À J-100 du lancement de la TNT : Pourquoi la bataille se jouera désormais dans le Contenu ?
lundi 9 mars 2015
Comme nombre de pays africains, la Télévision Numérique Terrestre arrive très bientôt au Sénégal. A exactement cent jours. En effet, les pays membres de l’Union internationale des télécommunications se sont engagés à passer au numérique au plus tard le 17 juin 2015 mais une période transitoire de cinq ans permettra aux retardataires de procéder aux évolutions nécessaires. Chez nous, le Comité national de la transition de l’analogie vers le numérique (Contan) est à pied d’œuvre depuis plusieurs mois pour une migration sans grand problèmes. Ceci est une révolution … sachant bien sûr que dans un pays en quête d’émergence économique, toutes les révolutions sont bonnes à prendre.
La TNT c’est tout d’abord une révolution technique à travers le remplacement du système de transmission analogique vers le tout numérique qui permet d’obtenir une meilleure qualité d’images et de son, de libérer les fréquences au profit des opérateurs télécoms (dividende numérique) tout en dopant à la fois les marchés de la production, de la publicité et des équipements. Nous sommes donc de plain-pied dans cette phase de transition dont la maîtrise d’œuvre est aujourd’hui assurée fièrement par le sénégalais Excaf Télécoms. Préférence nationale oblige… j’en dirai pas plus.
Mais la TNT c’est aussi par la force des choses, une révolution de l’offre TV : Tous les sénégalais auront le droit à un accès gratuit au bouquet de chaines élargi en plus d’une offre étrangère payante. La concurrence va donc s’intensifier avec une vingtaine de diffuseurs nationaux (publics & privés) prêts à aller à la conquête des téléspectateurs, à chance parfaitement égale. Désormais tous dans le même bouquet, ils se verront ainsi livrés à la seule vindicte du populaire zapping. Et quand on sait que dans ce pays la télévision se regarde en grande famille, il y’a vraiment de quoi flipper !
Vous l’aurez compris : la bataille se jouera désormais à partir du 17 juin uniquement sur le contenu des programmes. Contenu… Contenu… Contenu : le voilà le vrai enjeu de la TNT au Sénégal, et voire même dans toute l’Afrique. Celui qui en produira ou en achètera le plus sera roi et aura assuré le premier son ROI [1] dans un marché publicitaire cruellement étroit.
Une révolution oui mais alors qu’en est-il à l’heure actuelle ? Est-elle vraiment en marche, cette révolution de l’offre ?
« Tchin bu naré neex, su baxé xegn » dit-on au Saloum. Il est clair qu’en admettant cela, l’on pourrait se demander si nous sommes conscients de l’énorme défi à la fois culturel et créatif qui nous attend. Parce qu’à l’heure actuelle, le goût du « penda mbaye national » ne se fait pas trop ressentir dans le paysage. L’accès de faiblesse de notre filière audiovisuelle continue de bloquer les ambitions des chaines et pourrait constituer l’un des obstacles majeurs à ce passage à la TNT. Aujourd’hui, notre écosystème de production est toujours sous-développé, ce qui limite la capacité des chaînes à produire ou acheter des programmes en quantité suffisante. Faute de mieux, la majorité des chaines TV se rabattent ainsi sur d’autres possibilités parfois suicidaires, notamment l’importation de programmes.
Il est vrai qu’en ce moment, les études sur les attentes du téléspectateur sénégalais sont peu nombreuses ; la mesure des audiences reste en général rare et pas toujours crédible. Je me garderai donc d’être trop affirmatif, au-delà de ces deux grandes orientations qui s’imposent actuellement à l’évidence dans nos chaines de télévision : le divertissement et bien sûr la fiction étrangère.
D’abord, le divertissement : ce concept fourre-tout qui reste incontournable dans toutes les télévisions du monde, continue de truster, de plus belle, les meilleures audiences. Une tendance mondiale donc qui semble pourtant bien huilée chez nous grâce notamment à son sous-genre, le divertissement sportif, représenté par la lutte sénégalaise, seul sport qui trouve un réel succès d’audience à travers ses nombreux shows et magazines diffusés en direct et en prime. De l’autre côté, la présence dans les grilles de la fiction étrangère reste toujours forte. Cette tendance à importer ces programmes de catalogue (déjà amortis et donc peu coûteux) dure depuis des années et ne saurait donc se justifier simplement que par la recherche du moindre coût, mais surtout par la baraka de la mondialisation qui est parvenue à briser les barrières linguistiques et ouvrir les portes de la convergence culturelle. Ce qui justifierait donc qu’une série indienne parfaitement inconnue à Bollywood puisse se retrouver sous les projecteurs et avoir un immense succès à dix mille kilomètres de Bombay (« l’effet Vaidehi » en 2010).
Mais alors que faire face à cette situation de faiblesse et d’uniformisation ?
La nature a horreur du vide, la grille TV de même. Il nous faut donc agir vite face au risque de se faire imposer des offres de programmes venues d’ailleurs, faute de contenus en quantité suffisante. Une vraie réorganisation et une grande diversification du contenu paraissent donc nécessaires et doivent s’imposer au niveau des directions de programmes.
Tout d’abord, la nécessité de se trouver une ligne éditoriale cohérente et s’en limiter : quand on fait le choix d’être généraliste, il faut oser diversifier les genres dans la programmation ; ou alors vous assumez tout simplement une vision thématique, plus légère et abordable. D’ailleurs, je n’ai toujours pas compris cette explosion du nombre de chaines généralistes dans ce petit marché.
Ensuite, il nous faut faire en sorte qu’il y ait une bonne réglementation juridique pour promouvoir la production indépendante et la bonne circulation des œuvres à travers l’instauration d’un vrai marché des acquisitions et de coproduction. Sur ce, je l’avoue : des efforts sont par contre en train d’être faits comme la création du FOPICA. Mais il reste tout de même d’autres sujets à traiter notamment en ce qui concerne la gestion de la propriété intellectuelle des œuvres et conditions de leur financement, etc.
Encore faut-il avoir ou se donner les moyens financiers de défendre le « made in Sénégal », à travers des contenus mondialement compétitifs. Car, du côté étranger, l’arme est déjà ficelée et parée au combat. Je signalerai, en guise d’exemple, le cas Canal+ qui arrive avec un arsenal de charme (lancement de la chaine A+) et devenant rapidement une menace sérieuse pour l’existence voire la survie des chaînes nationales notamment privées. D’autant plus que ces diffuseurs étrangers ont déjà le budget suffisant pour faire la cour à la production indépendante qui, elle-aussi telle une fleur, commence à éclore depuis 2012 avec de belles réussites qui parviennent à s’exporter. C’est le cas du format « le journal rappé » et des séries TV comme « Dinama Nekh », « Un café avec » et « Tundu Wundu ».
Nous l’aurons compris, l’Afrique de demain aura besoin de beaucoup d’images qui lui ressemblent, imaginées, produites et distribuées, ici et ailleurs, par nous-même. Ceux d’entre nous les pays qui, aujourd’hui, en s’appuyant sur la dynamique de la TNT, adopteront le choix de la créativité et soutiendront leur industrie locale de production feront la différence et seront ceux qui, demain, approvisionneront les écrans d’Afrique. L’Afrique du Sud l’a bien compris, le Nigéria joue sur l’effet de masse ; et pour l’instant, il n’y a pas encore de champion du côté francophone… l’heure de vérité a donc sonné pour nous autres.
Cheikh Bamba BA, Entrepreneur sénégalais
Email : cbb@picnum.com
(Source : Leral, 9 mars 2015)
[1] Return Over Investment (Retour sur investissement)