arrêté au début de cette semaine (NDLR, l’entretien a été réalisé le 9 janvier 2020).
Propos recueillis à Casablanca par Mohamadou Diallo
(Source : CIO Mag, 26 février 2020)