Le chef de l’Etat a signé le décret mettant la Présidence et les ministères de souveraineté hors-la-loi des organes de contrôle des marchés publics (Armp et Dcmp). Un pied-de-nez à l’avancée notée, par rapport à 1982, sur la gestion de la commande publique.
On le craignait et Wade a franchi le Rubicon. Le chef de l’Etat a signé le « décret n° 2010-1188 modifiant et complétant le décret n° 2007-545 du 25 avril 2007 portant Code des Marchés Publics ». Le texte date du 13 septembre 2010 et a été publié le même jour dans le Journal officiel. De fait, ce qui n’était qu’une rumeur aux allures de balle de sonde ou d’épouvante est devenue une réalité aux conséquences désastreuses pour la gouvernance publique et l’économie du pays.
A la lecture du décret en question, il ressort que les modifications portent sur 80 articles du Code des marchés publics qui en compte au total 152. Et les éléments touchés ne sont pas des moindres. Le texte soustrait tout bonnement « les marchés de la Présidence de la République et des ministères de souveraineté du champ du Code des marchés publics », lit-on dans le rapport de présentation (sorte de motivation) de la mesure. L’on apprend ainsi que celle-ci ne concerne pas seulement le Palais, mais tous les ministères de souveraineté. Autrement dit, l’Economie et les Finances ; la Défense ; l’Intérieur ; les Affaires étrangères ; l’Energie...auxquels il faut ajouter tous les autres départements dirigés par des ministres d’Etat. Autant dire l’essentielle de la commande publique estimée à près de 300 milliards francs Cfa en 2009.
Pour justifier ce qui apparaît comme un coup de Jarnac à la bonne gouvernance, le chef de l’Etat et son Premier ministre, Souleymane Ndéné Ndiaye, cosignataire du décret, arguent le « souci d’efficience » dans l’action du pouvoir exécutif. Ils soutiennent que la version 2007 du Code des marchés publics a été « parfois un frein indiscutable à l’action du gouvernement dans le cas d’urgence que d’autres codes ont su pourtant appréhender avec dextérité ». Wade et son Pm ajoutent que « plus d’une fois, le gouvernement a été contraint de différer la réalisation, voire perdre le bénéfice de projets par rejet systématique de demandes de signature de marchés par entente directe ». Etonnant, dans la mesure où la réduction à moins de 8% des marchés de gré à gré en 2009 (contre 60% en 2008) est un point marquant du travail de l’Armp salué par les partenaires techniques, la société civile, le privé et les pouvoirs publics. Mais apparemment, c’est du bout des lèvres que le pouvoir s’y était résolu, car il n’agrée pas, poursuit le décret en cause, « ces refus fondés sur appréciation divergente de la notion d’urgence entre l’Etat et les autorités chargées du contrôle et de la régulation des marchés publics ».
Le dernier acte en date que Wade et son Pm caractérisent de « refus » de la part de l’Armp renvoie à l’affaire Global Voice Group. Le contrat de gestion des appels extérieurs entrants, liant cette société à l’Agence de régulation des télécommunications et des postes (Artp) a été annulé le 15 septembre dernier par l’Armp, pour des raisons d’irrégularités. Aux yeux des tenants du pouvoir, ce sont des « inconvénients » auxquels il faut remédier « particulièrement pour des raisons de sécurité ». La « solution » toute trouvée pour éviter d’en référer a priori à la Direction centrale du contrôle des marchés publics (Dcmp) et, a postériori, à l’Armp. L’article 2 du décret stipule, en conséquence, en sont point 3, que « les marchés classés sous le sceau « Sécurité Etat », « Secret défense » ou « Secret » ne sont pas soumis à l’obligation d’appel à concurrence et aux contrôles prévus par le Code des marchés publics ». Plus loin, Wade se donne entièrement carte blanche : la qualification « Sécurité Etat », « Secret défense » ou « Secret » est « soumise à la seule appréciation du chef de l’Etat qui doit en être préalablement informé ». Pour faire bonne mesure dans le contournement des organes de régulation, il est inscrit que le Premier ministre et les ministres, dérogeant au Code, rendent, annuellement, directement compte via un rapport au président de la République. Or, le Code des marchés publics de 2007, outre le fait d’indiquer les modalités de passation des ententes directes, concluait que celles-ci donnent lieu à un compte-rendu détaillé dans un rapport annuel établi par l’Armp.
Un pas un avant, dix en arrière
La mise à l’écart des organes de régulation est insidieusement incrustée au fil des articles du décret de Wade. « Je suis dégoûté », lâche un membre de l’Armp qui martèle « que le Code a été dépouillé de sa substance même, et on a dévoyé ce qui permet de garantir la transparence ». Et sa sentence est sans appel : « On est retourné au Code de 1982. »
Ce faisant, le pouvoir rend le pays hors-la-loi avec de graves conséquences sur la gouvernance publique. Le parti pris de Wade met, en effet, le Sénégal « en porte-à-faux total » avec la directive 2005 de l’Uemoa auxquelles a souscrit le Sénégal. Cette directive communautaire a été transposée dans le Code des marchés 2007 et a été à l’origine, à l’instar des autres pays de l’Uemoa, de la création de l’Armp.
Par ailleurs, le Sénégal pourrait perdre tout le bénéfice qu’a rapporté ou rapportera le travail magnifié de l’Armp. Le pays pourrait ne pas se voir confier le projet-pilote qui permettrait au Sénégal d’exécuter, suivant son Code des marchés publics, les projets de la Banque mondiale dont il se passerait de l’avis de non objection. Et à en croire le directeur général sur le départ de l’Armp, Youssouph Sakho, le Sénégal aurait la préférence de l’institution de Breton Woods parmi dix pays retenus à travers le monde.
En outre, le coordonnateur général du Forum Civil, Mouhmadou Mbodj, avertissant, dans L’Observateur du lundi 20 septembre 2010, que son organisation n’exclut pas de revoir sa participation dans les institutions comme l’Armp, outre de dénoncer le pouvoir auprès des partenaires au développement
Mamadou L. Badji
(Source : L’Observateur, 6 octobre 2010)
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