“Jusqu’au bout pour vous” ! Telle fut la promesse d’Afrimarket. C’est avec ce slogan que la plateforme de commerce électronique décrivait sa mission : celle de livrer tout, partout, jusqu’au plus lointain village de Côte d’ivoire ou du Sénégal. Fondée en 2013, Afrimarket se proposait de répondre aux demandes croissantes d’Africains en mal de solutions digitales.
La plateforme s’était positionnée dans la course, pour satisfaire les besoins du consommateur, dans une région souvent décrite comme dépourvue de connexion internet, d’adresses, et même de routes. Autant dire que le défi était de taille.
“On a déjà livré des chameaux, des bœufs et des moutons pour la Tabaski (…) J’en ai même livré un moi-même”, répondait la fondatrice de l’entreprise au micro d’Europe 1 en 2017, alors que le journaliste l’interrogeait sur la livraison la plus improbable réalisée par Afrimarket. Il faut tout de même se rendre compte à quel point cette entreprise n’a jamais été réellement connue des africains à qui elle souhaitait vendre (on peut juste parler d’une petite notoriété en Côte d’ivoire).
La Start-up nation à la sauce africaine
L’entreprise, comme d’autres, se revendique africaine, tout en ayant son siège social à Paris, ville dans laquelle elle a introduit sa demande d’ouverture d’une procédure de liquidation judiciaire il y a tout juste un mois. Le futur Amazon africain tel que sa fondatrice, Rania Belkahia, le décrivait dans les médias jusqu’à il y a à peine quelques mois, a mis officiellement la clef sous la porte. Rien de dramatique dans le monde de l’entrepreneuriat, où la réussite n’est pas toujours garantie. L’échec permet aussi d’apprendre une qualité indispensable : la résilience.
Ce qui dénote, c’est cette propension, quelque peu grandiloquente, à toujours vouloir se poser en Ebay, Amazon ou Alibaba africain. Surtout pour des entrepreneurs qui sont éloignés des réalités de l’Afrique subsaharienne. Et à vrai dire, cet abus de langage, qui ne choque plus personne, continue vraisemblablement de faire son effet dans le monde des médias parisiens. Ceux-là voient peut-être encore l’Afrique comme une terre vierge, à défricher, où il faut vite venir prêcher la bonne parole au milliard de consommateurs et à la classe moyenne émergente. Et puis, l’Afrique c’est loin, c’est grand, donc personne n’ira vraiment vérifier si ce n’est pas trop d’éloges pour une entreprise qui fut en réalité gérée depuis Paris, par une petite trentaine d’employés. Il n’y a qu’à voir les titres récents de la presse pour se rendre compte de l’écart abyssal qui existe entre les qualificatifs employés par la presse et la réalité du terrain.
Pivoter, jusqu’à en avoir le tournis
Pivoter, pivoter et encore pivoter. Telle a été la principale stratégie de survie de l’entreprise, depuis sa création il y a six ans. Au départ, Afrimarket avait façonné son offre et levé ses premiers millions d’euros autour du modèle du cash-to-goods (source : Orange Digital Ventures). L’entreprise souhaitait alors capter une part des dizaines de milliards d’euros envoyés par la diaspora, en destination du continent. A l’image d’un Western Union, Money Gram ou Wari, on avait la possibilité d’envoyer de l’argent à ses proches depuis l’étranger, à la seule différence que les fonds transférés ne pouvaient être retirés en espèces, et devaient être dépensés dans le lieu où ils ont été réceptionnés (pharmacie, épicerie, etc.). Ensuite, Afrimarket s’est transformée en site e-commerce traditionnel, n’apportant aucune innovation particulière dans son offre ou dans la technologie utilisée. Enfin, plus récemment, étant probablement de plus en plus confrontée aux réalités du terrain, l’entreprise a pris le pari de l’innovation, en tout cas sur le papier, en se muant en “solution technologique à 360 degrés intégrant toute la chaîne de livraison”, jusqu’à ce fameux “dernier kilomètre”…
Dans sa politique de sélection des produits, la vision a également fait défaut. Afrimarket a voulu proposer, c’est notamment le cas sur son site sénégalais, de la livraison pour des matériaux de construction. Maçonnerie, quincaillerie, plomberie, gravier, etc., tout y passe. Ces matériaux de construction se retrouvent au beau milieu de produits cosmétiques et alimentaires comme des briques de lait frais issues d’Auchan. Les risques opérationnels qui découlent d’une telle stratégie sont évidents, surtout concernant la logistique, et cela entraîne inévitablement des problèmes tant au niveau des coûts pour l’entreprise, que de la qualité du service pour le client. Un grand bazar comme on en fait plus, même en Afrique.
Pour ceux qui opèrent dans la logistique ou le e-commerce sur le continent, Afrimarket a toujours été une sorte d’ovni, qui cherche sa route partout, et en même temps. L’entreprise, qui symbolise le manque de recul que l’on constate chez un grand nombre de start-ups, fonctionnait sur un modèle artificiel basé sur du financement exogène. Avec plus de 20 millions d’euros récoltés lors de quatre levées de fonds, en moins de cinq ans, on comprend bien comment cela peut faire perdre de vue la relation que certains créent continuellement avec le consommateur. Ces levées de fonds perpétuelles combinées aux implantations à la chaîne démontrent clairement les ambitions de la plateforme : faire gonfler la valeur perçue de l’entreprise par un éventuel acquéreur. Ici, le client n’est plus la finalité, et la satisfaction de son besoin va logiquement en prendre un vrai coup.
“Nous avions tous conscience que ce marché de l’e-commerce en Afrique requiert beaucoup de capitaux et il en aurait fallu dix fois plus pour y arriver. Il nécessite des moyens colossaux pour l’évangéliser et le stimuler. (…) Je comprends que les investisseurs soient frileux à propos du e-commerce en Afrique. Il y a des marges faibles, des problèmes opérationnels qui peuvent faire perdre de l’argent”, se justifiait Rania Belkania pour expliquer l’échec de son entreprise. On ne peut être qu’en désaccord avec le prisme de lecture qui est utilisé. Contrairement aux raisons qu’elle énonce, la disparition d’Afrimarket est avant tout liée à une méconnaissance du marché et à des erreurs stratégiques.
Les marges faibles, qu’elle évoque, laissent croire que nous sommes en face d’un manque évident de lucidité. Ce qu’elle dit au fond, c’est : “Pourquoi n’acceptent-ils pas plus souvent d’acheter nos produits haut de gamme (en général de l’électronique) ou à forte valeur ajoutée ?” On peut répondre : simplement parce que les consommateurs africains, qui courent après ce type de produits sont en général très cosmopolites, et se rendent souvent à Paris, Londres, Dubaï, New York ou Shanghai. Là où ils seront certains d’avoir ces produits. Et même s’ils restent sur place, à Dakar ou à Abidjan, ils peuvent compter sur leur réseau familial, le secteur informel, ou encore les entreprises de logistiques toutes présentes sur le marché bien avant l’arrivée d’Afrimarket.
L’Afrique, cimetière des évangélistes du e-commerce
Pourquoi vouloir évangéliser les Africains ? Entreprendre, c’est apporter des solutions à des problèmes. Les idées qui n’existent que dans les têtes de ceux qui les portent ne doivent pas être imposées au marché à gros coups de levées de fonds. Cela est encore moins envisageable dans cet ensemble disparate qui est l’Afrique de l’Ouest. A croire que la vision exotique et enfermante qu’on a de cet ensemble de pays, imposée durant les années de domination coloniale, subsiste encore, même dans les esprits des anciens colonisés.
Dans nos pays d’Afrique francophone, les effets de la start-up nation voulue par Emmanuel Macron se font sentir hors des frontières de l’Hexagone. Avec les 200 millions d’euros levés, lors de l’introduction en bourse de son concurrent Jumia, on voit forcément à quoi (ou plutôt a qui ?) fait référence la fondatrice d’Afrimarket quand elle déclare qu’il “aurait fallu dix fois plus pour y arriver”. Pour l’heure en tout cas, c’est Afrimarket qui rejoint le cimetière des évangélistes du digital, en mal de fidèles africains.
Quelle que soit la situation aujourd’hui pour les fondateurs, qui sont certainement plus expérimentés et mieux armés pour affronter les défis que représentent la transition numérique sur le continent, les investisseurs ont probablement déjà dû passer très vite à autre chose. Ce qui reste, c’est environ 250 employés certainement très talentueux, mais sans perspectives à très court terme. Et des clients, ainsi que des créditeurs, dans l’attente de solutions.
Faut-il penser que la start-up était vouée à l’échec ? La réponse est bien évidemment non. Les entreprises de e-logistique sont légion sur le continent. Chaque pays a son lot de plateformes de niche ou grand public qui font leur petit bout de chemin, en étant concentrées sur le client et sur l’amélioration de leur rentabilité et de leurs efforts. Le modèle des petites annonces n’est pas prêt de disparaître malgré Facebook. Le cash-to-goods entre de plus en plus frontalement en concurrence avec les plateformes de transfert d’argent. Le secteur informel, lui aussi, s’efforce de se transformer pour répondre aux besoins des Africains en recherche du dernier iPhone fraîchement sorti de l’Apple Store, le tout, livré directement par avion, et en quelques jours seulement.
Les solutions que les spéculateurs cherchent ne se trouvent ni dans les modèles, ni dans les écrits, ni dans les pitchs agrémentés d’alléchantes statistiques démographiques. La clé c’est incontestablement l’observation et l’analyse des comportements du consommateur africain dans son ensemble. Il est grand temps d’ouvrir les yeux et de voir la réalité du terrain, en innovant dans les domaines de la logistique, de la R&D, et du marketing. Pour être comme Amazon, il faut faire comme Amazon. C’est-à-dire, être obsédé par le client, et la satisfaction de ses besoins.
Ibrahima Kane est Co-fondateur de Gaynako – Agence de communication digitale
(Source : Social Net Link, 20 octobre 2019)