Afrinic le registre africain déstabilisé par Cloud Innovation Ltd : l’avenir de l’internet en Afrique menacé ?
vendredi 13 août 2021
Le 23 juillet 2021, la Cour suprême de l’île Maurice a ordonné le gel temporaire des comptes bancaires de l’AFRINIC suite à un litige Cloud Innovation Ltd, un de ses membres ressources.
AFRINIC, le leader dans la communauté internet en Afrique
AFRINIC est une organisation non gouvernementale à but non lucratif dont le siège est à l’île Maurice.
AFRINIC est le registre Internet régional (RIR) pour l’Afrique et la région de l’océan Indien. En d’autres termesn, AFRINIC est responsable de la distribution et de la gestion des ressources de numéros Internet constituées de l’espace d’adressage IP (Internet Protocol) (IPv4 et IPv6) et des numéros de système autonome (ASNs).
La mission d’AFRINIC est de servir la communauté africaine en fournissant une gestion professionnelle et efficace de la technologie numérique d’internet tout en promouvant l’utilisation, la croissance et l’autonomie de l’internet.
Au-delà de la gestion des ressources internet en Afrique, AFRINIC reste un pilier fondamental de l’Africa Internet Summit (AIS), le sommet des TIC en Afrique, rendez-vous annuel de la communauté Internet mondiale dans une ville africaine pour discuter des problèmes, des défis et de l’avenir de l’économie numérique en Afrique.
Démarrée en 2012 en Gambie, le Sommet réunit les organisations de la communauté technique africaine appelées Afstars (AFRINIC, AFNOG, AfREN, AfTLD, AfricaCERT, AfPIP, AfRegistrar) avec la communauté Internet africaine, issue du monde universitaire, des secteurs public et privé, des organisations techniques, des institutions gouvernementales et de la société civile, sur les questions techniques d’Internet et son développement sur le continent.
Sur les cinq Regional Internet Registries (ou RIR) - ARIN en Amérique du Nord, RIPE NCC en Europe, APNIC en Asie et Pacifique, ainsi que LACNIC en Amérique latine - AFRINIC est le dernier à avoir été mis en place à travers un long processus pour aboutir à ce consensus.
Actuellement, AFRINIC compte plus de 1900 membres et espère franchir la barre des 2000 membres en fin 2021. Parmi ces membres, on retrouve des fournisseurs de services Internet, des fournisseurs de centres de données, des universités, des gouvernements, des banques et des personnes physique ou morales ayant besoin d’un bloc d’adresses dans l’espace numérique et pouvant justifier leur utilisation.
AFRINIC reste une entreprise solide et un acteur clef pour le développement de l’internet en Afrique grâce à son investissement dans la formation, la recherche et le développement, les exemples de réussite des TIC en Afrique, etc.
Cloud Innovation Ltd, un détournement des ressources IP destinées à l’Afrique
Depuis 2015, AFRINIC est le seul registre à disposer d’adresse IPv4, une ressource rare, vendue aux enchères et objet de trafic de tout genre.
Membre ressource d’AFRINIC, Cloud Innovation Ltd a reçu environ 7 millions d’adresses IPv4 en plusieurs durant plusieurs années.
Alors que l’internet est en pleine croissance sur le Continent, Cloud Innovation Ltd a profité des politiques démocratiques communautaires et des possibilités de transfert inter zones instaurée entre les registres régionaux pour créer un business juteux dans le marché des adresses IPv4, plus ou moins opaque, est en forte croissance.
Le business modèle est simple, louer près de 7 millions d’adresses IPv4 d’AFRINIC à des FAI ou des utilisateurs finaux à un prix minimum de 2 USD/an/IPv4 (voire 3 USD), avec une augmentation annuelle de 15% des frais. C’est un chiffre d’affaires est de 14 Millions USD (soit près de 7,8 milliards de CFA) par an garantie.
Cloud Innovation Ltd a, à cet effet, via la fondation LARUS, mis en place une mini communauté d’africains dévoués pour défendre ses intérêts lors des prises de décisions d’AFRINIC, en bloquant toute résolution en faveur de l’audit des ressources.
Il faut dire que le DG de Coud Innovation Ltd n’en n’est pas à son premier essai. Il a pris des dizaines de milliers d’adresses IP du registre européen RIPE et, quelques années plus tard, les a transférées à une entreprise mobile et gagné des millions de dollars.
Malgré cela, à l’issue de plusieurs années d’audit et d’investigations, après plusieurs avertissements pour non-respect des règles d’allocation à 15 membres (parmi lesquels Cloud Innovation Ltd), AFRINIC a pris la décision de résilier l’adhésion de 5 d’entre eux (dont Cloud Innovation Ltd) ; les 10 autres s’étant conformé aux règles établies. Ce faisant, AFRINIC a récupéré les adresses IPv4 allouées, le 07 juillet 2021.
La procédure judiciaire menée par Cloud Innovation Ltd – une épée de Damoclès sur les RIR ?
C’est alors que Cloud Innovation Ltd porte plainte et demande des dommages-intérêts contre AFRINIC.
Cloud Innovation obtient une injonction urgente contre AFRINIC pour empêcher le registre Internet de confisquer ses adresses IP, ce qui lui est accordé le 13 juillet 2021. En exécution de cette injonction, AFRINIC rétablit l’adhésion de Cloud Innovation et restaure ses blocs d’adresses IP, 15 juillet 2021.
Fort de cette première victoire, Cloud Innovation obtient de la justice de Maurice, le gel de 50 millions USD sur les comptes d’AFRINIC, le 23 Juillet, pour des dommages et intérêts du fait « d’une résiliation illégale et des actes et actions illégaux contre Cloud Innovation ».
Nous savons que les frais que paient certains membres à AFRINIC vont d’environ 38 400 dollars USD par an pour les plus gros comptes, à 100 dollars US pour certaines universités. Quelques membres, considérés comme une infrastructure critique pour Internet en Afrique ne paient pas.
Cloud Innovation, un membre ressource, qui paie 38.400 USD par an, a pu bloquer les comptes de l’organisation environ 50 millions USD et menace ainsi l’Internet de tout un continent ?
Pour rappel, les adresses IP ne sont pas des biens que l’on peut s’approprier. Elles sont allouées sur la base d’une justification et font l’objet d’audit pour prévenir les détournements d’objectifs.
Le marathon judiciaire ne fait que commencer
AFRINIC a besoin du soutien de toute la communauté de l’Internet en Afrique et dans le monde continuer à remplir son rôle d’administrateur délégué des ressources Internet essentielles pour la région africaine pendant toute la durée de la procédure judiciaire.
Les membres de la communauté REN ont publié un communiqué de soutien. REN regroupe trois groupes (L’ASREN, l’Alliance UbuntuNet et le WACREN). Il s’agit des réseaux régionaux de recherche et d’éducation qui interconnectent les réseaux nationaux de recherche et d’éducation (NREN) à travers le continent (Afrique du Nord, Afrique orientale et australe, Afrique occidentale et centrale).
L’ISPA a demandé « instamment à toutes les parties au litige et aux autorités juridiques compétentes de prendre en considération l’impact potentiel sur les sociétés Internet et les utilisateurs d’Internet en Afrique si l’AFRINIC n’est plus en mesure de continuer à remplir ses fonctions pour une raison quelconque ».
ISOC a également exprimé ses craintes « que toute interruption des opérations d’AFRINIC en raison d’un litige en cours puisse avoir un impact négatif significatif non seulement sur la stabilité du registre Internet africain, mais également sur les milliards de personnes qui utilisent Internet dans le monde ».
Le Groupe de travail des Gouvernements (AfGWG) africains a apporté son soutien à l’organisation régionale dans ce bras de fer qui l’oppose à l’entreprise chinoise.
L’Afrique a encore besoin de ces ressources pour le développement des infrastructures en cours et futures sur le continent et d’AFRINIC pour la souveraineté du continent. AFRINIC EN AVANT !!!
L’avenir des RIR est-il menacé ? et au-delà l’avenir de l’internet ?
Grâce aux politiques de transfert interzones établies entres les RIR, les blocks d’adresses IPV4 alloués dans une Zone peuvent être utilisés dans les autres.
C’est ainsi que Cloud Innovation utilise les adresses allouées par AFRINIC en Chine et dans d’autres continent, mais pas en Afrique.
Cette tentative de mainmise de Cloud Innovation sur les ressources destinées à l’Afrique représente-elle le début d’une ère de une remise en question fondamentale du fonctionnement actuel de l’internet basé sur les registres régionaux (RIR) et la gestion technique des ressources critiques par l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) ?
Assiste-on à l’avènement d’un nouveau modèle de l’internet ?
La question mérite d’être posée, dans un contexte géopolitique mondial de guerre technologique entre les US et la Chine sur le leadership dans le développement des technologies émergentes, notamment l’intelligence artificielle et les semi-conducteurs.
Les gouvernements et organisations du Continent devraient davantage s’engager dans les discussions sur la future gouvernance de l’Internet et dans l’élaboration de politiques publiques favorables à un meilleur Internet pour les générations futures et éviter de rater le train de l’innovation.
A suivre….
Mme Nd. Maimouna DIOP
Experte ICT4D